08/02/2019

Qu’est-ce qui sépare le peintre du dimanche de l’artiste ? Pas la main. J’en ai vu, des amateurs capables de poser une couleur juste, d’équilibrer une toile, d’attraper une lumière avec plus de netteté que certains peintres installés. Avec du travail, on peut tous faire un tableau qui tient debout. La séparation, si elle existe, se fait ailleurs, du côté de l’idée — et encore, pas l’idée comme médaille, pas l’idée comme slogan, mais l’idée comme besoin qui te travaille. Je dis ça, et pourtant je sais le danger de cette phrase, parce qu’il m’arrive de peindre des semaines sans idée véritable, en faisant du correct, du séduisant même, en avançant à l’habileté et à la culture, comme on avance à la rame sur un lac trop calme. J’ai connu ces moments où la toile s’améliore à vue d’œil, où les couleurs s’ajustent, où l’image “réussit”, et où, malgré tout, quelque chose en moi se retire ; je sens que je suis en train de produire un tableau possible, pas un tableau nécessaire. Je me vois alors, sans haine mais sans échappatoire, dans la figure du peintre du dimanche : pas parce qu’il manque de talent, mais parce qu’il travaille dans un espace où rien ne le mord. Et je comprends que la vraie différence ne se juge pas de l’extérieur ; elle se joue dans cette zone honteuse où l’on sait qu’on pourrait s’arrêter là, signer, être content, et où l’on choisit quand même de ne pas s’en contenter. Avoir une idée en peinture, en littérature, au cinéma, ce n’est pas une petite trouvaille quotidienne. C’est rare. Quand ça arrive, ce n’est pas un confort de plus, c’est une mise en demeure. Deleuze dit qu’une idée est un événement, une fête ; je le crois, mais je sais aussi que la fête a son revers : elle te désigne, elle t’oblige, elle t’arrache à tes façons tranquilles de faire. On peut passer des semaines à fabriquer du bon goût, à peindre comme on respire, et puis une idée tombe, et tout ce qui précédait paraît soudain être une préparation ou un évitement. Pourquoi une idée vient-elle à tel moment ? Kurosawa, explique Deleuze, se sent parent de Dostoïevski parce qu’ils partagent une obsession : l’agitation, le détour, cette manière de courir vers un but en le manquant. Dans L’Idiot, un homme part voir une cousine mourante et ne cesse de dévier, comme si une urgence plus obscure tirait son pas à chaque carrefour ; ce qui travaille le roman, ce n’est pas la mort au bout du chemin, c’est la question qui ronge le trajet : et s’il y avait plus urgent que la mort, qu’est-ce que ce serait ? Je connais ce mouvement dans l’atelier. Je commence une toile avec un but clair, presque banal : finir, tenir la forme, fermer. Très vite, une inquiétude arrive, d’abord fine, puis impossible à ignorer. Est-ce que je suis en train de finir pour finir ? Est-ce que je ferme parce que j’ai peur d’ouvrir ce que l’image réclame ? Je vais chercher une couleur, je reviens avec une autre, j’ajoute, j’enlève, je tourne autour de la toile comme autour d’une question qui s’est déplacée. Certains jours, je sens que je bifurque pour des raisons lâches : éviter la vraie décision, retarder l’endroit où l’idée me demande son prix. D’autres jours, la bifurcation est l’idée elle-même, son trajet propre, sa manière de me forcer à déplacer le tableau vers une nécessité que je n’avais pas prévue. C’est là que je mesure ce que vaut une idée : non pas quand elle me rassure, mais quand elle me met mal à l’aise, quand elle rompt mon petit régime de peintre compétent. Ce n’est pas réservé aux artistes : chacun vit avec une idée, une crainte, une promesse, une image de soi qui pousse en sous-main nos journées, et chacun trouve mille ruses pour s’en échapper. L’artiste véritable n’est pas celui qui a plus de talent ; c’est celui qui revient obstinément à son idée, qui accepte de vérifier si elle vient bien de son besoin à lui ou si elle n’est qu’un emprunt élégant, une imitation bien portée. Une idée authentique répond à un manque réel, à une pression qui ne te laisse pas en paix. Tant que ce manque n’est pas là, on peut peindre juste, écrire propre, filmer bien : on reste dans l’ornement, dans l’exercice réussi. Dès qu’il est là, la question “à quoi bon ?” cesse d’être un mot d’esprit ; elle devient une nécessité qui ne te lâche pas, et qui te fait parfois détester ce que tu faisais la veille. Un concept ne se trouve pas tout fait ; il se fabrique comme une chose de l’atelier, avec des reprises, des ratages, des entailles, et surtout avec l’acceptation de ne pas se payer de mots. Quand il naît d’un besoin impérieux, il cesse d’être une décoration intellectuelle et devient une ligne qui t’oblige à marcher dessus. On raconte que la petite-fille de Picasso s’est vue refuser l’entrée de la maison de son grand-père : ordre du majordome, ne pas déranger. On peut condamner l’homme, et on aurait raison sur l’homme. Mais on ne comprend rien à l’œuvre si on oublie ceci : Picasso ne protégeait pas son confort, il protégeait quelque chose de plus sommaire et plus dur, un besoin qui le tenait comme une faim. Ce besoin n’excuse rien ; il explique une force de travail et une obstination qui n’étaient pas des vertus morales mais une condition de survie intérieure. C’est ça, au fond, la différence que je cherche : l’amateur peint dans les interstices de la vie, et parfois l’artiste aussi s’y réfugie quand il fatigue, quand il a peur. Mais l’artiste ne peut pas y rester. S’il reste, il le sait. Et quand l’idée arrive — quand elle arrive vraiment — il n’a plus d’interstice où se cacher, parce que sans elle, la vie redevient impraticable.

illustration huile sur toile pb 2019

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Carnets | février

28 février 2019

Il avait longtemps tourné autour de ces mots-là : « beau », « déco », comme si la peinture se décidait dans un débat. Puis il avait laissé tomber. Il avait refait le chemin jusqu’au pont : la toile nue, la main d’enfant qui hésite au bord du pinceau. Ce qui le mettait en route, maintenant, ce n’était plus l’idée brillante ni la fulgurance, mais l’écoute. Le cœur qui bat, le sang qui circule, le feulement d’un chat en quête sur le toit voisin, le petit ploc d’une goutte d’eau : ces signes minuscules lui donnaient une direction plus sûre que ses images d’autrefois, celles où il se perdait en croyant avancer. Il sentait qu’il pourrait presque peindre les yeux fermés, non par virtuosité, mais parce que quelque chose en lui avait cessé de forcer. Son œil aussi avait changé : un trait trop fragile, une couleur trop vive le faisait vaciller, alors il allait plus loin dans la concentration, sans juger, et laissait la main faire ce qu’elle savait faire quand elle n’était pas surveillée. Quand il recula enfin de quelques pas, comme il le faisait toujours pour voir, il fut arrêté net. Le tableau tenait. Il était beau au sens le plus simple : comme un olivier bien taillé, traversable, respirant. Un oiseau aurait pu y passer sans se cogner. Il se sentit passeur, c’est-à-dire capable de laisser passer quelque chose sans le déformer. La beauté était là, dans cette fragilité acceptée, dans cette souplesse trouvée pour la laisser sourdre et la partager. Demain, sans doute, il faudrait recommencer. Mais ce jour-là, c’était arrivé. illustration huile sur toile pb 2019|couper{180}

fictions brèves

Carnets | février

27 février 2019

Où les choix mènent-ils vraiment ? Il fit la liste, mentalement, de ceux des dernières semaines — les prix retirés, les expositions réduites, la décision de ne plus vendre — et sentit le chemin dans son corps avant de le comprendre dans sa tête. Il avait quitté des habitudes, coupé des protections, et maintenant la moindre brise le prenait de face. Un oiseau qui chante au loin suffisait à lui faire mal. Il eut cette pensée un peu absurde et exacte : avec une oreille bouchée, au moins la douleur n’entrait que d’un côté. Il s’était tenu comme on tient en apnée, jour après jour, en descendant plus bas que ce qu’il croyait possible. Au fond, très loin, il lui avait semblé voir une forme connue, un bout de paysage intérieur qu’il pensait perdu. Illusion peut-être. Il allait encore douter quand la suffocation vint : le corps rappelait qu’il fallait remonter, respirer autrement, revenir à la surface des choses sans confondre légèreté et mensonge. Il avait eu des haut-le-cœur en pensant à ce qui l’attendait encore, aux engagements pris autrefois comme on jette des bouteilles à la mer et qui reviennent toujours, un matin, sur le seuil. Les projets s’accumulaient derrière lui. Il les sentait revenir, non pas en théorie, mais en poids : dates, rendez-vous, courriers, dettes, attentes des autres. Et pourtant il tenait. Pas par volonté héroïque, plutôt par une poussée sourde qui le gardait debout quand tout le reste cédait. Dans cette douleur, il recommençait à entendre quelque chose de simple : une zone calme, nue, où il respirait mieux. Ce calme n’était pas un trou. Il était une réserve. Il donnait envie de peindre, tout de suite, de saisir une toile, de prendre les pinceaux pour attraper ce que cette réserve ouvrait en lui. Il se méfia une seconde : et si c’était encore une ruse de l’imagination, une façon de se raconter une sortie ? C’est à ce moment que le bourdon entra dans l’atelier. Il le suivit des yeux : l’insecte tournait vite, cognait contre une poutre, contre un mur, repartait, puis venait se fracasser obstinément sur les vitres donnant sur la cour. Il alla ouvrir la porte. Encore deux ou trois chocs, puis le bourdon trouva la brèche et disparut d’un coup dans l’air. Il referma. Quelque chose se mit en place, d’un seul tenant. Il esquissa un sourire, pas joyeux, mais juste. Il remercia en silence ce qui, malgré tout, l’avait maintenu là. Puis il se mit au travail. illustration Décomposition, détail huile sur toile, pb 2019|couper{180}

fictions brèves

Carnets | février

27 février 2019

Il y avait ce pont qui enjambait le Cher et qui séparait, dans la tête de l’enfant, deux moitiés du chemin qu’il faisait matin et soir. En contrebas, sur la rive, les abattoirs du village avaient été construits et, certains jours, des flaques de sang grasses s’échappaient d’une conduite pour rejoindre le fleuve. Alors une odeur acre flottait dans l’air, une odeur de fer, la même que lorsqu’il suçait un clou ou posait la langue sur le tournevis froid de son père. Le sang sur l’eau, il le regardait sans dégoût ; il savait ce que c’était, et il trouvait que ce rouge allait étrangement bien avec le vert des herbes sous la surface. Les herbes ondulaient comme des cheveux longs dans le courant ; le sang dérivait en nappes épaisses, se déchirait, disparaissait vers l’amont, du côté de l’Allée des soupirs, ce lieu-dit où il allait souvent pêcher. Le pont était un point névralgique : il savait qu’à cet endroit il était à mi-parcours, et que la route, dans un sens ou dans l’autre, pesait pareil. Il avait inventé une balance invisible pour ça ; il y posait ses peurs et ses joies comme deux poids qu’il essayait d’équilibrer. Ce matin-là il s’arrêta au-dessus du parapet, juste avant l’abattoir. Aucun bruit ne montait des bâtiments. Le brouillard se levait mal, lourd, comme s’il ne voulait pas lâcher l’horizon. Il posa sur sa balance une idée plus grave : la douleur, représentée par la perte hypothétique de ses deux parents. Il imagina le père d’un côté, la mère de l’autre. Le père lui parut plus lourd, d’abord, mais les plateaux ne bougèrent pas. Ils restèrent là, immobiles, muets. Il ne sut pas choisir. Il repartit, en retard. À l’école la matinée traîna, et la division le prit par surprise : encore plus dure que la multiplication, surtout quand la virgule entrait dans l’histoire, comme si le nombre refusait de tomber juste. L’après-midi, la directrice fit jouer Pierre et le Loup sur un vieux électrophone. Le diamant crachotait dans les sillons, et l’enfant compta les craquements plutôt que d’écouter le loup. Quand il reprit le chemin du retour, le soleil était bas et le pont réapparut au loin. Le brouillard avait disparu, l’horizon était net. En se penchant il ne vit plus de sang, seulement l’eau et les herbes qui prenaient la lumière du soir en éclats rapides. Les hêtres de l’autre rive frémissaient doucement. Il pensa qu’il aurait aimé pêcher là, maintenant, mais les devoirs l’attendaient. Cette pensée lui mit de l’ombre sur le visage et le cartable lui sembla d’un coup plus lourd. À force de changer de main pour le porter, il sentit monter une idée simple, brutale. Arrivé au pont, il prit son élan et jeta le cartable dans le Cher. Le soir, quand sa mère demanda où il était passé, il dit qu’il l’avait oublié à l’école. Pendant quelques jours il fit le trajet d’un pas plus léger, libre de ses expériences de pesée. Puis on découvrit le pot aux roses. Il fut puni par la mère, puis par la directrice. Les larmes, les reproches, la honte passèrent. Ce qui resta, sous tout ça, c’était autre chose : une joie sauvage, celle de refuser le poids qu’on lui mettait sur le dos, et de sentir que ça ouvrait, quelque part, un espace à lui. illustration Pont sur le Cher, Vallon en Sully|couper{180}

fictions brèves