Revenir à la source d’un mot, c’est désapprendre une illusion : celle que la paresse installe dans notre esprit, nous faisant croire plutôt que savoir. Désapprendre, ce n’est pas jeter ce que l’on apprend, mais le regarder avec un regard neuf, débarrassé des couches d’habitude et de confort.

Les mots, nous les portons souvent comme des chansons familières, où seule la musique compte. Zanzibar, Constantinople, chemin-de-fer… Autant de mots qui résonnent en moi, non pas pour leur sens, mais pour les images gourmandes qu’ils évoquent. Je me souviens de leur sonorité avant d’en connaître la réalité. J’aime les dire sans jamais vouloir ouvrir un atlas pour les situer sur une carte. Pour moi, ces villes existent ailleurs, dans un territoire d’imaginaire où seuls Marco Polo et moi pouvons aller.

N’est-ce pas pareil pour nos souvenirs ? Si l’on prend le temps de revenir à leur source, sans rajouter trop de couches de mensonges, on découvre que Totor, le géant qui menace de tailler les oreilles des petits coquins avec son opinel, n’est qu’un brave homme, grand et maladroit, dont le couteau ne sert qu’à découper du pain. On s’aperçoit que nos monstres sont souvent des géants aux pieds d’argile, et que nos héros ne brillent que sous un éclairage incertain.

Et qu’en est-il des personnes qui peuplent notre théâtre intérieur ? Ceux qu’on croit aimer et ceux qu’on pense détester, avec au milieu la foule des figurants. Où est passée cette jeune fille à qui je promets de l’aimer toute ma vie ? Où sont cette mère que je juge indigne et ce père que je vois comme un monstre ? Où est cet ami cher qui, avec le temps, disparaît comme un acteur quittant la scène ?

À force de voyager, on perd de vue nos bagages. Je passe à côté de Gibraltar sans même regarder Tanger, car celui de Bowles me semble plus réel que tout ce que je peux voir de mes propres yeux. Nous naviguons entre les souvenirs, embarqués tantôt sur de frêles esquifs, tantôt sur des caravelles chargées de promesses. Et après quelques naufrages, il arrive qu’on préfère le confort de la cheminée, regardant le feu avaler bien plus que du bois.

Puis un jour, j’arrive au prieuré de Salaise-sur-Sanne pour une exposition. Je les vois, ces deux arbres. Cette fois, je les vois vraiment. Ils sont là, enracinés, présents, et pour une fois je me sens là aussi. Nous sommes tous là, moi, les arbres, et le monde. Une étrange sensation m’envahit : celle que tout a toujours été là, et que tout y restera.