Quand les oiseaux picorent, surtout les moineaux, il y a toujours un guetteur. Toute la troupe se jette sur les miettes, et un seul reste à l’écart, tête levée, corps un peu de biais, prêt à lancer l’alerte. Enfant je cherchais celui-là, je le repérais au bord du cercle, et mon cœur se serre encore devant cette intelligence muette : la scène ne tient que parce que quelqu’un renonce à manger pour surveiller. Je pense alors à nos villes, à la manière dont elles traitent leurs guetteurs forcés. On tolère à peine les sans-abri, puis on leur retire les lieux où un corps peut se poser : un banc découpé par une barre, un rebord planté de pointes, une bouche de métro où l’on a ajouté une grille la semaine suivante, un renfoncement muré, une avancée d’immeuble où l’on a vissé un plot. Ce n’est pas spectaculaire, c’est du bricolage froid, répété partout, jusqu’à rendre la misère mobile par obligation. La ville ne veut pas voir ce qu’elle fabrique en creux ; elle préfère que ça passe, que ça glisse, que ça n’ait pas d’adresse. Le guetteur humain tourne autour des vitrines comme le guetteur moineau tourne autour des miettes, mais ici il ne protège personne : il s’abstient d’exister pour que les autres n’aient pas à se souvenir qu’il existe. Je retrouve la même logique quand je regarde ce qu’on fait des artistes et des petits métiers. Les comédiens de spectacle vivant expulsés parce qu’un bail “ne rapporte plus”, les ateliers d’artisans qu’on déloge pour faire place à une banque, à un magasin de fringues, à une enseigne identique à toutes les autres, les bourgs rabotés jusqu’à devenir une suite de façades interchangeables : on nettoie ce qui dépasse. Et puis il y a l’autre versant, celui qui se dit protecteur. On vous accueille, on vous réside, on vous installe dans des lieux parfaits. J’ai vu un Bateau-Lavoir d’aujourd’hui : blanc, vaste, lumineux, le sol encore neuf, les murs sans une trace, si bien qu’on hésite à poser une toile contre eux. Le pinceau devient prudent dans cette propreté ; on parle, on reçoit, on fait tourner les tasses et les contacts, et la peinture reste au fond, comme si le lieu demandait d’abord d’être à la hauteur de sa vitrine. On tient l’artiste là où il ne dérange pas trop, on l’encadre, on le rend montrable. Mais on ne tient pas longtemps un vivant à l’intérieur d’une cage, même dorée. Il y aura toujours des moineaux qui guettent de travers et qui filent au moindre faux pas, des sans-abri qui préfèrent une clairière au quadrillage des trottoirs, et des artistes inconnus qui choisissent la paix, l’atelier sale, l’obstination lente, plutôt que les salons où l’on sourit avant de refermer doucement la porte.


illustration Répétition en orange huile sur toile, pb 2019