Ce matin, dans ma boîte mail, encore un message de Mamie Annie. Je suis devant l’écran avec un café qui a refroidi, la lumière grise de novembre sur la verrière, et ce mail éclate au milieu des factures et des sobres newsletters : objet en lettres grasses, promesse en capitales, et sa photo de bannière, lisse comme une image pieuse. Petite dame aux cheveux blancs, menton posé sur la main, lunettes à monture sécu, sourire de grand-mère à qui on donnerait le bon dieu sans confession et, par-dessus le marché, le code du coffre-fort. Depuis quelques mois je les ramasse comme on ramasse des prospectus sous l’essuie-glace : voyantes, chamans, cartomanciennes, tout un petit peuple merveilleux qui se dispute mon destin. Il y a Annie donc ; il y a Blanche, fée Mélusine un peu défraîchie mais toujours en robe de sortilège ; il y a Cœur d’or, dont je ne sais même pas si c’est un homme ou une femme, ce qui est déjà une manière de brouiller les cartes. Le point commun est simple, brutal : ils vont m’enrichir. Ils me parlent d’une somme énorme qui m’attendrait aux jeux de hasard et que leur rituel débloquerait. Chacun arrive avec sa cuisine : grenouille bleue, bison vert, herboriste façon Hildegarde de Bingen qui trouve un chat perdu et lit dans sa voix un message caché ; et maintenant la nouveauté du jour, “la pensée agissante”, connue d’une minorité de très riches, que Mamie Annie se propose de me transmettre pour 39 euros. Je regarde la somme. Elle est là, nue, coincée entre les paragraphes comme un hameçon. Ce n’est pas grand-chose et c’est justement pour ça que ça accroche : assez bas pour qu’on se dise “pourquoi pas”, assez haut pour qu’on sente qu’on achète autre chose qu’un gadget. Alors la vieille question se pointe, pas la métaphysique, non, la très matérielle : est-ce que je paie pour qu’on me prouve que je suis un con, ou pour m’autoriser à rester rêveur ? Con, non. Rêveur, ça ne me fait pas peur. Je pourrais payer rien que pour voir jusqu’où va l’histoire, surtout qu’en bas de page, en rouge, elle a imprimé la garantie : réussite 100 % ou remboursé. L’assurance a quelque chose de presque attendrissant, comme une arnaque qui se respecte, et en même temps elle touche juste : un prix modeste, une certitude totale, et le client fait le reste du travail dans sa tête. Cette façon de fabriquer du vrai par la caisse me rappelle mon camarade “le Délesteur”. Lui ne vend pas la fortune, il vend des délestages : jeter un pavé dans la mare pour vous, dormir à votre place si vous manquez de temps, ou accomplir une petite tâche absurde et libératoire que vous n’osez pas faire. Tarif : autour de 19 euros. Le fisc l’a embêté récemment. On imagine l’administration poser ses questions d’expert : “La mare, quelle longueur ? Le pavé, c’est du granit ? Où sont les factures des fournisseurs ?” On se marre, bien sûr, mais ce serait trop facile de conclure qu’ils n’ont pas d’humour. Leur logique est parfaitement ajustée à l’époque : si quelqu’un vend un geste, même poétique, il vend un service, donc un produit, donc quelque chose qui doit entrer dans une case, être pesé, évalué, archivé. Ils ne sont pas aveugles à l’art ; ils le voient exactement comme on voit une marchandise, et c’est pour ça que ça coince. Du coup, la comparaison devient étrange : d’un côté, 39 euros pour une promesse de millions ; de l’autre, 19 euros pour déléguer son sommeil. La première offre excite le rêve et achète une crédulité qui se raconte bien, la seconde rassure par son ras du sol : elle ne promet rien d’immense, juste un échange simple, presque domestique, un bout de réel rendu à quelqu’un qui n’a plus le temps. Et pourtant, au fond, elles jouent sur la même corde : le prix ne paye pas l’acte, il paye la croyance dans l’acte. Si Annie demandait 7 500 euros avec sa garantie rouge, elle aurait soudain l’air “sérieuse” pour tous ceux qui confondent valeur et coût d’entrée. Si le Délesteur doublait ou triplait ses tarifs, il gagnerait en crédibilité auprès de ceux qui ne prennent au sérieux que ce qui les saigne un peu. Voilà le truc : dans ce monde, on n’achète pas seulement un résultat, on achète l’autorisation d’y croire, et l’autorisation est indexée sur la somme. Petit prix, petite foi. Gros prix, vérité qui s’installe. Alors je finis par me demander si Mamie Annie, Blanche et Cœur d’or ne sont pas des artistes, au même titre que le Délesteur : ils composent des fables, règlent un dispositif, fixent un tarif qui fait lever l’adhésion. Ce n’est pas la vérité qui produit le prix, c’est le prix qui produit l’effet de vérité. Et cette semaine j’ai augmenté le prix de mes tableaux, sec, sans justification, parce que je vois trop bien que dans le marché de l’art comme ailleurs, un petit chiffre ne raconte pas l’humilité : il raconte l’inexistence.
illustration Photographie noir et blanc pb 2012
19 février 2019
Pour continuer
Carnets | février
28 février 2019
Il avait longtemps tourné autour de ces mots-là : « beau », « déco », comme si la peinture se décidait dans un débat. Puis il avait laissé tomber. Il avait refait le chemin jusqu’au pont : la toile nue, la main d’enfant qui hésite au bord du pinceau. Ce qui le mettait en route, maintenant, ce n’était plus l’idée brillante ni la fulgurance, mais l’écoute. Le cœur qui bat, le sang qui circule, le feulement d’un chat en quête sur le toit voisin, le petit ploc d’une goutte d’eau : ces signes minuscules lui donnaient une direction plus sûre que ses images d’autrefois, celles où il se perdait en croyant avancer. Il sentait qu’il pourrait presque peindre les yeux fermés, non par virtuosité, mais parce que quelque chose en lui avait cessé de forcer. Son œil aussi avait changé : un trait trop fragile, une couleur trop vive le faisait vaciller, alors il allait plus loin dans la concentration, sans juger, et laissait la main faire ce qu’elle savait faire quand elle n’était pas surveillée. Quand il recula enfin de quelques pas, comme il le faisait toujours pour voir, il fut arrêté net. Le tableau tenait. Il était beau au sens le plus simple : comme un olivier bien taillé, traversable, respirant. Un oiseau aurait pu y passer sans se cogner. Il se sentit passeur, c’est-à-dire capable de laisser passer quelque chose sans le déformer. La beauté était là, dans cette fragilité acceptée, dans cette souplesse trouvée pour la laisser sourdre et la partager. Demain, sans doute, il faudrait recommencer. Mais ce jour-là, c’était arrivé. illustration huile sur toile pb 2019|couper{180}
Carnets | février
27 février 2019
Où les choix mènent-ils vraiment ? Il fit la liste, mentalement, de ceux des dernières semaines — les prix retirés, les expositions réduites, la décision de ne plus vendre — et sentit le chemin dans son corps avant de le comprendre dans sa tête. Il avait quitté des habitudes, coupé des protections, et maintenant la moindre brise le prenait de face. Un oiseau qui chante au loin suffisait à lui faire mal. Il eut cette pensée un peu absurde et exacte : avec une oreille bouchée, au moins la douleur n’entrait que d’un côté. Il s’était tenu comme on tient en apnée, jour après jour, en descendant plus bas que ce qu’il croyait possible. Au fond, très loin, il lui avait semblé voir une forme connue, un bout de paysage intérieur qu’il pensait perdu. Illusion peut-être. Il allait encore douter quand la suffocation vint : le corps rappelait qu’il fallait remonter, respirer autrement, revenir à la surface des choses sans confondre légèreté et mensonge. Il avait eu des haut-le-cœur en pensant à ce qui l’attendait encore, aux engagements pris autrefois comme on jette des bouteilles à la mer et qui reviennent toujours, un matin, sur le seuil. Les projets s’accumulaient derrière lui. Il les sentait revenir, non pas en théorie, mais en poids : dates, rendez-vous, courriers, dettes, attentes des autres. Et pourtant il tenait. Pas par volonté héroïque, plutôt par une poussée sourde qui le gardait debout quand tout le reste cédait. Dans cette douleur, il recommençait à entendre quelque chose de simple : une zone calme, nue, où il respirait mieux. Ce calme n’était pas un trou. Il était une réserve. Il donnait envie de peindre, tout de suite, de saisir une toile, de prendre les pinceaux pour attraper ce que cette réserve ouvrait en lui. Il se méfia une seconde : et si c’était encore une ruse de l’imagination, une façon de se raconter une sortie ? C’est à ce moment que le bourdon entra dans l’atelier. Il le suivit des yeux : l’insecte tournait vite, cognait contre une poutre, contre un mur, repartait, puis venait se fracasser obstinément sur les vitres donnant sur la cour. Il alla ouvrir la porte. Encore deux ou trois chocs, puis le bourdon trouva la brèche et disparut d’un coup dans l’air. Il referma. Quelque chose se mit en place, d’un seul tenant. Il esquissa un sourire, pas joyeux, mais juste. Il remercia en silence ce qui, malgré tout, l’avait maintenu là. Puis il se mit au travail. illustration Décomposition, détail huile sur toile, pb 2019|couper{180}
Carnets | février
27 février 2019
Il y avait ce pont qui enjambait le Cher et qui séparait, dans la tête de l’enfant, deux moitiés du chemin qu’il faisait matin et soir. En contrebas, sur la rive, les abattoirs du village avaient été construits et, certains jours, des flaques de sang grasses s’échappaient d’une conduite pour rejoindre le fleuve. Alors une odeur acre flottait dans l’air, une odeur de fer, la même que lorsqu’il suçait un clou ou posait la langue sur le tournevis froid de son père. Le sang sur l’eau, il le regardait sans dégoût ; il savait ce que c’était, et il trouvait que ce rouge allait étrangement bien avec le vert des herbes sous la surface. Les herbes ondulaient comme des cheveux longs dans le courant ; le sang dérivait en nappes épaisses, se déchirait, disparaissait vers l’amont, du côté de l’Allée des soupirs, ce lieu-dit où il allait souvent pêcher. Le pont était un point névralgique : il savait qu’à cet endroit il était à mi-parcours, et que la route, dans un sens ou dans l’autre, pesait pareil. Il avait inventé une balance invisible pour ça ; il y posait ses peurs et ses joies comme deux poids qu’il essayait d’équilibrer. Ce matin-là il s’arrêta au-dessus du parapet, juste avant l’abattoir. Aucun bruit ne montait des bâtiments. Le brouillard se levait mal, lourd, comme s’il ne voulait pas lâcher l’horizon. Il posa sur sa balance une idée plus grave : la douleur, représentée par la perte hypothétique de ses deux parents. Il imagina le père d’un côté, la mère de l’autre. Le père lui parut plus lourd, d’abord, mais les plateaux ne bougèrent pas. Ils restèrent là, immobiles, muets. Il ne sut pas choisir. Il repartit, en retard. À l’école la matinée traîna, et la division le prit par surprise : encore plus dure que la multiplication, surtout quand la virgule entrait dans l’histoire, comme si le nombre refusait de tomber juste. L’après-midi, la directrice fit jouer Pierre et le Loup sur un vieux électrophone. Le diamant crachotait dans les sillons, et l’enfant compta les craquements plutôt que d’écouter le loup. Quand il reprit le chemin du retour, le soleil était bas et le pont réapparut au loin. Le brouillard avait disparu, l’horizon était net. En se penchant il ne vit plus de sang, seulement l’eau et les herbes qui prenaient la lumière du soir en éclats rapides. Les hêtres de l’autre rive frémissaient doucement. Il pensa qu’il aurait aimé pêcher là, maintenant, mais les devoirs l’attendaient. Cette pensée lui mit de l’ombre sur le visage et le cartable lui sembla d’un coup plus lourd. À force de changer de main pour le porter, il sentit monter une idée simple, brutale. Arrivé au pont, il prit son élan et jeta le cartable dans le Cher. Le soir, quand sa mère demanda où il était passé, il dit qu’il l’avait oublié à l’école. Pendant quelques jours il fit le trajet d’un pas plus léger, libre de ses expériences de pesée. Puis on découvrit le pot aux roses. Il fut puni par la mère, puis par la directrice. Les larmes, les reproches, la honte passèrent. Ce qui resta, sous tout ça, c’était autre chose : une joie sauvage, celle de refuser le poids qu’on lui mettait sur le dos, et de sentir que ça ouvrait, quelque part, un espace à lui. illustration Pont sur le Cher, Vallon en Sully|couper{180}