Depuis quelque temps je le vois bien : je n’ai plus goût aux mêmes choses. Avant, une fille passait dans la rue, un Chanel traînait derrière elle comme une promesse, et mes narines faisaient le travail toutes seules ; aujourd’hui c’est l’inverse, je préfère ce qui n’a pas été arrangé, le brut, l’aisselle, la peau quand elle ne cherche pas à plaire. On était à l’heure de l’apéro, j’allais faire le malin là-dessus, et la bande s’est dissipée en deux minutes, comme si j’avais parlé trop tôt ou trop vrai. Le bon goût, on dit que c’est la chose la mieux partagée du monde, comme le bon sens ; en réalité c’est un sens commun qu’on porte sur le visage, une manière de rester dans la pièce sans qu’on vous demande ce que vous faites là. Dès que tu bifurques, que tu prends les tilleuls, que tu vas voir du côté où l’air est plus épais, tu deviens suspect. Rimbaud l’a dit mieux que personne : il suffirait de quelques arbres sur une promenade pour qu’on perde le sérieux. Je le crois. Les soirs d’été, l’odeur des tilleuls donne envie de s’écarter de la table, de marcher seul, de regarder autrement, et c’est là que tu sens le prix à payer : la solitude change le goût de l’eau, elle change le goût du vin. J’ai fini par ne plus boire seul, pas par vertu, par dégoût : après tant d’années à tenir l’ascèse comme une poutre au-dessus de ma tête, replonger sans témoin me ferait l’effet d’un sabotage. C’est pareil partout : on s’accroche à ce qu’on a construit, à un couple, à une entreprise, à une Église, à n’importe quoi, parce que casser ce qu’on a tenu debout revient à se casser soi-même. On appelle ça “aller jusqu’au bout” comme si le bout avait un nom ; en réalité on s’y pend surtout pour rester dans le goût de tout le monde. Ma mère tenait ça à merveille. Quand je lui demandais quelque chose, elle pouvait dire non et c’était net, la douleur passait vite. Mais le “on verra” était une autre affaire : une laisse molle, une promesse sans promesse. Je m’y accrochais, je la harcelais, et ça finissait presque toujours par une déception poisseuse. Le “on verra” a le même mauvais goût que ces anesthésies de dentiste où l’on attend, où l’on ronge, où ça revient par vagues ; alors qu’un non, la dent arrachée d’un coup, c’est propre, ça ne traîne pas. Jadis le bon goût, c’était une façon de se tenir, de voir, de vivre, peut-être même de mourir ; on tranchait simple : beau ou vulgaire, digne ou pas. Je me souviens d’un dimanche au musée d’Orsay, j’avais vingt ans à peine, je m’étais arrêté longtemps devant un Courbet, une toile sombre, lourde, qui sentait presque la terre humide, et un type derrière moi avait soufflé à son amie : “c’est quand même assez brut, hein… on voit bien que c’est avant l’esthétique.” J’avais eu honte sans savoir de quoi, honte d’aimer ça d’un bloc, sans les mots, et j’avais reculé d’un pas comme si j’avais été surpris à mal faire. Plus tard j’ai compris que ce n’était pas le tableau qui était “brut”, c’était moi qui n’étais pas encore autorisé à l’aimer. Ensuite on a appelé ça “esthétique”, on a compliqué les mots, on a remplacé le beau par le “intéressant”, et, à la fin, on a pris l’habitude de demander à des vitrines ce qu’il fallait penser. On a même fait un Salon des Refusés, comme on fait une réserve pour ceux qui dérangent, et aujourd’hui ce sont souvent eux qui tiennent les murs des musées : la preuve que le goût obéit toujours à quelqu’un, et que le mauvais goût n’est qu’un bon goût en avance sur son époque ou en retard sur ses maîtres. Moi, j’en suis là : je ne sais plus très bien ce qui est “bon” ou “mauvais”, je sais seulement que ce qui vaut, pour moi, se reconnaît à la façon dont ça me décale, me met un peu de côté, comme une odeur de peau dans la rue, comme une vérité qu’on ne dit pas à l’heure de l’apéro parce qu’on sait déjà que les autres vont se lever.
illustration Portrait d’un âne d’après Chagall, travail d’élève