Je connais la répétition du matin quand le réveil sonne, et le corps, secoué par ce bruit familier, se met en branle. Il saute du lit, se déplie, s’étire, bâille, et se dirige vers les toilettes… toujours les toilettes en premier, année après année. La main saisit le pot machinalement, mouvement vers l’évier de la cuisine, remplissage du contenant d’eau pour le verser dans le réservoir de la cafetière. La main tâtonne encore, cherchant l’heure sur la pendule murale, puis elle trouve le pot à café. Un filtre arrive miraculeusement au bon endroit au bon moment, la boîte est secouée légèrement, le café sait où s’arrêter dans le filtre grâce à l’habitude de l’œil, et il ne reste plus qu’à déléguer l’allumage au doigt, chez moi c’est le pouce qui décide.

Le café, bien sûr, et la clope. Sans ça, je me dis que je ne peux pas démarrer ma journée. C’est ça l’habitude, la répétition. Se dire toujours les mêmes choses pour se reconstituer chaque matin, avec une peur sous-jacente, celle de ne pas pouvoir déroger à la règle, au rituel. Les jours où je n’ai pas réapprovisionné le pot de café, ou quand je secoue mon paquet de cigarettes et qu’aucune ne glisse, sont des jours qui commencent mal. C’est aussi une habitude de se parler, de trouver un plan B quand le plan A ne fonctionne pas.

Qu’ajoute la surprise sinon un agacement de se sentir excentré ? Cela dépend des surprises, mais avec le temps, on finit par les considérer pour ce qu’elles sont : de simples dérangements. Mon père me l’avait bien dit : « Évite de venir à la maison par surprise… préviens-moi avant, juste un coup de fil et ça ira. » J’avais trouvé ça étrange, mais j’ai fini par admettre qu’après la mort de ma mère, mon père s’était bardé d’habitudes. Manquer une seule tâche qu’il s’était fixée devenait pour lui une catastrophe.

Le mot peut sembler fort, mais il ne l’est pas. Rater un épisode de série à cause d’un coup de fil, et il perdait le fil de sa journée. Alors, il refermait les volets roulants, prenait son livre de chevet et rien ne pouvait l’extraire de sa lecture entrecoupée de siestes. Il jetait l’éponge pour la journée. Le lendemain, c’était un nouveau jour. Retour au plan A : nourrir le chien, nettoyer la cuisine, acheter de quoi cuisiner et marcher une heure en forêt.

Il a fait ça pendant des années. Quand je lui demandais au téléphone : « Tu ne t’ennuies pas ? », il me répondait : « Non, tout va bien. » Je raccrochais avec le sentiment du devoir accompli, lui avec celui d’être débarrassé d’un gêneur.

Depuis qu’il est décédé, j’ai compris que la répétition ne s’arrête qu’avec la mort. Tant qu’on ne mange pas les pissenlits par la racine, on peut répéter tout un tas de conneries ou de bonnes choses. Et rien que pour ça, c’est quand même chouette, la vie.