La chanson commence par « ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers », et la première fois que je l’entends je viens d’avoir quatorze ans ; j’aime l’air, j’aime surtout qu’elle se joue sans ruse, trois accords à la guitare, une progression claire, et je m’y colle comme on s’accroche à quelque chose qui vous dépasse, j’apprends les paroles, je répète devant la glace, je m’observe chanter avec cette voix qui a déjà pris un peu de grave mais qui ne sait pas encore ce qu’elle dit, et pourtant le corps comprend avant la tête, ça me flanque des frissons, une peur heureuse, comme si une mémoire plus ancienne que moi reconnaissait le chemin alors que ma cervelle reste lourde, ignorante, sourde à son propre tremblement. Deux ans plus tard je suis assis dans le réfectoire de la pension religieuse d’Osny, c’est un lieu froid, tables longues, odeur de soupe qui colle aux vitres, et la salle sert de cinéma une fois par an ; l’établissement est tenu par des prêtres polonais, des hommes au visage fermé, certains avec une cicatrice nette sur la tempe ou un bras trop raide pour être seulement un bras, et je sais qu’ils ont survécu aux camps sans comprendre encore ce que ce mot contient, je sais seulement qu’on va revoir un film sur le père Kolbe, que c’est la deuxième fois, que l’an passé j’en étais sorti secoué mais debout, avec une sorte de sursis d’enfance, l’idée confuse qu’un geste peut sauver quelque chose. Cette fois-ci je regarde autrement, ou bien c’est le film qui devient autre parce que moi je suis devenu autre : Kolbe offre sa vie à la place d’un père de famille, et ce qui me frappe n’est pas l’héroïsme mais la mécanique autour, la précision glacée de la mort, l’organisation sans vacarme, l’injection, le corps qui tombe comme un dossier qu’on classe, et dans la pénombre je vois les prêtres immobiles devant l’écran, je les vois ne pas bouger, pas essuyer leurs yeux, ils ont passé ce cap depuis longtemps, ils sont de pierre parce que sinon ils exploseraient, et tout à coup je comprends que ce qui a été fait là-bas n’est pas une monstruosité tombée du ciel mais une possibilité humaine réalisée à fond, une capacité ordinaire portée à son extrême, et je sens une fatigue noire me tomber sur les épaules, pas une fatigue du film, une fatigue de l’espèce ; je me dis qu’on a été capables de planifier la destruction comme on planifie une usine, que ce n’est pas une folie isolée mais une logique partagée, et je me regarde, moi, garçon assis au milieu des autres carcasses du réfectoire, et je n’ai pas le droit de croire que je suis dehors, je n’ai pas le droit de déplacer la faute sur quelques uniformes : la cruauté n’a pas de frontière, elle n’a pas de race, elle circule, elle attend sa saison, et elle attend aussi en moi. À partir de ce jour-là, tout ce qui relève de la beauté, de l’art, de la poésie, je le vois comme une mince couche posée sur la chose que nous savons faire de mieux quand nous nous y mettons sérieusement : humilier, trier, enfermer, tuer proprement ; je ne dis pas que ça annule l’art, je dis que je ne peux plus y croire sans entendre, derrière l’image, le cliquetis du projecteur et ce silence dur des hommes qui savent. Le reste, je l’ai compris plus tard sans surprise : dès qu’on a peur, on refait les mêmes gestes, on dresse des lignes, on déclare des zones, on relance la machine sous un autre drapeau. Alors oui, quand quelques adolescents allumés taguent une vitrine juive ou une tombe, je ne feins plus de tomber des nues : ce n’est pas la nouveauté qui m’effraie, c’est la continuité, la persistance de cette part en nous qui réclame son tribut, et qui fait qu’une chanson peut vous sauver un instant, puis vous laisser, deux ans plus tard, devant l’écran, avec l’envie d’en finir avec tout mensonge sur l’homme, et avec l’obligation malgré tout de continuer à vivre parmi lui.


illustration Zoran Music peinture lors de l’exposition Regarder la mort comme un soleil , 2010 Bourg-en-Bresse