Avicenne, Ibn Sînâ, naît en 980 dans le Grand Khorassan, dans une région où les frontières bougent vite mais où un enfant peut déjà trouver dans les livres un territoire plus sûr que les palais. À dix ans il connaît le Coran, les nombres, Euclide ; à quatorze un ami lui met entre les mains Hippocrate, et il lit d’une traite, presque sans dormir. Le prodige n’est pas seulement une vitesse : c’est une faim. À seize ans il est médecin, à dix-sept professeur, et à dix-huit il a traversé tout ce que son temps appelle savoir. Ce qui le fait entrer dans l’histoire n’est pas une illumination abstraite mais un geste net : il guérit le prince Nuh Ibn Mansur de coliques violentes, puis lui dit d’abandonner la vaisselle peinte au plomb. En échange, on lui ouvre la bibliothèque royale des Samanides. Il y entre, on l’imagine sous les hautes salles fraîches, la poussière fine sur les rouleaux, l’odeur de cuir et d’encre sèche, ses doigts noircis à force de tourner les pages. Il y reste un an et demi à absorber les ouvrages essentiels, butant un moment sur la Métaphysique d’Aristote avant de l’éclairer grâce aux commentaires d’Al-Fârâbî. Puis la bibliothèque brûle. Il est accusé à tort de l’incendie, et l’homme de livres devient un homme en fuite : il quitte Boukhara, rejoint le Khârezm où un prince ami des sciences l’accueille parmi ses savants. Neuf ans plus tard, à vingt et un ans, il commence ses premiers livres : le savoir n’est plus seulement accumulé, il est rendu. En 1014 on l’appelle à Hamadan ; il guérit l’émir Chams ad-Dawla de douleurs mystérieuses et devient vizir. Le jour il gouverne, la nuit il écrit : la pensée existe toujours sous la protection ou la menace des puissants. C’est à Hamadan qu’il achève le Canon, cette somme médicale qui portera sa marque pendant des siècles. À la mort de l’émir, le successeur l’emprisonne ; Avicenne continue d’écrire derrière les murs, à la lampe, entre deux rondes, comme si l’esprit n’avait pas d’autre issue que de travailler encore. En 1023, sans protecteur, après des péripéties de route et de cour, on le retrouve à Ispahan ; il y passera quatorze ans à rédiger la dernière part de son œuvre — astronomie, sciences, linguistique — tout en soignant à la chaîne riches et pauvres, parce qu’il ne sépare pas le savoir de la vie qu’il soulage. Il meurt à cinquante-sept ans à Hamadan, sans que l’on sache vraiment ce qui l’a terrassé — cancer du côlon dit-on, empoisonnement peut-être — et longtemps sa tombe n’est signalée que par une lanterne des morts, discrète, avant qu’un monument ne s’élève en 1950. On lui attribue 456 titres ; 160 seulement nous sont parvenus. Ce chiffre suffit : une vie courte, déplacée, surveillée, mais tenue par une obstination de nuit, et par l’idée que penser reste une manière d’habiter le monde même quand le monde vous chasse.
illustration Miniature persane tempera sur papier 2019