Aujourd’hui, je le sens sans effort : on peut affirmer une chose et son contraire, et personne ne tique. Une phrase passe le matin, son inverse passe le soir, même ton, même aplomb, même petit air raisonnable. Le vrai ne fait plus levier, le faux n’a plus besoin de ruser ; les deux s’annulent et on appelle ça “nuance” ou “ouverture d’esprit”. Il reste peut-être une poignée de gens capables d’entendre quand ça sonne faux. Les musiciens, par exemple, et encore, ceux qui ont l’oreille absolue. Les autres applaudissent parce que c’est écrit sur le programme. Même là, on discute : selon l’endroit où tu te places devant Boulez, ce que tu prends pour une faute devient un choix. Bateson appelait ça le double bind : on te dit “viens” et on te punit quand tu avances ; on te dit “sois libre” et on te cogne dès que tu sors du rail ; on te dit “je t’aime” et la main part au même moment. C’est banal, presque doux dans sa brutalité. Une mère serre son enfant, murmure “je t’aime”, et la gifle suit parce qu’elle a peur, parce qu’elle répète ce qu’on lui a fait, parce qu’elle ne sait pas faire autrement. Un père raidit la maison, distribue l’autorité comme un uniforme, et le soir, porte fermée, enfile un nez rouge, un string rose, n’importe quel déguisement qui lui permettra deux minutes d’air avant de retourner à son rôle. Voilà le cœur de la double contrainte : l’injonction et son annulation, l’étau qui se referme dans le même geste. Et à force de vivre là-dedans, on finit par confondre la contradiction avec la norme. Dans le grand théâtre social, c’est pareil : un jour on sacralise une image, le lendemain on la piétine, et celui qui demande “mais alors, on va où ?” passe pour un obtus. Le seul dogme qui tienne encore, c’est qu’il ne faut surtout pas choisir. En politique, ce n’est même plus un dérapage, c’est une technique : on promet, on renverse, on revendique le renversement, puis on explique que l’inverse était déjà contenu dans la promesse. Et comme on s’habitue à tout, ça devient respirable. L’habitude est une anesthésie commode : elle permet de supporter le brouillage sans avoir à le nommer. Pourtant il suffit parfois d’un acte minuscule pour remettre une ligne quelque part. On dit qu’il faut trente jours pour installer une habitude neuve. Alors j’essaie ça, volontairement, sur un détail bête et essentiel. J’ai arrêté de fumer il y a sept jours. Je ne le fais pas par vertu, ni pour économiser, ni pour me prouver quoi que ce soit de moral. Je le fais pour voir si je peux tenir un cap, n’importe lequel, contre cette époque qui te répète que tout se vaut. Je le fais pour vérifier qu’un choix existe encore : qu’il a une durée, des ratés, une obstination, une trace dans le corps. Et le corps répond déjà, sans discours : l’air entre plus loin, les poumons travaillent autrement, la tête s’allège par moments. Dans un temps où l’on voudrait me faire croire que fumer et ne pas fumer se valent, que dire oui et dire non se valent, tenir une direction minuscule devient une manière de rester debout. Trente jours. Pas pour être meilleur. Pour ne pas me dissoudre.