Parler légèrement de choses graves, parler gravement de choses légères : ce n’est pas un jeu de style, c’est un changement d’axe, et je l’ai appris à mes dépens. Quand j’étais adolescent, j’étais lourd, compact, d’une gravité qui me collait aux épaules ; le monde n’avait qu’un seul visage à la fois, et dès qu’il en montrait deux je me sentais trahi. Je me souviens de ces retours à pied sur les chemins de campagne, après une phrase entendue au lycée, après un regard de fille dont je ne savais pas quoi faire, parce qu’elle pouvait être douce une heure et cruelle l’heure suivante, parce qu’elle pouvait être sainte et salope dans la même journée sans que ça lui pose problème ; moi, ça me pulvérisait. Alors je marchais longtemps, je sentais la jambe droite puis la jambe gauche reprendre le poids, je regardais les haies, les fossés, et c’est le corps qui finissait par me sortir de l’ambiguïté, pas l’esprit. À cet âge-là je perdais mes premiers cheveux, je voyais déjà que tout dépend du point depuis lequel on regarde, mais je n’avais aucune place intérieure pour cette découverte, elle n’entrait pas, elle me faisait peur. Plus tard, vers trente ans, j’ai trouvé une béquille : le cynisme. Ce n’était pas une intelligence supérieure, c’était un confort, une manière de ne plus être traversé de partout ; j’ai choisi un cap et j’ai marché dessus sans regarder les côtés, comme si le monde devait enfin cesser de me surprendre. Le cynisme a ses œillères, comme la politesse ou la gentillesse automatique : ça protège surtout de la fatigue d’être dérangé. Puis il y a eu le milieu de vie, l’époque où je croyais toucher une sorte d’amour large, une adhésion au monde, et, juste en dessous, les descentes brutales, les jours où l’abîme vous propose très calmement d’en finir, comme une option raisonnable ; grâce et disgrâce mêlées, sans cesse, et je voyais que les deux points de vue pouvaient cohabiter dans la même poitrine. C’est seulement en vieillissant que quelque chose s’est déplacé pour de bon : non pas que j’aie “maîtrisé” les points de vue, mais j’ai cessé d’en être le jouet. Il y a eu cette solitude grandissante, oui, mais avec elle une proximité étrange, presque fraternelle, avec les êtres et les choses, comme si le monde se rapprochait au moment même où je m’en éloignais ; et surtout il y a eu le silence. Pas un silence vide : un silence plein, d’où remontent les phrases avant même que je sache que je vais les dire. Je parle, j’ai l’air d’avoir une opinion, mais je sais qu’elle bougera demain, qu’elle dépendra d’une oreille, d’un temps, d’un angle ; alors je ne force plus. Je tente seulement de laisser apparaître ce silence-là, comme autrefois dans le laboratoire photo je plongeais le papier baryté, je voyais les noirs monter d’abord, puis les hautes lumières se stabiliser, et le monde sortait de l’ombre sans que j’aie eu besoin de l’inventer. C’est dans cet état que Gilgamesh revient me chercher : non pas comme une référence savante, mais comme une série d’images qui s’imposent la nuit, de grands tableaux à faire, des fresques où le héros, après avoir goûté à la douceur d’un monde paradisiaque, choisit de revenir sur terre pour une seule chose — ce miracle simple, inépuisable, de pouvoir changer de point de vue et recommencer à regarder.
illustration Antarcique, huile sur toile, pb 2019