01 février 2019
Le réveil sonne. Le corps encaisse le choc, se jette hors du lit avant même d’avoir pensé. Il se déplie, s’étire, baille, file aux toilettes — d’abord ça, toujours ça.
Puis la cuisine. La main attrape le pot à eau sans regarder, glisse vers l’évier, le remplit. L’œil sait déjà où trouver le paquet de café. Doigts qui rincent le filtre permanent sous le robinet, le secouent, le replacent. Mesure du café : deux cuillères bombées, pas plus. Rabattre le couvercle. L’index glisse jusqu’au bouton qu’il presse, la lumière rouge s’allume.
J’écoute la pendule murale. Son tic-tac régulier. L’angoisse se cale dessus, épouse son métronome.
Café, puis clope dans la foulée. La journée peut commencer.
Mêmes gestes, mêmes phrases intérieures. Cette peur qui rôde : si je change le moindre grain, quelque chose va lâcher. Une fois, j’ai oublié de mettre le café. Une seconde d’inattention. La main a tremblé — un frisson remontant du poignet à l’épaule, comme si ce vide dans la machine envoyait une décharge à travers tout le bras. Alors j’ai dû tout recommencer : vider le pot, rincer le filtre, reprendre depuis le début. L’eau, puis le filtre, puis le café. Dans l’ordre exact. Comme si l’ordre du monde en dépendait.
Mon père disait d’une voix sans colère : ne viens pas à l’improviste, préviens-moi. Un coup de fil, ça ne coûte rien. Après la mort de ma mère, il s’était bardé d’habitudes. Chaque tâche était une case à cocher. S’il ratait un épisode de sa série parce que le téléphone sonnait au mauvais moment, c’était toute la journée qui partait en vrille. Enfin, son rituel épuisé, il appuyait sur la télécommande du volet roulant, la chambre passait à la pénombre. Il prenait son livre, s’y enfonçait. Il devenait apnéiste : quelques lignes lues, puis un court sommeil, une reprise haletante, à nouveau le noir. Plus rien ne le ramenait à la surface.
Le lendemain, il repartait. Gamelle du chien rincée, le rebord de l’évier essuyé au torchon, un nouveau chaque jour, pas une goutte. Puis la course au village, sous le ciel bas ou le soleil cru frappant la plaine de Beauce. Puis c’était l’heure d’aller dans la forêt, celle entourant le château de Gros-Bois. Une heure de marche avec le chien, un boxer délicat, omnibaveux, larmoyant. Le même chemin toujours, bouleaux aux troncs pâles, hêtres décharnés, chênes vétérans, la même boue séchée à l’assaut des surgeons, des racines, le même retour. Le chien haletait. La maison restait silencieuse. Le soir tombait. Les années passaient.
Souvent, j’attendais le dimanche en fin d’après-midi pour composer son numéro. « Tu ne t’ennuies pas, ça va ? » La question invariable, comme une entrée en matière foireuse. Sa voix, à l’autre bout, était plate : « Non, tout va bien. » Puis suivait un silence difficile à briser, de part et d’autre. On ne parlait de rien d’important vraiment on avait du mal avec ce silence. Puis, énervés tous les deux, on raccrochait. Une fois la communication terminée, je me sentais à la fois triste et soulagé. J’avais fait ma B.A., et lui devait être débarrassé du poids de ma sollicitude.
Depuis qu’il est mort, je vois la répétition autrement : elle ne se termine pas, elle s’interrompt. Un matin, le corps ne se jettera plus hors du lit. Le filtre ne sera pas rincé.
illustration huile sur toile pb 2019
Pour continuer
Carnets | février
28 février 2019
Il avait longtemps tourné autour de ces mots-là : « beau », « déco », comme si la peinture se décidait dans un débat. Puis il avait laissé tomber. Il avait refait le chemin jusqu’au pont : la toile nue, la main d’enfant qui hésite au bord du pinceau. Ce qui le mettait en route, maintenant, ce n’était plus l’idée brillante ni la fulgurance, mais l’écoute. Le cœur qui bat, le sang qui circule, le feulement d’un chat en quête sur le toit voisin, le petit ploc d’une goutte d’eau : ces signes minuscules lui donnaient une direction plus sûre que ses images d’autrefois, celles où il se perdait en croyant avancer. Il sentait qu’il pourrait presque peindre les yeux fermés, non par virtuosité, mais parce que quelque chose en lui avait cessé de forcer. Son œil aussi avait changé : un trait trop fragile, une couleur trop vive le faisait vaciller, alors il allait plus loin dans la concentration, sans juger, et laissait la main faire ce qu’elle savait faire quand elle n’était pas surveillée. Quand il recula enfin de quelques pas, comme il le faisait toujours pour voir, il fut arrêté net. Le tableau tenait. Il était beau au sens le plus simple : comme un olivier bien taillé, traversable, respirant. Un oiseau aurait pu y passer sans se cogner. Il se sentit passeur, c’est-à-dire capable de laisser passer quelque chose sans le déformer. La beauté était là, dans cette fragilité acceptée, dans cette souplesse trouvée pour la laisser sourdre et la partager. Demain, sans doute, il faudrait recommencer. Mais ce jour-là, c’était arrivé. illustration huile sur toile pb 2019|couper{180}
Carnets | février
27 février 2019
Où les choix mènent-ils vraiment ? Il fit la liste, mentalement, de ceux des dernières semaines — les prix retirés, les expositions réduites, la décision de ne plus vendre — et sentit le chemin dans son corps avant de le comprendre dans sa tête. Il avait quitté des habitudes, coupé des protections, et maintenant la moindre brise le prenait de face. Un oiseau qui chante au loin suffisait à lui faire mal. Il eut cette pensée un peu absurde et exacte : avec une oreille bouchée, au moins la douleur n’entrait que d’un côté. Il s’était tenu comme on tient en apnée, jour après jour, en descendant plus bas que ce qu’il croyait possible. Au fond, très loin, il lui avait semblé voir une forme connue, un bout de paysage intérieur qu’il pensait perdu. Illusion peut-être. Il allait encore douter quand la suffocation vint : le corps rappelait qu’il fallait remonter, respirer autrement, revenir à la surface des choses sans confondre légèreté et mensonge. Il avait eu des haut-le-cœur en pensant à ce qui l’attendait encore, aux engagements pris autrefois comme on jette des bouteilles à la mer et qui reviennent toujours, un matin, sur le seuil. Les projets s’accumulaient derrière lui. Il les sentait revenir, non pas en théorie, mais en poids : dates, rendez-vous, courriers, dettes, attentes des autres. Et pourtant il tenait. Pas par volonté héroïque, plutôt par une poussée sourde qui le gardait debout quand tout le reste cédait. Dans cette douleur, il recommençait à entendre quelque chose de simple : une zone calme, nue, où il respirait mieux. Ce calme n’était pas un trou. Il était une réserve. Il donnait envie de peindre, tout de suite, de saisir une toile, de prendre les pinceaux pour attraper ce que cette réserve ouvrait en lui. Il se méfia une seconde : et si c’était encore une ruse de l’imagination, une façon de se raconter une sortie ? C’est à ce moment que le bourdon entra dans l’atelier. Il le suivit des yeux : l’insecte tournait vite, cognait contre une poutre, contre un mur, repartait, puis venait se fracasser obstinément sur les vitres donnant sur la cour. Il alla ouvrir la porte. Encore deux ou trois chocs, puis le bourdon trouva la brèche et disparut d’un coup dans l’air. Il referma. Quelque chose se mit en place, d’un seul tenant. Il esquissa un sourire, pas joyeux, mais juste. Il remercia en silence ce qui, malgré tout, l’avait maintenu là. Puis il se mit au travail. illustration Décomposition, détail huile sur toile, pb 2019|couper{180}
Carnets | février
27 février 2019
Il y avait ce pont qui enjambait le Cher et qui séparait, dans la tête de l’enfant, deux moitiés du chemin qu’il faisait matin et soir. En contrebas, sur la rive, les abattoirs du village avaient été construits et, certains jours, des flaques de sang grasses s’échappaient d’une conduite pour rejoindre le fleuve. Alors une odeur acre flottait dans l’air, une odeur de fer, la même que lorsqu’il suçait un clou ou posait la langue sur le tournevis froid de son père. Le sang sur l’eau, il le regardait sans dégoût ; il savait ce que c’était, et il trouvait que ce rouge allait étrangement bien avec le vert des herbes sous la surface. Les herbes ondulaient comme des cheveux longs dans le courant ; le sang dérivait en nappes épaisses, se déchirait, disparaissait vers l’amont, du côté de l’Allée des soupirs, ce lieu-dit où il allait souvent pêcher. Le pont était un point névralgique : il savait qu’à cet endroit il était à mi-parcours, et que la route, dans un sens ou dans l’autre, pesait pareil. Il avait inventé une balance invisible pour ça ; il y posait ses peurs et ses joies comme deux poids qu’il essayait d’équilibrer. Ce matin-là il s’arrêta au-dessus du parapet, juste avant l’abattoir. Aucun bruit ne montait des bâtiments. Le brouillard se levait mal, lourd, comme s’il ne voulait pas lâcher l’horizon. Il posa sur sa balance une idée plus grave : la douleur, représentée par la perte hypothétique de ses deux parents. Il imagina le père d’un côté, la mère de l’autre. Le père lui parut plus lourd, d’abord, mais les plateaux ne bougèrent pas. Ils restèrent là, immobiles, muets. Il ne sut pas choisir. Il repartit, en retard. À l’école la matinée traîna, et la division le prit par surprise : encore plus dure que la multiplication, surtout quand la virgule entrait dans l’histoire, comme si le nombre refusait de tomber juste. L’après-midi, la directrice fit jouer Pierre et le Loup sur un vieux électrophone. Le diamant crachotait dans les sillons, et l’enfant compta les craquements plutôt que d’écouter le loup. Quand il reprit le chemin du retour, le soleil était bas et le pont réapparut au loin. Le brouillard avait disparu, l’horizon était net. En se penchant il ne vit plus de sang, seulement l’eau et les herbes qui prenaient la lumière du soir en éclats rapides. Les hêtres de l’autre rive frémissaient doucement. Il pensa qu’il aurait aimé pêcher là, maintenant, mais les devoirs l’attendaient. Cette pensée lui mit de l’ombre sur le visage et le cartable lui sembla d’un coup plus lourd. À force de changer de main pour le porter, il sentit monter une idée simple, brutale. Arrivé au pont, il prit son élan et jeta le cartable dans le Cher. Le soir, quand sa mère demanda où il était passé, il dit qu’il l’avait oublié à l’école. Pendant quelques jours il fit le trajet d’un pas plus léger, libre de ses expériences de pesée. Puis on découvrit le pot aux roses. Il fut puni par la mère, puis par la directrice. Les larmes, les reproches, la honte passèrent. Ce qui resta, sous tout ça, c’était autre chose : une joie sauvage, celle de refuser le poids qu’on lui mettait sur le dos, et de sentir que ça ouvrait, quelque part, un espace à lui. illustration Pont sur le Cher, Vallon en Sully|couper{180}