L’enthousiasme a ses limites, et je vois bien comment, passé un certain point, il bascule dans son contraire. On chauffe, on chauffe encore, on se sent invincible, on croit tenir un sens, puis le corps réclame sa contrepartie : une baisse, un retrait, une fraîcheur parfois sèche, parfois glaciale. Ce n’est pas une morale, c’est une mécanique. Avant que l’assiette se rééquilibre, il y a ce moment instable où tout fait yo-yo, où la pensée saute d’une branche à l’autre, où l’on se surprend à parler trop vite, trop haut, comme si l’élan devait durer par lui-même. On peut s’en effrayer, mais c’est souvent juste le passage obligé : la température redescend, l’organisme cherche sa place, et on attend que ça se pose. Le problème commence quand l’enthousiasme n’a plus de frein interne, quand il s’emballe au point de ne plus entendre les signaux de retour. Là il devient dangereux, littéralement nocif, parce qu’il transforme tout en évidence, tout en nécessité, tout en mission. Les mouvements fanatiques vivent de ça : ils savent exciter, entretenir la chauffe, saturer l’espace jusqu’à rendre la froideur impossible. Et ils savent aussi qu’il suffit parfois d’un choc thermique brutal pour casser l’élan : une douche froide, une interruption violente, une humiliation publique, une peur soudaine. C’est là que les canons à eau, dans les manifestations urbaines, prennent tout leur sens : ce n’est pas seulement une technique de dispersion, c’est une technologie du refroidissement. On coupe la montée, on abat la fièvre, on ramène les corps à l’état d’objets mouillés, tremblants, silencieux. Ceux qui gèrent l’ordre public ont une science empirique de cette courbe-là : comment faire retomber, comment casser le rythme d’une foule, comment empêcher l’enthousiasme de tenir. Ce que je ne vois nulle part, en revanche, c’est la suite. Une fois que la fièvre est tombée, il reste quoi ? Un grand froid intérieur, une fatigue collective, une dépression qui ne fait pas de bruit et que personne ne sait traiter. On sait éteindre l’incendie ; on ne sait pas quoi faire des cendres. Et c’est ça qui m’inquiète : non pas la chute en elle-même — elle est inévitable — mais l’absence de soins, de lieux, de mots pour ce qui arrive après. Pas vous ?


*illustration* Autoportrait en négatif 2019