Girard dit vrai quand il montre Sancho Pança contaminé par le désir de Don Quichotte : l’île à gouverner, le titre pour la fille, rien de tout ça ne lui serait venu seul. Il lui fallait ce tiers parlant, ce modèle, pour que l’objet devienne désirable. Je pars de là pour distinguer désir et envie. Le désir ne file pas droit, il passe par un autre. L’envie, elle, se raconte comme une ligne directe : je veux ceci, maintenant, sans relais, sans légitimation, sans détour. Mais dès qu’on regarde de près, cette ligne directe est presque toujours un trompe-l’œil. Dans la vie courante, on veut ce que l’autre veut : non pas parce que l’objet contient une magie, mais parce qu’il est déjà investi par un désir qui fait fonction de garantie. En peinture, on l’apprend de façon brutale et plutôt honnête : la copie des maîtres est une médiation assumée. J’ai passé des semaines à recopier un petit Morandi trouvé dans un catalogue, une nature morte bête — deux bouteilles, une boîte, une table claire, rien de spectaculaire. Je voulais comprendre comment il tenait ce calme sans que ça devienne mou. Au début j’étais plein d’envie : je voulais “faire Morandi” d’un coup, retrouver son effet comme on attrape une pose. Évidemment ça ne marchait pas. Je changeais les valeurs au hasard, je salissais trop, je réchauffais une ombre parce que ça me “plaisait”, et le tableau devenait une caricature. Ce n’est qu’en acceptant le détour — refaire dix fois le même gris, mesurer où la lumière bascule, regarder comment l’espace respire entre les objets — que quelque chose s’est mis à tenir. Le maître, ici, n’était pas un dieu lointain : il était un relais concret entre mon désir de peinture et la peinture comme chose résistante. Or l’époque nous vend l’immédiateté comme émancipation : plus de maîtres, plus d’école, plus de médiation, seulement l’envie brute et le geste “authentique”. J’ai cru à cette fable, comme tout le monde. J’ai eu des phases où je me disais : stop aux références, je vais peindre “direct”, laisser venir, oublier Morandi, oublier tout. Et dans ces moments-là, un nouveau tiers a pris la place sans que je le voie. C’était l’accident, le hasard sacralisé. Je me mettais à attendre la tache heureuse, le coup de pinceau tombé “par chance”, le truc qui arrive tout seul et qui te donne une excuse pour dire : voilà, c’est moi, c’est singulier parce que c’est venu sans médiateur. Mais ce hasard-là n’est pas neutre. Dès qu’on le convoque, il devient modèle. On le désire comme on désirait le maître : parce qu’il promet une autorité extérieure, une fraîcheur garantie, un alibi contre l’imitation. On fait semblant de sortir du triangle en refusant les anciens sommets, et on en installe un nouveau, plus vague mais tout aussi tyrannique : l’idée du coup de dés qui te rendrait enfin original. Le piège n’est pas dans la médiation en soi — on ne s’en débarrasse pas — mais dans la croyance qu’on peut la supprimer. On ne fait alors que changer d’intercesseur, et se raconter que c’est la liberté.


illustration huile sur toile, pb 2019