Pendant longtemps je suis un écorché vif, pas au sens noble, au sens bête et bruyant : pour un oui je m’enflamme, pour un non je cabre, et surtout pour un non je deviens ce conquérant de pacotille qui veut tout rafler d’un coup, la raison, l’affection, la paix, il faut qu’on m’aime et qu’on ne me contrarie pas, sinon je sens une panique monter comme si l’air se retirait d’un coup de la pièce ; je ne sais plus très bien d’où ça vient, je dis manque de confiance pour faire simple, mais c’est plus humide, plus ancien, un mélange de timidité maladive et d’orgueil démesuré, et je vois chez mon père la même allergie à la contradiction, ce refus d’être déplacé d’un millimètre, alors je me suis longtemps demandé comment il avait pu épouser ma mère, contradiction ambulante, peut-être qu’on va chercher l’angle qui fait mal pour sentir qu’on existe, je ne sais pas ; la vie, le vent, la pluie, le soleil m’ont passé dessus des milliers de fois, j’ai commencé à écouter tard, vers quarante-cinq ans, pas parce que je suis devenu sage mais parce que l’usure finit par forcer l’oreille. Je m’aperçois que je m’accapare les mots comme si je les avais inventés, je les mâche à ma façon, je les lance sans regarder leur définition commune, et quand je dis amour j’entends quelque chose qui brûle en moi et qui devrait, parce que ça brûle, trouver sa flamme en face ; je ne comprends pas qu’on puisse ne pas m’aimer alors que moi je peux aimer d’emblée, aimer trop, aimer sans preuve, et le bouchon n’est pas dans l’oreille, il est dans ma tête entière, c’est ma cervelle qui obture et qui rend sourd à l’idée simple que l’autre ne vit pas dans mon corps. Il m’a fallu des ruptures à répétition pour le voir : je dis je t’aime, je le crois, je le dis comme on pose une main sur une épaule, et puis un matin l’autre me regarde comme si j’avais déserté, comme si je laissais le mot au bord de la route sans l’accompagner, parce qu’elle attend des preuves et que je ne les donne pas, non pas par cruauté mais parce que je ne vois pas qu’il faut en donner ; je me souviens d’un anniversaire, d’une table déjà mise, d’un paquet posé devant moi, de son visage qui attendait, et de ma honte immédiate — pas de recevoir, mais de sentir que ce paquet m’enchaînait à un autre paquet futur, que le cadeau appelait le cadeau comme une dette, et je suis resté là, raide, incapable de jouer la gratitude qu’elle voulait voir, je l’ai remerciée mal, elle a pris ça pour du mépris, et j’ai pris sa déception pour une injustice, et le soir a tourné court ; voilà comment ça se passe, pas par manque d’amour mais par incapacité d’entrer dans son économie ordinaire. Je sais bien que, de temps en temps, je fais ce qu’il faut : un bouquet, un bijou, un voyage, mais je les fais comme on coche une case sur un calendrier, parce que la date l’exige, parce que la convention l’ordonne, et je sens que ça ne compte pas vraiment pour moi, que ça ne naît pas d’un élan vivant, alors ça sonne faux, et je tombe moi-même dans l’idée que l’amour devient falsification, rôle de mis en examen perpétuel où il faut prouver tous les jours, parfois plusieurs fois par jour, comme si l’aveu répété devait remplacer la chose, et là je me demande si ce n’est pas un enfer, une incarcération à ciel ouvert, une mécanique de guichet où l’on dépose sa pièce pour avoir droit au sourire. J’ai fini par croire pendant dix ans que je n’avais pas de cœur, que j’étais né mal câblé, que je n’étais pas tombé sur le bon cheval, puis j’ai compris que le problème n’était pas l’absence de cœur mais le type de cœur : je cherche un amour sans comptabilité, une alliance presque muette, une complicité qui se révèle dans le détail du monde, pas dans la preuve, être deux devant la pluie sur les pavés, le cri d’un oiseau dans le ciel, le silence qui descend sur les choses, et que ça suffise, sans devoir parler pendant des heures pour assurer l’existence de ce qu’on vit ; je veux le partage sans la mise en scène. Et pourtant je tombe toujours sur des femmes qui veulent des mots, qui veulent que je parle, que je raconte, que je prouve par la voix, et je m’y prête trop, je m’y perds, puis je me rebiffe, et c’est là que je détruis ce que j’ai désiré : je vois Cythère au loin, une île possible, et au moment où l’accostage devient réel, je me mets à ramer à contre-sens, par peur du contrat invisible, par peur de devoir payer chaque jour l’entrée sur l’île, alors je sabote, je me fâche, je dis que l’amour est imposture, alors que la seule imposture c’est d’avoir cru que ma flamme suffisait au monde.
illustration tempéra sur papier pb 2019