Il y avait un homme dans cette ville qui ne prenait jamais les transports en commun. Il marchait. Il marchait même quand il aurait pu gagner une heure, même quand la pluie tombait en biais. Il avait compris que ses pensées prenaient le pas, qu’elles se mettaient à tourner à la vitesse de son corps, et il aimait cette façon d’être tenu par un rythme simple : un pied devant l’autre, et l’esprit qui suit. Un soir, en rentrant de son bureau à l’autre bout de la ville, il aperçut une femme à quelques mètres devant lui. Il ne voyait pas son visage. Il voyait seulement la façon dont elle occupait le trottoir : une nuque droite, une épaule légèrement plus haute que l’autre, un sac porté trop bas, comme si elle ne voulait pas y penser. Sa marche avait un accent, un petit déséquilibre élégant qui la rendait tout de suite reconnaissable. D’habitude, quand une passante lui plaisait, il accélèrait pour la dépasser, juste assez, puis se retournait d’un coup d’œil, vite, avant de se sentir ridicule. Et presque toujours il était déçu : le visage n’accordait pas la promesse de la silhouette, ou bien c’était lui qui avait rêvé trop vite. Ce soir-là, il n’eut même pas l’énergie de tenter le jeu. Il resta derrière, à la même distance, comme si le hasard avait choisi pour lui. Ils avancèrent ainsi pendant une demi-heure, peut-être davantage. Ce n’était pas la poursuite qui l’étonnait, c’était sa durée : aucun des deux ne coupait par une rue transversale, aucun ne prenait la tangente. Le même trajet, le même débit de pas, la ville qui se replie autour d’eux sans rien dire. Il s’en servait comme d’un fil pour oublier la fatigue qui descend dans les jambes, les pieds qui chauffent dans les chaussures, et aussi pour ne pas penser trop tôt au vide du soir. Quand ils arrivèrent devant son immeuble, il commençait déjà à se demander ce qu’il allait manger — une soupe, un morceau de fromage — et s’il allumerait la télévision ou non. C’est là qu’il vit la femme s’engouffrer sous le porche. Son porche. Elle eut comme une hésitation, un bref arrêt au seuil, une main remontée à la bretelle du sac, et elle entra d’un pas sec. Il ralentit d’un coup, presque inquiet de faire du bruit. Il entendit la lourde porte d’entrée se tirer, puis les pas sur le carrelage, nets, pressés, avalés par le corridor jusqu’à l’ascenseur. Le battant se referma, étouffé. Alors seulement il entra. Le hall n’était plus tout à fait le même. Un parfum fruité, très léger, flottait encore dans l’air, comme si quelqu’un venait de passer exprès pour le laisser là. Il leva les yeux vers la cage d’ascenseur, tendit l’oreille. L’arrêt, un seul, au palier de son étage. L’ascenseur redescendrait trop vite s’il l’appelait. Il prit l’escalier. Le silence le prit à la gorge dès le premier étage. Pas de sonnette, pas de porte qu’on heurte, pas de voix derrière un judas. Rien. Plus il montait, plus ce rien devenait une présence. Il posa la main sur la rampe, leva la tête vers le haut, sans voir autre chose qu’un cône de marches. À l’avant-dernier palier, son souffle se mit à tirer court. Une douleur sourde lui mordit la poitrine, puis glissa dans le bras gauche comme un fil chaud. Il s’arrêta une seconde, serra la rambarde, puis continua, vexé presque de ce ralentissement. Et au dernier tournant, il la vit. Elle était immobile devant sa porte, de dos, comme si elle attendait un signe qu’il n’avait pas encore donné. Il toussa pour signaler sa présence. Elle se retourna lentement. Il eut à peine le temps de saisir l’ovale du visage, une lueur dans les yeux, et tout se déroba. Le mur se mit à tourner, la rampe lui échappa, ses genoux plièrent sans qu’il comprenne. Il bascula, non pas dans une rue perpendiculaire cette fois, mais dans un autre plan, plus sec, sans retour, et il s’effondra sur le palier comme un manteau qu’on lâche. Ensuite il n’y eut plus que le bruit de sa respiration qui s’éteint, et l’odeur légère du parfum qui restait là, suspendue.
illustration Acrylique et fusain sur papier 1998