On se raconte volontiers que l’idée vient du mental ; c’est un malentendu commode, parce qu’il nous laisse croire que nous en sommes l’origine. Je crois l’inverse : le mental prépare le terrain, il éclaire la table, il range l’atelier, il tient la porte entrouverte, mais il ne fabrique pas l’idée. L’idée arrive comme un événement. Une pensée, j’en ai à la pelle, elles passent comme des voitures sur un périphérique : je peux les laisser filer sans dommage. L’idée, elle, n’a rien de ce trafic. Elle tombe d’un coup, elle s’impose, elle fait une lumière qui change la nuit de densité, et si je ne l’attrape pas au vol, elle repart aussi vite qu’elle est venue. Je connais ce moment précis : il est deux heures du matin, je suis debout au milieu des toiles, je croyais “travailler”, je tournais autour d’une surface sans nécessité, et soudain une phrase me traverse — pas une phrase brillante, une phrase simple qui ordonne tout : “ce tableau ne parle pas d’énergie, il parle d’une séparation.” Là je sais. Je ne suis plus libre de bavarder avec la peinture : je dois suivre. Le lendemain je change le format, je retire des couleurs, j’abandonne une série entière, parce que l’idée a pris la main. C’est ça, une idée : pas une agitation, pas une humeur, mais une direction qui te déplace et te gouverne. Voilà pourquoi l’énergie, telle qu’on en parle partout aujourd’hui — “énergie”, “quantique”, “mystère”, slogans d’atelier — ne suffit pas. J’ai moi-même passé des années à “libérer des énergies” sur des toiles, à me défouler, à faire de la peinture comme on fait un rite pour tenir debout ; c’était vital, mais ce n’était pas une idée. C’était une pratique plastique, une manière de remuer le monde intérieur, pas une forme artistique qui s’impose au monde extérieur. Le jour où j’ai commencé à séparer les deux, quelque chose s’est ouvert : je peux peindre sans idée, et c’est parfois nécessaire pour vivre, mais je ne fais pas œuvre sans elle. N’importe qui peut s’improviser peintre, exposer, produire du joli ou de l’intéressant ; ce qui fait qu’un peintre devient un artiste, c’est la ligne d’idées qui le traverse et qu’il accepte de servir. À ce point-là, le médium devient secondaire : si l’idée exige une installation, une vidéo, un texte, une radio, je la suivrai. La mise en œuvre demande de l’énergie, bien sûr, mais pas l’énergie floue du “grand n’importe quoi” ambiant : une énergie canalisée, tendue vers une forme qui n’est pas négociable. Et c’est là qu’on se trompe encore avec la spontanéité. On la prend pour un don immédiat alors qu’elle est un effet de maîtrise. Regarder un potier monter un vase donne l’illusion que c’est facile ; on ne voit pas les années qui ont fabriqué ce geste tranquille. En peinture c’est pareil : plus on avance, plus on retient le pinceau, non pour perdre la spontanéité, mais pour la rendre durable, précise, respirable. Ce qui devient facile n’est jamais ce qui a été donné, c’est ce qui a été appris au point de ne plus peser. Et je me méfie désormais de chaque fois où je crois savoir quelque chose sur l’art : cette certitude-là fait perdre un temps fou. Je constate au contraire que plus j’avance, moins je sais ; et c’est peut-être la seule condition pour qu’une idée, un soir, repasse à toute vitesse et trouve encore en moi un grappin prêt.
illustration Etape de la construction d’un tableau (épopée de Gilgamesh) Huile sur toile format 80×65 cm 2019