Se salir amène d’abord à une souillure par ricochet dans les regards alentours, mais ça, je ne le sais pas encore : à huit ans le sale et le propre sont mêlés dans la simple sensation d’être là, de respirer, de jouer. J’ai les genoux écorchés parce que je grimpe aux arbres comme on revient à une maison, les doigts noirs à force de creuser des sillons d’irrigation entre deux flaques, et je regarde sans dégoût les papiers gras longer les berges, les nappes huileuses du sang des bêtes tuées en amont dériver par plaques lentes, déchirées, de tailles diverses ; pour moi ce ne sont que des couleurs, une odeur forte, un air épais dont je m’emplis. Puis arrive l’école, puis les parents, toute l’armada réunie pour m’apprendre que le monde se coupe en deux : propre/sale, bon/mauvais, et qu’il faut choisir son camp. Je revois la main de mon père qui me saisit par le poignet, pas méchante, juste ferme, et l’eau froide qui coule sur mes doigts pendant qu’il dit « va te laver », comme s’il parlait d’une faute. Ma mère, elle, n’a pas besoin de toucher : elle regarde les traces sous mes ongles avec un léger recul du buste, ce recul suffit, et je comprends qu’être sale n’est pas seulement avoir traîné dehors. J’entends bien qu’être sale, être cochon, n’est pas de bon ton, mais je bute longtemps sur le motif. On me sert l’hygiène : ne pas choper de microbes, ne pas tomber malade. J’accepte parce que c’est simple et que ça évite d’aller voir plus loin. Plus loin, justement, je découvre que la saleté n’est pas seulement une histoire de boue ou de mains noires, qu’elle vient après coup, quand un regard se pose. Je me masturbe, ça soulage, ça fait du bien sur le moment, puis la satisfaction retombe d’un coup parce que j’en ai plein les mains et que je ne sais pas où mettre ça ; les draps prennent, la literie se tait, et dans la chambre l’odeur change. Ce n’est pas tout de suite que je me sens sale, pas dans la peau, pas dans l’acte : c’est quand je passe devant le miroir, que je me vois d’un œil qui n’est plus le mien, l’œil retourné de quelqu’un d’autre, et que ce regard-là recouvre tout d’un film gris. Le jeudi matin, juste après ça, je renonce plus d’une fois au catéchisme ; je reste dehors, je compte les minutes en tournant autour du poulailler, et je m’arrange pour que personne ne me demande où j’étais. Même chose quand je mens ou quand je vole un truc sans y mettre de grande noirceur : la pourriture ne naît pas en moi d’abord, elle m’arrive par la face des autres. Je l’entends dans la voix d’un adulte, ce ton qui ne s’adresse pas à toi mais qui te désigne devant les autres : « celui-là, c’est un mauvais sujet ». Au caté, le curé sympa — il avait un cardigan élimé qui sentait la cire froide et la craie — me fait rester à la fin. On est seuls dans la petite salle, les chaises empilées contre le mur. Il me parle bas, pas pour me consoler, plutôt comme s’il épelait une règle : « quand tu fais ça, tu laisses passer le malin ». Il ne crie pas, il soupire, entre deux phrases il passe la main sur sa nuque, et ce geste me fait plus peur que ses mots. Je ne sais pas très bien ce que c’est, le malin, mais je sens qu’on vient de le déposer sur moi comme une étiquette. Alors je file au fond du jardin, je m’enferme dans les cabinets ; là au moins personne ne regarde, et j’imagine que le diable hésite à me suivre jusque-là. À force de bêtises, je me crois proie facile, et dès que l’angoisse remonte je me mets à genoux dans un coin, je prie tout bas. Je récite le Notre Père, et cette phrase revient comme un chiffon humide sur une tache : « pardonne-nous comme nous pardonnons… » À chaque fois le même mécanisme : je me salis, et hop, la prière me rince, tient le diable à distance pour quelque temps. Puis les années passent, la croyance s’effiloche ; j’abandonne le catéchisme, et le curé est mort depuis longtemps. Je repense à lui sans attendrissement : il faisait son travail comme on manie un couteau émoussé, avec bonne volonté, mais en coupant quand même. Sa compassion me dépassait parce qu’elle venait avec la menace, toujours, et qu’un gosse n’a pas de place pour deux choses contraires dans le même mot. Il savait donner le ton, oui, comme un récitant qui croit à sa partition. Je l’écoutais, je hochais la tête, je rentrais chez moi, et je mettais la saleté au même endroit que le reste : dans la peau, dans les draps, dans les yeux des autres. Ensuite j’allais laver mes mains. Pas pour être propre. Pour qu’on me laisse tranquille.


illustration huile sur papier pb 2019