Qu’est-ce qui différencie un peintre du dimanche d’un artiste véritable ? Il ne s’agit pas ici de parler de talent, car certains peintres amateurs possèdent une habileté et un sens de l’harmonie qui peuvent égaler, voire surpasser, ceux des grands peintres. Avec du travail, tout le monde peut produire de beaux tableaux. Le talent, c’est autre chose, c’est une question d’idée. Et c’est précisément cette piste que je souhaite explorer aujourd’hui.

Qu’est-ce que cela signifie d’avoir une idée en peinture ? En littérature ? Au cinéma ? Il y a un point commun à tout cela : avoir une idée, ça n’arrive pas tous les jours. Avoir une idée, c’est une fête ! C’est ce que dit Gilles Deleuze quand il parle de l’acte de création, notamment dans le cinéma.

Qu’est-ce qui peut inspirer un peintre à se sentir soudain investi d’une idée ? Deleuze évoque le cinéaste Kurosawa qui se sent parent de l’œuvre de Dostoïevski. Les deux artistes partagent une obsession commune : l’agitation. Dans un roman, un homme apprend que sa cousine est mourante et décide de se rendre à son chevet. Mais en chemin, il se demande s’il n’y a pas quelque chose de plus urgent qu’il aurait oublié. Il dévie plusieurs fois de sa trajectoire et ne parvient jamais à atteindre son objectif. C’est le thème de l’Idiot de Dostoïevski : s’interroger sans cesse s’il n’y a rien de plus urgent que la mort.

Les personnages de Kurosawa, comme le cinéaste lui-même, sont animés par ce même questionnement, créant une sensation à la fois tragique et burlesque. En tant que peintre, je comprends ce mouvement de se fixer un but et de trouver mille moyens de ne jamais l’atteindre. Je suis comme l’Idiot de Dostoïevski : est-ce que je n’oublie pas une question plus essentielle que celle de finir mon tableau ?

Cela semble idiot en apparence, mais cette préoccupation ne touche pas que les artistes, elle concerne chacun de nous à divers niveaux. Nous avons tous une idée qui guide nos pas chaque jour, et pourtant, nous cherchons constamment à lui échapper par tous les stratagèmes possibles.

Alors, il faut revenir à cette notion d’idée. Comment savoir si une idée est vraiment la nôtre et non une simple copie d’une autre ? Quand sait-on qu’une idée est authentique ? Une idée véritable répond à un besoin. Si on n’a pas besoin de s’exprimer sur quelque chose, à quoi bon ? Tout se joue dans cet "à quoi bon".

Si on prend le temps d’être l’artisan de son concept — car un concept se fabrique, il ne se trouve pas tout fait dans un coin d’imaginaire — alors ce concept, né d’un besoin impérieux, ne dévie plus l’artiste de sa route.

Il y a quelques années, la petite-fille de Picasso racontait la tristesse de se voir refuser l’entrée de la maison de son grand-père par le majordome, sur ordre strict de ne pas déranger l’artiste. On pourrait compatir avec la jeune fille et voir en Picasso un salaud. Beaucoup le pensent aujourd’hui. En même temps, on s’interroge sur comment il a pu créer autant et devenir aussi célèbre.

La réponse est simple : Picasso fabriquait des concepts et ne laissait rien le détourner de son besoin de les exprimer.