Je ne sais quelle valeur tu vas m’attribuer puisque tu ne me connais pas, tu vas regarder mes tableaux avec tes critères à toi, beauté, équilibre, humeur du jour, espoir de plus-value peut-être, de mon vivant ou après, ou juste parce que ce rouge-là te ferait du bien au mur du salon ; tu peux même vouloir une toile pour tes toilettes, je ne me moque pas, on a le droit de s’entourer d’art à hauteur de ventre, je te déconseille seulement la cuisine parce que la graisse y laisse une pellicule que rien ne rattrape. Alors voilà : combien es-tu prêt à mettre et qu’est-ce qui te ferait passer de la promenade au geste ? Pour l’instant tu scrolles, les toiles défilent, ma dernière période ou bien Artmajeur où tout se mélange, et tu t’étonnes de la variété, tu t’en méfies, tu cherches le “vrai peintre” derrière, tu te demandes si je ne suis pas un amateur, et je comprends que tu te poses la question. Je ne suis pas un amateur, je suis peintre, et je tiens à ce mot-là seul ; “artiste professionnel” me paraît une redite pompeuse, alors disons si tu veux : peintre libre, parce que je suis mon propre entrepreneur, parce que je travaille sans demander la permission, parce que je te parle sans te caresser, parce que je vends ce que je fais comme un produit mais pas à n’importe quel prix moral, pas à n’importe qui non plus, et que je peux très bien ne pas avoir envie de te vendre si quelque chose dans ta manière me gêne ; ça peut te sembler saugrenu sur Internet, mais c’est mon dernier pouvoir. Tu crois que c’est le hasard qui t’a arrêté sur une toile ; moi je n’y crois pas, et si tu as besoin de comprendre, tu vas regarder la légende, parfois tu ne trouveras que dimensions, technique, prix, pas d’histoire, et ce vide n’est pas un oubli : il est l’endroit où tu peux me parler, pas pour m’envoyer des “c’est trop beau” auxquels je ne réponds plus, mais pour demander ce que tu vois, ce que tu sens, ce que tu ne sais pas nommer. Il y a quelques semaines, par exemple, j’ai reçu un message : trois lignes, sans salamalecs. “J’ai regardé longtemps le tableau avec la tache sombre en bas. Je ne comprends pas pourquoi il me retient. Est-ce que vous pouvez me dire ce que c’est ?” Je lui ai répondu simplement : “Je ne sais pas ce que c’est pour vous. Pour moi c’était un coin de chambre où je n’arrivais pas à respirer. Si ça vous retient, c’est qu’il y a votre coin à vous dedans.” La personne a rappelé le lendemain. Elle n’a pas parlé de biographie, ni d’école, ni de parcours. Elle a demandé le prix, puis elle a dit : “Je vais réfléchir.” Trois jours plus tard elle a acheté. Voilà comment ça se passe quand ça se passe bien : pas par adhésion à une histoire, mais par reconnaissance d’un endroit. Tu viens lire ma biographie, et je te préviens tout de suite : on ne lit jamais une biographie pour ce qu’elle dit, on la lit pour ce qu’on veut y trouver. Tu voudrais savoir l’école, les diplômes, la souffrance, l’itinéraire, comme si ça garantissait la toile, tout ça tu peux le trouver ailleurs, j’en parle déjà trop sur les réseaux, sur YouTube, sur SoundCloud, et je sais bien que tu aimerais un pitch rapide pour décider si je suis du Nike ou du chinois, ça t’amuse moins que ça m’amuse, mais c’est ton réflexe et je ne te fais pas la morale : seulement je te demande si tu as vraiment besoin de ce petit roman d’étiquette pour regarder un tableau, pour l’acheter, pour me laisser continuer. Car vendre, pour moi, ce n’est rien d’autre que continuer à peindre et à écrire, je ne cherche plus la gloire, plus la célébrité, je travaille encore à ne pas mendier la reconnaissance, j’ai bientôt soixante ans, les illusions se sont décollées et je respire mieux depuis, la seule chose qui compte est de pouvoir revenir chaque jour à l’atelier ; si tu m’achètes une toile, tu ne m’achètes pas une statue, tu m’offres une journée de plus, une semaine de plus, et je préfère que ça reste à portée de main de quelqu’un qui fait un effort, qui renonce à deux restaurants, plutôt que dans la vitrine des riches qui jouent à la lune parce qu’on leur en montre le reflet, même si oui, je pourrais gonfler les prix et ça marcherait parfois, je le sais trop bien. Chaque toile que tu vois est un combat et une défaite, pas au sens où elle serait ratée, au sens où je ne sors jamais vainqueur de ce que je cherche, et c’est tant mieux : une victoire nette et j’arrête, je pose les pinceaux, je passe à autre chose, il faut que ça manque pour que ça bouge ; ce manque-là est aussi le tien, même si tu ne le sais pas encore, et c’est pour ça que je laisse toujours quelque chose d’inachevé, pas pour t’obliger à aimer, mais pour que tu entres à ton tour dans l’écart. Te voilà donc devant mes tableaux comme devant un bord : tu peux passer, tu peux t’arrêter, tu peux me parler, tu peux acheter, tu peux ne jamais acheter ; moi je reste là, du côté du travail, avec l’idée simple que si une toile te retient, ce n’est pas une marque qui te retient, c’est un endroit commun, fragile, entre l’inachevé et l’irréversible.


*illustration* huile sur toile pb 2019