février

Carnets | février

21 février 2019

Girard dit vrai quand il montre Sancho Pança contaminé par le désir de Don Quichotte : l’île à gouverner, le titre pour la fille, rien de tout ça ne lui serait venu seul. Il lui fallait ce tiers parlant, ce modèle, pour que l’objet devienne désirable. Je pars de là pour distinguer désir et envie. Le désir ne file pas droit, il passe par un autre. L’envie, elle, se raconte comme une ligne directe : je veux ceci, maintenant, sans relais, sans légitimation, sans détour. Mais dès qu’on regarde de près, cette ligne directe est presque toujours un trompe-l’œil. Dans la vie courante, on veut ce que l’autre veut : non pas parce que l’objet contient une magie, mais parce qu’il est déjà investi par un désir qui fait fonction de garantie. En peinture, on l’apprend de façon brutale et plutôt honnête : la copie des maîtres est une médiation assumée. J’ai passé des semaines à recopier un petit Morandi trouvé dans un catalogue, une nature morte bête — deux bouteilles, une boîte, une table claire, rien de spectaculaire. Je voulais comprendre comment il tenait ce calme sans que ça devienne mou. Au début j’étais plein d’envie : je voulais “faire Morandi” d’un coup, retrouver son effet comme on attrape une pose. Évidemment ça ne marchait pas. Je changeais les valeurs au hasard, je salissais trop, je réchauffais une ombre parce que ça me “plaisait”, et le tableau devenait une caricature. Ce n’est qu’en acceptant le détour — refaire dix fois le même gris, mesurer où la lumière bascule, regarder comment l’espace respire entre les objets — que quelque chose s’est mis à tenir. Le maître, ici, n’était pas un dieu lointain : il était un relais concret entre mon désir de peinture et la peinture comme chose résistante. Or l’époque nous vend l’immédiateté comme émancipation : plus de maîtres, plus d’école, plus de médiation, seulement l’envie brute et le geste “authentique”. J’ai cru à cette fable, comme tout le monde. J’ai eu des phases où je me disais : stop aux références, je vais peindre “direct”, laisser venir, oublier Morandi, oublier tout. Et dans ces moments-là, un nouveau tiers a pris la place sans que je le voie. C’était l’accident, le hasard sacralisé. Je me mettais à attendre la tache heureuse, le coup de pinceau tombé “par chance”, le truc qui arrive tout seul et qui te donne une excuse pour dire : voilà, c’est moi, c’est singulier parce que c’est venu sans médiateur. Mais ce hasard-là n’est pas neutre. Dès qu’on le convoque, il devient modèle. On le désire comme on désirait le maître : parce qu’il promet une autorité extérieure, une fraîcheur garantie, un alibi contre l’imitation. On fait semblant de sortir du triangle en refusant les anciens sommets, et on en installe un nouveau, plus vague mais tout aussi tyrannique : l’idée du coup de dés qui te rendrait enfin original. Le piège n’est pas dans la médiation en soi — on ne s’en débarrasse pas — mais dans la croyance qu’on peut la supprimer. On ne fait alors que changer d’intercesseur, et se raconter que c’est la liberté. illustration huile sur toile, pb 2019|couper{180}

Carnets | février

20 février 2019

Aujourd’hui, je le sens sans effort : on peut affirmer une chose et son contraire, et personne ne tique. Une phrase passe le matin, son inverse passe le soir, même ton, même aplomb, même petit air raisonnable. Le vrai ne fait plus levier, le faux n’a plus besoin de ruser ; les deux s’annulent et on appelle ça “nuance” ou “ouverture d’esprit”. Il reste peut-être une poignée de gens capables d’entendre quand ça sonne faux. Les musiciens, par exemple, et encore, ceux qui ont l’oreille absolue. Les autres applaudissent parce que c’est écrit sur le programme. Même là, on discute : selon l’endroit où tu te places devant Boulez, ce que tu prends pour une faute devient un choix. Bateson appelait ça le double bind : on te dit “viens” et on te punit quand tu avances ; on te dit “sois libre” et on te cogne dès que tu sors du rail ; on te dit “je t’aime” et la main part au même moment. C’est banal, presque doux dans sa brutalité. Une mère serre son enfant, murmure “je t’aime”, et la gifle suit parce qu’elle a peur, parce qu’elle répète ce qu’on lui a fait, parce qu’elle ne sait pas faire autrement. Un père raidit la maison, distribue l’autorité comme un uniforme, et le soir, porte fermée, enfile un nez rouge, un string rose, n’importe quel déguisement qui lui permettra deux minutes d’air avant de retourner à son rôle. Voilà le cœur de la double contrainte : l’injonction et son annulation, l’étau qui se referme dans le même geste. Et à force de vivre là-dedans, on finit par confondre la contradiction avec la norme. Dans le grand théâtre social, c’est pareil : un jour on sacralise une image, le lendemain on la piétine, et celui qui demande “mais alors, on va où ?” passe pour un obtus. Le seul dogme qui tienne encore, c’est qu’il ne faut surtout pas choisir. En politique, ce n’est même plus un dérapage, c’est une technique : on promet, on renverse, on revendique le renversement, puis on explique que l’inverse était déjà contenu dans la promesse. Et comme on s’habitue à tout, ça devient respirable. L’habitude est une anesthésie commode : elle permet de supporter le brouillage sans avoir à le nommer. Pourtant il suffit parfois d’un acte minuscule pour remettre une ligne quelque part. On dit qu’il faut trente jours pour installer une habitude neuve. Alors j’essaie ça, volontairement, sur un détail bête et essentiel. J’ai arrêté de fumer il y a sept jours. Je ne le fais pas par vertu, ni pour économiser, ni pour me prouver quoi que ce soit de moral. Je le fais pour voir si je peux tenir un cap, n’importe lequel, contre cette époque qui te répète que tout se vaut. Je le fais pour vérifier qu’un choix existe encore : qu’il a une durée, des ratés, une obstination, une trace dans le corps. Et le corps répond déjà, sans discours : l’air entre plus loin, les poumons travaillent autrement, la tête s’allège par moments. Dans un temps où l’on voudrait me faire croire que fumer et ne pas fumer se valent, que dire oui et dire non se valent, tenir une direction minuscule devient une manière de rester debout. Trente jours. Pas pour être meilleur. Pour ne pas me dissoudre.|couper{180}

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La désobéissance

Aussi loin que je remonte, obéir m’a toujours paru une reddition. Je ne parle pas d’une théorie de la révolte, je parle d’un réflexe : dès qu’on me disait “fais ça”, quelque chose se crispait, comme une main posée sur ma nuque. J’obéissais seulement quand la menace devenait plus lourde que la désobéissance, et encore je pesais la nature du coup : une gifle, ça passe ; l’argent de poche supprimé, ça change la semaine. Je crois que c’est un jour comme ça que j’ai volé pour la première fois. J’étais au carrefour du Lichou, dans le quartier de la Grave, chez la vieille dame de l’épicerie ; elle me parlait doucement, elle me regardait avec une bonté obstinée, et je m’étais promis d’être sage, puis elle s’est tournée vers l’étagère du fond, et ma main est partie, rapide et honteuse, une poignée de bonbons attrapée comme si elle ne m’appartenait plus. Je suis sorti dans la rue avec ça dans la poche, le sucre collé au papier et la gorge sèche, comme si j’avais franchi une frontière minuscule mais irréversible. L’école, dans mon souvenir, c’est surtout un long couloir d’ennui, des après-midis où le temps s’étire au point de faire mal ; il y a eu parfois une voix qui trouait ça, un prof de philo qui marchait devant le tableau noir, craie aux doigts, parlant comme si la pensée le brûlait, avec cette poussière blanche qui lui restait sur la veste, et, sans le savoir, il me montrait qu’on pouvait tenir droit sans crier. Le reste tenait par la peur de rentrer avec un carnet trop mauvais : peur des coups, peur de l’humiliation, et cette peur suffisait à me ramener à la moyenne, pas tous les mois, pas toujours, mais assez pour éviter les pires tempêtes à la maison. C’est par désobéissance chronique qu’on m’avait mis en pension. Le premier matin, le recteur nous a réunis dans la pénombre, a sorti un transparent et l’a posé sur le rétroprojecteur : la carte du parc est apparue sur le mur, verte et nette, avec une ligne autour, une frontière tracée au feutre. Il a expliqué les limites comme on explique une évidence. Je ne sais plus les mots, je me souviens seulement de la ligne, et du désir immédiat d’aller voir ce qu’il y avait derrière. Très vite j’ai trouvé deux comparses, on se faisait la courte échelle au pied des murs, on passait au-delà du calvaire, et chaque fois que je franchissais ce haut mur je sentais une seconde d’air neuf me rentrer dans le corps. De l’autre côté, l’herbe avait vraiment un goût différent, ou alors c’était moi qui la goûtais autrement ; on a construit des cabanes où l’on fumait des brindilles de sureau comme si c’étaient des cigares, on a traîné des troncs jusqu’à la Viosne, on a récupéré des bidons qui flottaient et, très sérieusement, on préparait un radeau pour partir. Un peu avant l’heure de la chapelle, un gardien nous a surpris. Il portait un fusil de chasse ; on n’a pas discuté. On a couru jusqu’au mur et je l’ai franchi avec une aisance qui m’a étonné moi-même, la peur vous allège. On a remis vite nos pulls, nos chemises, on s’est rangés avant la chapelle comme si on revenait des toilettes. Le recteur nous attendait à l’entrée, grand, sec, lunettes rondes, yeux bleus durs. Il m’a fait signe d’avancer. “Où étais-tu ?” J’ai dit : “Dans le parc, Monsieur l’abbé.” La gifle est partie sans avertir, un claquement net sur la joue, plus douloureux dans l’orgueil que dans la peau. “Avec qui ?” “Tout seul.” La seconde est arrivée comme prévu, et je l’ai tenue. On a pris plusieurs week-ends de colle. La semaine suivante, on a trouvé une autre brèche, puis une autre, et un samedi de pluie fine on était sur le trottoir de Pontoise, devant un café qui sentait le tabac froid, nos vestes encore humides, à regarder les filles passer en riant, avec dans la poche l’argent volé à nos limites. illustration peinture d'enfant acrylique et stylo 2019|couper{180}

Carnets | février

19 février 2019

Ce matin, dans ma boîte mail, encore un message de Mamie Annie. Je suis devant l’écran avec un café qui a refroidi, la lumière grise de novembre sur la verrière, et ce mail éclate au milieu des factures et des sobres newsletters : objet en lettres grasses, promesse en capitales, et sa photo de bannière, lisse comme une image pieuse. Petite dame aux cheveux blancs, menton posé sur la main, lunettes à monture sécu, sourire de grand-mère à qui on donnerait le bon dieu sans confession et, par-dessus le marché, le code du coffre-fort. Depuis quelques mois je les ramasse comme on ramasse des prospectus sous l’essuie-glace : voyantes, chamans, cartomanciennes, tout un petit peuple merveilleux qui se dispute mon destin. Il y a Annie donc ; il y a Blanche, fée Mélusine un peu défraîchie mais toujours en robe de sortilège ; il y a Cœur d’or, dont je ne sais même pas si c’est un homme ou une femme, ce qui est déjà une manière de brouiller les cartes. Le point commun est simple, brutal : ils vont m’enrichir. Ils me parlent d’une somme énorme qui m’attendrait aux jeux de hasard et que leur rituel débloquerait. Chacun arrive avec sa cuisine : grenouille bleue, bison vert, herboriste façon Hildegarde de Bingen qui trouve un chat perdu et lit dans sa voix un message caché ; et maintenant la nouveauté du jour, “la pensée agissante”, connue d’une minorité de très riches, que Mamie Annie se propose de me transmettre pour 39 euros. Je regarde la somme. Elle est là, nue, coincée entre les paragraphes comme un hameçon. Ce n’est pas grand-chose et c’est justement pour ça que ça accroche : assez bas pour qu’on se dise “pourquoi pas”, assez haut pour qu’on sente qu’on achète autre chose qu’un gadget. Alors la vieille question se pointe, pas la métaphysique, non, la très matérielle : est-ce que je paie pour qu’on me prouve que je suis un con, ou pour m’autoriser à rester rêveur ? Con, non. Rêveur, ça ne me fait pas peur. Je pourrais payer rien que pour voir jusqu’où va l’histoire, surtout qu’en bas de page, en rouge, elle a imprimé la garantie : réussite 100 % ou remboursé. L’assurance a quelque chose de presque attendrissant, comme une arnaque qui se respecte, et en même temps elle touche juste : un prix modeste, une certitude totale, et le client fait le reste du travail dans sa tête. Cette façon de fabriquer du vrai par la caisse me rappelle mon camarade “le Délesteur”. Lui ne vend pas la fortune, il vend des délestages : jeter un pavé dans la mare pour vous, dormir à votre place si vous manquez de temps, ou accomplir une petite tâche absurde et libératoire que vous n’osez pas faire. Tarif : autour de 19 euros. Le fisc l’a embêté récemment. On imagine l’administration poser ses questions d’expert : “La mare, quelle longueur ? Le pavé, c’est du granit ? Où sont les factures des fournisseurs ?” On se marre, bien sûr, mais ce serait trop facile de conclure qu’ils n’ont pas d’humour. Leur logique est parfaitement ajustée à l’époque : si quelqu’un vend un geste, même poétique, il vend un service, donc un produit, donc quelque chose qui doit entrer dans une case, être pesé, évalué, archivé. Ils ne sont pas aveugles à l’art ; ils le voient exactement comme on voit une marchandise, et c’est pour ça que ça coince. Du coup, la comparaison devient étrange : d’un côté, 39 euros pour une promesse de millions ; de l’autre, 19 euros pour déléguer son sommeil. La première offre excite le rêve et achète une crédulité qui se raconte bien, la seconde rassure par son ras du sol : elle ne promet rien d’immense, juste un échange simple, presque domestique, un bout de réel rendu à quelqu’un qui n’a plus le temps. Et pourtant, au fond, elles jouent sur la même corde : le prix ne paye pas l’acte, il paye la croyance dans l’acte. Si Annie demandait 7 500 euros avec sa garantie rouge, elle aurait soudain l’air “sérieuse” pour tous ceux qui confondent valeur et coût d’entrée. Si le Délesteur doublait ou triplait ses tarifs, il gagnerait en crédibilité auprès de ceux qui ne prennent au sérieux que ce qui les saigne un peu. Voilà le truc : dans ce monde, on n’achète pas seulement un résultat, on achète l’autorisation d’y croire, et l’autorisation est indexée sur la somme. Petit prix, petite foi. Gros prix, vérité qui s’installe. Alors je finis par me demander si Mamie Annie, Blanche et Cœur d’or ne sont pas des artistes, au même titre que le Délesteur : ils composent des fables, règlent un dispositif, fixent un tarif qui fait lever l’adhésion. Ce n’est pas la vérité qui produit le prix, c’est le prix qui produit l’effet de vérité. Et cette semaine j’ai augmenté le prix de mes tableaux, sec, sans justification, parce que je vois trop bien que dans le marché de l’art comme ailleurs, un petit chiffre ne raconte pas l’humilité : il raconte l’inexistence. illustration Photographie noir et blanc pb 2012|couper{180}

Carnets | février

19 février 2019

Le vent d’abord : remue-cimes, descente sur la plaine sans prévenir, rase-herbes, poussière levée des chemins, poussée dans le dos quand la marche traîne. Ma vie sur ce mouvement, tant qu’il tient. Voyages comme fabrication d’un pays de poche ; gares à l’aube avec odeur de métal froid, cafés où rester debout faute de mieux, chambres à fenêtre entrouverte pour laisser entrer la rumeur d’une nationale ou le cliquetis d’un portail. Visages cherchés, non pour les garder, pour inventer le tien. Toi une fois sur un quai de campagne, sac trop lourd à l’épaule, main levée — sans qu’on sache si c’était un salut ou un appel ; derrière toi, un vélo renversé contre un banc, et ce geste dans l’air depuis, rouvert par le souffle. Le vent sans objectif, pas sans humeur : rafales qui te font plisser les yeux, accalmie au détour d’un fossé, reprise brute, porte qui claque. Écoute de son silence, réponse par épaississement muet. Pluie sur les pavés, tambour sec ; oiseaux à l’aube, trois cris pour rien, pour tout ; jour levé à nouveau, présence à chaque reprise. Recommencements sur la pointe des choses : fin d’été dans l’odeur de grain chaud, rire d’enfant derrière une haie, tes cheveux soulevés, qui retombent sur ta nuque. Bravo, encore — salut à ce qui se relève. Puis chute du vent, soudaine : l’air se vide, les feuilles sont immobiles, la phrase est en suspens. À l’arrêt, les mains inutiles. Sur la table, une enveloppe ouverte depuis la veille, ton prénom en haut à gauche, et soudain plus de voix derrière. Le bourdonnement du frigo, seul. Un moment trop long. Plus de désir net, oubli en place. Applaudissements quand même, une autre fois, encore ; reprise un peu honteuse. Retour du vent, ébouriffement des blés, enfants dans l’emmêlement de leurs cheveux, vieux avec ce duvet clair du temps sur la peau. Tout sur ce souffle : parfois large, parfois coupant ; marche dedans tant qu’il passe. illustration bricolage numérique 2019|couper{180}

Carnets | février

18 février 2019

Se salir amène d’abord à une souillure par ricochet dans les regards alentours, mais ça, je ne le sais pas encore : à huit ans le sale et le propre sont mêlés dans la simple sensation d’être là, de respirer, de jouer. J’ai les genoux écorchés parce que je grimpe aux arbres comme on revient à une maison, les doigts noirs à force de creuser des sillons d’irrigation entre deux flaques, et je regarde sans dégoût les papiers gras longer les berges, les nappes huileuses du sang des bêtes tuées en amont dériver par plaques lentes, déchirées, de tailles diverses ; pour moi ce ne sont que des couleurs, une odeur forte, un air épais dont je m’emplis. Puis arrive l’école, puis les parents, toute l’armada réunie pour m’apprendre que le monde se coupe en deux : propre/sale, bon/mauvais, et qu’il faut choisir son camp. Je revois la main de mon père qui me saisit par le poignet, pas méchante, juste ferme, et l’eau froide qui coule sur mes doigts pendant qu’il dit « va te laver », comme s’il parlait d’une faute. Ma mère, elle, n’a pas besoin de toucher : elle regarde les traces sous mes ongles avec un léger recul du buste, ce recul suffit, et je comprends qu’être sale n’est pas seulement avoir traîné dehors. J’entends bien qu’être sale, être cochon, n’est pas de bon ton, mais je bute longtemps sur le motif. On me sert l’hygiène : ne pas choper de microbes, ne pas tomber malade. J’accepte parce que c’est simple et que ça évite d’aller voir plus loin. Plus loin, justement, je découvre que la saleté n’est pas seulement une histoire de boue ou de mains noires, qu’elle vient après coup, quand un regard se pose. Je me masturbe, ça soulage, ça fait du bien sur le moment, puis la satisfaction retombe d’un coup parce que j’en ai plein les mains et que je ne sais pas où mettre ça ; les draps prennent, la literie se tait, et dans la chambre l’odeur change. Ce n’est pas tout de suite que je me sens sale, pas dans la peau, pas dans l’acte : c’est quand je passe devant le miroir, que je me vois d’un œil qui n’est plus le mien, l’œil retourné de quelqu’un d’autre, et que ce regard-là recouvre tout d’un film gris. Le jeudi matin, juste après ça, je renonce plus d’une fois au catéchisme ; je reste dehors, je compte les minutes en tournant autour du poulailler, et je m’arrange pour que personne ne me demande où j’étais. Même chose quand je mens ou quand je vole un truc sans y mettre de grande noirceur : la pourriture ne naît pas en moi d’abord, elle m’arrive par la face des autres. Je l’entends dans la voix d’un adulte, ce ton qui ne s’adresse pas à toi mais qui te désigne devant les autres : « celui-là, c’est un mauvais sujet ». Au caté, le curé sympa — il avait un cardigan élimé qui sentait la cire froide et la craie — me fait rester à la fin. On est seuls dans la petite salle, les chaises empilées contre le mur. Il me parle bas, pas pour me consoler, plutôt comme s’il épelait une règle : « quand tu fais ça, tu laisses passer le malin ». Il ne crie pas, il soupire, entre deux phrases il passe la main sur sa nuque, et ce geste me fait plus peur que ses mots. Je ne sais pas très bien ce que c’est, le malin, mais je sens qu’on vient de le déposer sur moi comme une étiquette. Alors je file au fond du jardin, je m’enferme dans les cabinets ; là au moins personne ne regarde, et j’imagine que le diable hésite à me suivre jusque-là. À force de bêtises, je me crois proie facile, et dès que l’angoisse remonte je me mets à genoux dans un coin, je prie tout bas. Je récite le Notre Père, et cette phrase revient comme un chiffon humide sur une tache : « pardonne-nous comme nous pardonnons… » À chaque fois le même mécanisme : je me salis, et hop, la prière me rince, tient le diable à distance pour quelque temps. Puis les années passent, la croyance s’effiloche ; j’abandonne le catéchisme, et le curé est mort depuis longtemps. Je repense à lui sans attendrissement : il faisait son travail comme on manie un couteau émoussé, avec bonne volonté, mais en coupant quand même. Sa compassion me dépassait parce qu’elle venait avec la menace, toujours, et qu’un gosse n’a pas de place pour deux choses contraires dans le même mot. Il savait donner le ton, oui, comme un récitant qui croit à sa partition. Je l’écoutais, je hochais la tête, je rentrais chez moi, et je mettais la saleté au même endroit que le reste : dans la peau, dans les draps, dans les yeux des autres. Ensuite j’allais laver mes mains. Pas pour être propre. Pour qu’on me laisse tranquille. illustration huile sur papier pb 2019|couper{180}

Carnets | février

La sentinelle

Quand les oiseaux picorent, surtout les moineaux, il y a toujours un guetteur. Toute la troupe se jette sur les miettes, et un seul reste à l’écart, tête levée, corps un peu de biais, prêt à lancer l’alerte. Enfant je cherchais celui-là, je le repérais au bord du cercle, et mon cœur se serre encore devant cette intelligence muette : la scène ne tient que parce que quelqu’un renonce à manger pour surveiller. Je pense alors à nos villes, à la manière dont elles traitent leurs guetteurs forcés. On tolère à peine les sans-abri, puis on leur retire les lieux où un corps peut se poser : un banc découpé par une barre, un rebord planté de pointes, une bouche de métro où l’on a ajouté une grille la semaine suivante, un renfoncement muré, une avancée d’immeuble où l’on a vissé un plot. Ce n’est pas spectaculaire, c’est du bricolage froid, répété partout, jusqu’à rendre la misère mobile par obligation. La ville ne veut pas voir ce qu’elle fabrique en creux ; elle préfère que ça passe, que ça glisse, que ça n’ait pas d’adresse. Le guetteur humain tourne autour des vitrines comme le guetteur moineau tourne autour des miettes, mais ici il ne protège personne : il s’abstient d’exister pour que les autres n’aient pas à se souvenir qu’il existe. Je retrouve la même logique quand je regarde ce qu’on fait des artistes et des petits métiers. Les comédiens de spectacle vivant expulsés parce qu’un bail “ne rapporte plus”, les ateliers d’artisans qu’on déloge pour faire place à une banque, à un magasin de fringues, à une enseigne identique à toutes les autres, les bourgs rabotés jusqu’à devenir une suite de façades interchangeables : on nettoie ce qui dépasse. Et puis il y a l’autre versant, celui qui se dit protecteur. On vous accueille, on vous réside, on vous installe dans des lieux parfaits. J’ai vu un Bateau-Lavoir d’aujourd’hui : blanc, vaste, lumineux, le sol encore neuf, les murs sans une trace, si bien qu’on hésite à poser une toile contre eux. Le pinceau devient prudent dans cette propreté ; on parle, on reçoit, on fait tourner les tasses et les contacts, et la peinture reste au fond, comme si le lieu demandait d’abord d’être à la hauteur de sa vitrine. On tient l’artiste là où il ne dérange pas trop, on l’encadre, on le rend montrable. Mais on ne tient pas longtemps un vivant à l’intérieur d’une cage, même dorée. Il y aura toujours des moineaux qui guettent de travers et qui filent au moindre faux pas, des sans-abri qui préfèrent une clairière au quadrillage des trottoirs, et des artistes inconnus qui choisissent la paix, l’atelier sale, l’obstination lente, plutôt que les salons où l’on sourit avant de refermer doucement la porte. illustration Répétition en orange huile sur toile, pb 2019|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | février

17 février 2019

Depuis quelque temps je le vois bien : je n’ai plus goût aux mêmes choses. Avant, une fille passait dans la rue, un Chanel traînait derrière elle comme une promesse, et mes narines faisaient le travail toutes seules ; aujourd’hui c’est l’inverse, je préfère ce qui n’a pas été arrangé, le brut, l’aisselle, la peau quand elle ne cherche pas à plaire. On était à l’heure de l’apéro, j’allais faire le malin là-dessus, et la bande s’est dissipée en deux minutes, comme si j’avais parlé trop tôt ou trop vrai. Le bon goût, on dit que c’est la chose la mieux partagée du monde, comme le bon sens ; en réalité c’est un sens commun qu’on porte sur le visage, une manière de rester dans la pièce sans qu’on vous demande ce que vous faites là. Dès que tu bifurques, que tu prends les tilleuls, que tu vas voir du côté où l’air est plus épais, tu deviens suspect. Rimbaud l’a dit mieux que personne : il suffirait de quelques arbres sur une promenade pour qu’on perde le sérieux. Je le crois. Les soirs d’été, l’odeur des tilleuls donne envie de s’écarter de la table, de marcher seul, de regarder autrement, et c’est là que tu sens le prix à payer : la solitude change le goût de l’eau, elle change le goût du vin. J’ai fini par ne plus boire seul, pas par vertu, par dégoût : après tant d’années à tenir l’ascèse comme une poutre au-dessus de ma tête, replonger sans témoin me ferait l’effet d’un sabotage. C’est pareil partout : on s’accroche à ce qu’on a construit, à un couple, à une entreprise, à une Église, à n’importe quoi, parce que casser ce qu’on a tenu debout revient à se casser soi-même. On appelle ça “aller jusqu’au bout” comme si le bout avait un nom ; en réalité on s’y pend surtout pour rester dans le goût de tout le monde. Ma mère tenait ça à merveille. Quand je lui demandais quelque chose, elle pouvait dire non et c’était net, la douleur passait vite. Mais le “on verra” était une autre affaire : une laisse molle, une promesse sans promesse. Je m’y accrochais, je la harcelais, et ça finissait presque toujours par une déception poisseuse. Le “on verra” a le même mauvais goût que ces anesthésies de dentiste où l’on attend, où l’on ronge, où ça revient par vagues ; alors qu’un non, la dent arrachée d’un coup, c’est propre, ça ne traîne pas. Jadis le bon goût, c’était une façon de se tenir, de voir, de vivre, peut-être même de mourir ; on tranchait simple : beau ou vulgaire, digne ou pas. Je me souviens d’un dimanche au musée d’Orsay, j’avais vingt ans à peine, je m’étais arrêté longtemps devant un Courbet, une toile sombre, lourde, qui sentait presque la terre humide, et un type derrière moi avait soufflé à son amie : “c’est quand même assez brut, hein… on voit bien que c’est avant l’esthétique.” J’avais eu honte sans savoir de quoi, honte d’aimer ça d’un bloc, sans les mots, et j’avais reculé d’un pas comme si j’avais été surpris à mal faire. Plus tard j’ai compris que ce n’était pas le tableau qui était “brut”, c’était moi qui n’étais pas encore autorisé à l’aimer. Ensuite on a appelé ça “esthétique”, on a compliqué les mots, on a remplacé le beau par le “intéressant”, et, à la fin, on a pris l’habitude de demander à des vitrines ce qu’il fallait penser. On a même fait un Salon des Refusés, comme on fait une réserve pour ceux qui dérangent, et aujourd’hui ce sont souvent eux qui tiennent les murs des musées : la preuve que le goût obéit toujours à quelqu’un, et que le mauvais goût n’est qu’un bon goût en avance sur son époque ou en retard sur ses maîtres. Moi, j’en suis là : je ne sais plus très bien ce qui est “bon” ou “mauvais”, je sais seulement que ce qui vaut, pour moi, se reconnaît à la façon dont ça me décale, me met un peu de côté, comme une odeur de peau dans la rue, comme une vérité qu’on ne dit pas à l’heure de l’apéro parce qu’on sait déjà que les autres vont se lever. illustration Portrait d'un âne d'après Chagall, travail d'élève|couper{180}

Carnets | février

16 février 2019

On se raconte volontiers que l’idée vient du mental ; c’est un malentendu commode, parce qu’il nous laisse croire que nous en sommes l’origine. Je crois l’inverse : le mental prépare le terrain, il éclaire la table, il range l’atelier, il tient la porte entrouverte, mais il ne fabrique pas l’idée. L’idée arrive comme un événement. Une pensée, j’en ai à la pelle, elles passent comme des voitures sur un périphérique : je peux les laisser filer sans dommage. L’idée, elle, n’a rien de ce trafic. Elle tombe d’un coup, elle s’impose, elle fait une lumière qui change la nuit de densité, et si je ne l’attrape pas au vol, elle repart aussi vite qu’elle est venue. Je connais ce moment précis : il est deux heures du matin, je suis debout au milieu des toiles, je croyais “travailler”, je tournais autour d’une surface sans nécessité, et soudain une phrase me traverse — pas une phrase brillante, une phrase simple qui ordonne tout : “ce tableau ne parle pas d’énergie, il parle d’une séparation.” Là je sais. Je ne suis plus libre de bavarder avec la peinture : je dois suivre. Le lendemain je change le format, je retire des couleurs, j’abandonne une série entière, parce que l’idée a pris la main. C’est ça, une idée : pas une agitation, pas une humeur, mais une direction qui te déplace et te gouverne. Voilà pourquoi l’énergie, telle qu’on en parle partout aujourd’hui — “énergie”, “quantique”, “mystère”, slogans d’atelier — ne suffit pas. J’ai moi-même passé des années à “libérer des énergies” sur des toiles, à me défouler, à faire de la peinture comme on fait un rite pour tenir debout ; c’était vital, mais ce n’était pas une idée. C’était une pratique plastique, une manière de remuer le monde intérieur, pas une forme artistique qui s’impose au monde extérieur. Le jour où j’ai commencé à séparer les deux, quelque chose s’est ouvert : je peux peindre sans idée, et c’est parfois nécessaire pour vivre, mais je ne fais pas œuvre sans elle. N’importe qui peut s’improviser peintre, exposer, produire du joli ou de l’intéressant ; ce qui fait qu’un peintre devient un artiste, c’est la ligne d’idées qui le traverse et qu’il accepte de servir. À ce point-là, le médium devient secondaire : si l’idée exige une installation, une vidéo, un texte, une radio, je la suivrai. La mise en œuvre demande de l’énergie, bien sûr, mais pas l’énergie floue du “grand n’importe quoi” ambiant : une énergie canalisée, tendue vers une forme qui n’est pas négociable. Et c’est là qu’on se trompe encore avec la spontanéité. On la prend pour un don immédiat alors qu’elle est un effet de maîtrise. Regarder un potier monter un vase donne l’illusion que c’est facile ; on ne voit pas les années qui ont fabriqué ce geste tranquille. En peinture c’est pareil : plus on avance, plus on retient le pinceau, non pour perdre la spontanéité, mais pour la rendre durable, précise, respirable. Ce qui devient facile n’est jamais ce qui a été donné, c’est ce qui a été appris au point de ne plus peser. Et je me méfie désormais de chaque fois où je crois savoir quelque chose sur l’art : cette certitude-là fait perdre un temps fou. Je constate au contraire que plus j’avance, moins je sais ; et c’est peut-être la seule condition pour qu’une idée, un soir, repasse à toute vitesse et trouve encore en moi un grappin prêt. illustration Etape de la construction d’un tableau (épopée de Gilgamesh) Huile sur toile format 80×65 cm 2019|couper{180}

Carnets | février

15 février 2019

Parler légèrement de choses graves, parler gravement de choses légères : ce n’est pas un jeu de style, c’est un changement d’axe, et je l’ai appris à mes dépens. Quand j’étais adolescent, j’étais lourd, compact, d’une gravité qui me collait aux épaules ; le monde n’avait qu’un seul visage à la fois, et dès qu’il en montrait deux je me sentais trahi. Je me souviens de ces retours à pied sur les chemins de campagne, après une phrase entendue au lycée, après un regard de fille dont je ne savais pas quoi faire, parce qu’elle pouvait être douce une heure et cruelle l’heure suivante, parce qu’elle pouvait être sainte et salope dans la même journée sans que ça lui pose problème ; moi, ça me pulvérisait. Alors je marchais longtemps, je sentais la jambe droite puis la jambe gauche reprendre le poids, je regardais les haies, les fossés, et c’est le corps qui finissait par me sortir de l’ambiguïté, pas l’esprit. À cet âge-là je perdais mes premiers cheveux, je voyais déjà que tout dépend du point depuis lequel on regarde, mais je n’avais aucune place intérieure pour cette découverte, elle n’entrait pas, elle me faisait peur. Plus tard, vers trente ans, j’ai trouvé une béquille : le cynisme. Ce n’était pas une intelligence supérieure, c’était un confort, une manière de ne plus être traversé de partout ; j’ai choisi un cap et j’ai marché dessus sans regarder les côtés, comme si le monde devait enfin cesser de me surprendre. Le cynisme a ses œillères, comme la politesse ou la gentillesse automatique : ça protège surtout de la fatigue d’être dérangé. Puis il y a eu le milieu de vie, l’époque où je croyais toucher une sorte d’amour large, une adhésion au monde, et, juste en dessous, les descentes brutales, les jours où l’abîme vous propose très calmement d’en finir, comme une option raisonnable ; grâce et disgrâce mêlées, sans cesse, et je voyais que les deux points de vue pouvaient cohabiter dans la même poitrine. C’est seulement en vieillissant que quelque chose s’est déplacé pour de bon : non pas que j’aie “maîtrisé” les points de vue, mais j’ai cessé d’en être le jouet. Il y a eu cette solitude grandissante, oui, mais avec elle une proximité étrange, presque fraternelle, avec les êtres et les choses, comme si le monde se rapprochait au moment même où je m’en éloignais ; et surtout il y a eu le silence. Pas un silence vide : un silence plein, d’où remontent les phrases avant même que je sache que je vais les dire. Je parle, j’ai l’air d’avoir une opinion, mais je sais qu’elle bougera demain, qu’elle dépendra d’une oreille, d’un temps, d’un angle ; alors je ne force plus. Je tente seulement de laisser apparaître ce silence-là, comme autrefois dans le laboratoire photo je plongeais le papier baryté, je voyais les noirs monter d’abord, puis les hautes lumières se stabiliser, et le monde sortait de l’ombre sans que j’aie eu besoin de l’inventer. C’est dans cet état que Gilgamesh revient me chercher : non pas comme une référence savante, mais comme une série d’images qui s’imposent la nuit, de grands tableaux à faire, des fresques où le héros, après avoir goûté à la douceur d’un monde paradisiaque, choisit de revenir sur terre pour une seule chose — ce miracle simple, inépuisable, de pouvoir changer de point de vue et recommencer à regarder. illustration Antarcique, huile sur toile, pb 2019|couper{180}

Carnets | février

14/02/2019

La chanson commence par « ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers », et la première fois que je l’entends je viens d’avoir quatorze ans ; j’aime l’air, j’aime surtout qu’elle se joue sans ruse, trois accords à la guitare, une progression claire, et je m’y colle comme on s’accroche à quelque chose qui vous dépasse, j’apprends les paroles, je répète devant la glace, je m’observe chanter avec cette voix qui a déjà pris un peu de grave mais qui ne sait pas encore ce qu’elle dit, et pourtant le corps comprend avant la tête, ça me flanque des frissons, une peur heureuse, comme si une mémoire plus ancienne que moi reconnaissait le chemin alors que ma cervelle reste lourde, ignorante, sourde à son propre tremblement. Deux ans plus tard je suis assis dans le réfectoire de la pension religieuse d’Osny, c’est un lieu froid, tables longues, odeur de soupe qui colle aux vitres, et la salle sert de cinéma une fois par an ; l’établissement est tenu par des prêtres polonais, des hommes au visage fermé, certains avec une cicatrice nette sur la tempe ou un bras trop raide pour être seulement un bras, et je sais qu’ils ont survécu aux camps sans comprendre encore ce que ce mot contient, je sais seulement qu’on va revoir un film sur le père Kolbe, que c’est la deuxième fois, que l’an passé j’en étais sorti secoué mais debout, avec une sorte de sursis d’enfance, l’idée confuse qu’un geste peut sauver quelque chose. Cette fois-ci je regarde autrement, ou bien c’est le film qui devient autre parce que moi je suis devenu autre : Kolbe offre sa vie à la place d’un père de famille, et ce qui me frappe n’est pas l’héroïsme mais la mécanique autour, la précision glacée de la mort, l’organisation sans vacarme, l’injection, le corps qui tombe comme un dossier qu’on classe, et dans la pénombre je vois les prêtres immobiles devant l’écran, je les vois ne pas bouger, pas essuyer leurs yeux, ils ont passé ce cap depuis longtemps, ils sont de pierre parce que sinon ils exploseraient, et tout à coup je comprends que ce qui a été fait là-bas n’est pas une monstruosité tombée du ciel mais une possibilité humaine réalisée à fond, une capacité ordinaire portée à son extrême, et je sens une fatigue noire me tomber sur les épaules, pas une fatigue du film, une fatigue de l’espèce ; je me dis qu’on a été capables de planifier la destruction comme on planifie une usine, que ce n’est pas une folie isolée mais une logique partagée, et je me regarde, moi, garçon assis au milieu des autres carcasses du réfectoire, et je n’ai pas le droit de croire que je suis dehors, je n’ai pas le droit de déplacer la faute sur quelques uniformes : la cruauté n’a pas de frontière, elle n’a pas de race, elle circule, elle attend sa saison, et elle attend aussi en moi. À partir de ce jour-là, tout ce qui relève de la beauté, de l’art, de la poésie, je le vois comme une mince couche posée sur la chose que nous savons faire de mieux quand nous nous y mettons sérieusement : humilier, trier, enfermer, tuer proprement ; je ne dis pas que ça annule l’art, je dis que je ne peux plus y croire sans entendre, derrière l’image, le cliquetis du projecteur et ce silence dur des hommes qui savent. Le reste, je l’ai compris plus tard sans surprise : dès qu’on a peur, on refait les mêmes gestes, on dresse des lignes, on déclare des zones, on relance la machine sous un autre drapeau. Alors oui, quand quelques adolescents allumés taguent une vitrine juive ou une tombe, je ne feins plus de tomber des nues : ce n’est pas la nouveauté qui m’effraie, c’est la continuité, la persistance de cette part en nous qui réclame son tribut, et qui fait qu’une chanson peut vous sauver un instant, puis vous laisser, deux ans plus tard, devant l’écran, avec l’envie d’en finir avec tout mensonge sur l’homme, et avec l’obligation malgré tout de continuer à vivre parmi lui. illustration Zoran Music peinture lors de l'exposition Regarder la mort comme un soleil , 2010 Bourg-en-Bresse|couper{180}

Carnets | février

14 février 2019

Pendant longtemps je suis un écorché vif, pas au sens noble, au sens bête et bruyant : pour un oui je m’enflamme, pour un non je cabre, et surtout pour un non je deviens ce conquérant de pacotille qui veut tout rafler d’un coup, la raison, l’affection, la paix, il faut qu’on m’aime et qu’on ne me contrarie pas, sinon je sens une panique monter comme si l’air se retirait d’un coup de la pièce ; je ne sais plus très bien d’où ça vient, je dis manque de confiance pour faire simple, mais c’est plus humide, plus ancien, un mélange de timidité maladive et d’orgueil démesuré, et je vois chez mon père la même allergie à la contradiction, ce refus d’être déplacé d’un millimètre, alors je me suis longtemps demandé comment il avait pu épouser ma mère, contradiction ambulante, peut-être qu’on va chercher l’angle qui fait mal pour sentir qu’on existe, je ne sais pas ; la vie, le vent, la pluie, le soleil m’ont passé dessus des milliers de fois, j’ai commencé à écouter tard, vers quarante-cinq ans, pas parce que je suis devenu sage mais parce que l’usure finit par forcer l’oreille. Je m’aperçois que je m’accapare les mots comme si je les avais inventés, je les mâche à ma façon, je les lance sans regarder leur définition commune, et quand je dis amour j’entends quelque chose qui brûle en moi et qui devrait, parce que ça brûle, trouver sa flamme en face ; je ne comprends pas qu’on puisse ne pas m’aimer alors que moi je peux aimer d’emblée, aimer trop, aimer sans preuve, et le bouchon n’est pas dans l’oreille, il est dans ma tête entière, c’est ma cervelle qui obture et qui rend sourd à l’idée simple que l’autre ne vit pas dans mon corps. Il m’a fallu des ruptures à répétition pour le voir : je dis je t’aime, je le crois, je le dis comme on pose une main sur une épaule, et puis un matin l’autre me regarde comme si j’avais déserté, comme si je laissais le mot au bord de la route sans l’accompagner, parce qu’elle attend des preuves et que je ne les donne pas, non pas par cruauté mais parce que je ne vois pas qu’il faut en donner ; je me souviens d’un anniversaire, d’une table déjà mise, d’un paquet posé devant moi, de son visage qui attendait, et de ma honte immédiate — pas de recevoir, mais de sentir que ce paquet m’enchaînait à un autre paquet futur, que le cadeau appelait le cadeau comme une dette, et je suis resté là, raide, incapable de jouer la gratitude qu’elle voulait voir, je l’ai remerciée mal, elle a pris ça pour du mépris, et j’ai pris sa déception pour une injustice, et le soir a tourné court ; voilà comment ça se passe, pas par manque d’amour mais par incapacité d’entrer dans son économie ordinaire. Je sais bien que, de temps en temps, je fais ce qu’il faut : un bouquet, un bijou, un voyage, mais je les fais comme on coche une case sur un calendrier, parce que la date l’exige, parce que la convention l’ordonne, et je sens que ça ne compte pas vraiment pour moi, que ça ne naît pas d’un élan vivant, alors ça sonne faux, et je tombe moi-même dans l’idée que l’amour devient falsification, rôle de mis en examen perpétuel où il faut prouver tous les jours, parfois plusieurs fois par jour, comme si l’aveu répété devait remplacer la chose, et là je me demande si ce n’est pas un enfer, une incarcération à ciel ouvert, une mécanique de guichet où l’on dépose sa pièce pour avoir droit au sourire. J’ai fini par croire pendant dix ans que je n’avais pas de cœur, que j’étais né mal câblé, que je n’étais pas tombé sur le bon cheval, puis j’ai compris que le problème n’était pas l’absence de cœur mais le type de cœur : je cherche un amour sans comptabilité, une alliance presque muette, une complicité qui se révèle dans le détail du monde, pas dans la preuve, être deux devant la pluie sur les pavés, le cri d’un oiseau dans le ciel, le silence qui descend sur les choses, et que ça suffise, sans devoir parler pendant des heures pour assurer l’existence de ce qu’on vit ; je veux le partage sans la mise en scène. Et pourtant je tombe toujours sur des femmes qui veulent des mots, qui veulent que je parle, que je raconte, que je prouve par la voix, et je m’y prête trop, je m’y perds, puis je me rebiffe, et c’est là que je détruis ce que j’ai désiré : je vois Cythère au loin, une île possible, et au moment où l’accostage devient réel, je me mets à ramer à contre-sens, par peur du contrat invisible, par peur de devoir payer chaque jour l’entrée sur l’île, alors je sabote, je me fâche, je dis que l’amour est imposture, alors que la seule imposture c’est d’avoir cru que ma flamme suffisait au monde. illustration tempéra sur papier pb 2019|couper{180}