Il avait beaucoup parlé, puis le vide était venu d’un coup, vertigineux, comme après une montée trop longue. Il avait regagné son mutisme familier, cette zone froide où il se recolle dès que les autres ont trop frotté. Dans le silence de l’atelier, il s’assit et regarda ce qu’il avait fait cette semaine. Il passa d’une toile à l’autre sans bouger le corps, seulement les yeux. Peu de chose tenait. Ici une surface trop bavarde, là une facilité de couleur venue pour remplir, ailleurs une idée repeinte au lieu d’être vue. Tout parlait trop, et pour ne rien dire. La question qu’il traînait depuis des semaines lui revint, mais cette fois au ras des pinceaux sales et des cadres empilés : est-ce qu’il peignait parce qu’il en avait besoin, ou parce qu’il ne savait plus comment exister sans ça. Il ne se sentait plus poussé vers le travail. L’élan avait lâché. Il restait l’habitude, la nervosité sèche d’un corps qui continue alors qu’il n’y croit plus, et l’arrière-fond du marché, non pas comme idée, mais comme pression sourde : un prix à tenir, une expo à assurer, un trou dans le compte qui ne se remplissait pas. L’hiver finissait pourtant. La lumière revenait. Les bourgeons du lilas qu’ils avaient planté, S. et lui, s’ouvraient timidement au bord du jardin. Il eut envie d’une cigarette, la main y alla presque, puis il se souvint : il avait arrêté. Il rinça ses pinceaux sous l’eau froide. Le geste le calma une seconde. Comment avait-il pu en arriver là. La soixantaine approchait, et rien ne se redressait. Le mois dernier, rien vendu. Le mois d’avant, rien non plus. Une exposition sans suite, deux coups de fil pour demander un rabais, un virement attendu qui ne venait pas. L’argent manquait, l’urgence l’avait fait peindre en roue libre, comme pour boucher un trou avec de la peinture. Il avait déjà traversé des passages durs, oui, mais cette fois ce qui lui manquait, c’était le petit crédit intérieur qu’on se donne pour tenir. Il se regardait travailler avec une lucidité sans pitié, et la pitié ne servait plus à rien. Il avait eu ses chances, plusieurs même. Mais chaque fois, au moment où quelque chose commençait à tenir, une envie d’ailleurs se levait en lui, non pas héroïque, plutôt un dégoût de la place prise. Il lâchait avant de savoir pourquoi. Il se promettait plus grand, plus vrai, plus indéfinissable, et il ne faisait que déplacer le manque. Il aurait pu admettre qu’il ne cherchait pas la réussite, qu’il en mimait les gestes comme on mime une langue étrangère en espérant qu’elle devienne naturelle. Il se raccrocha à de vieux réflexes. Enfant, après un tour pendable, il récitait deux ou trois Notre Père et se sentait lavé. Aujourd’hui ça ne marchait plus. Alors il rangea. Il balaya l’atelier. Une semaine à peindre jour et nuit avait mis une poussière partout, de la couleur sèche sur le sol, des papiers chiffonnés, des idées noires aussi, dans les coins. En balayant il se revit gamin, sournois et malheureux, cherchant à se faire remarquer pour arracher un peu d’amitié. Le père revenait avec son regard. Au mieux l’indifférence, au pire la moquerie qui coupe. « Toi, tu es un artiste. » Il avait pris ça au sérieux. Il avait construit sa vie là-dessus, d’abord comme on obéit, ensuite comme on défie. Avec le temps il s’était fabriqué une histoire supportable : si le père crachait sur les artistes, c’est qu’il en portait un en lui et qu’il s’était dégonflé. Et lui, le peintre, aurait pour mission de payer la dette, de réussir à sa place. Cette idée l’avait tenu des années. Elle le fatiguait maintenant. Elle laissait une vanité épaisse dans la gorge, et pourtant il voulait sauver un petit coin de justesse, un reste de poésie à ne pas vendre. Il pensa au père et à lui dans cette tentative absurde de rachat, et sentit que quelque chose, là, touchait sa limite. Il était encore dedans quand S. apparut sur le seuil. Elle tenait une feuille, quelques notes, la liste des choses à régler avant l’exposition : appels, accrochage, cartons, horaires. Elle dit son prénom, le ramena d’un coup dans le présent. Il la regarda. Les mots ne vinrent pas. Il s’enfonça un peu plus dans son silence, parce que c’était le seul endroit où, pour l’instant, il tenait encore.
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illustration huile sur toile, détail pb 2019