Je me lève, encore flou, je tends la main. Le téléphone est déjà tiède, fidèle comme une vieille bouillotte. Premier écran : un brunch à Barcelone, œufs brouillés nappés d’une sauce teriyaki (ou tahiaki, on ne sait plus), trois pignons de pin posés comme des survivants, quelques graines de sésame luisantes. Et la cive, toujours la cive, qu’aucun rayon de supermarché ne daigne fournir.

Je ferme. Je rouvre. Un wok de chou chinois sous une cascade de worcester mal orthographiée, une citation fausse de Rimbaud, un chat qui tombe de sa table avec conviction. Même brunch, même cive.

Parfois surgit une silhouette de femme : longues jambes nues, cadrage appliqué. En surimpression :
« cc bb vien me voire ojd soir 100% real tkt dsl pr la foto stp cliK ICI ».
Chaque mot un caillou dans la chaussure. cc pour coucou, bb pour bébé, ojd pour aujourd’hui, tkt pour t’inquiète, dsl pour désolé. Une langue coupée en morceaux, bricolée pour séduire mais qui ne fait que repousser. Je scrolle plus vite, presque soulagé.

Je ferme. Je rouvre. Nouvelle indignation recyclée, nouvelle danse en short fluo, nouvelles sauces : worcester, teriyaki, sriracha. La cive refait surface, fantomatique. Et revoici les jambes, accompagnées cette fois d’un « rdv a tt bb », suivi d’un « pk tu reponds pas mdrr ». Le charme est cassé avant même d’avoir existé.

Tout devient glossaire : cc, bb, rdv, ojd, pk, pkoi, tkt, dsl, svp, stp, msg, a tt, a+, mdrr, ptdr, vien me voire, je taten, 100% real, cliK ICI. Une incantation absurde qui se répète comme une prière mécanique.

Et puis, l’inévitable : POV. Trois lettres en majuscules, plantées là sans explication. Point Of View, paraît-il. Mais ici, c’est juste une enseigne clignotante qui me place de force dans un rôle idiot. « POV : tu me regarde », « POV : tu vien ojd bb 100% real », « POV : tu scroll tjrs ». Comme si on devait m’indiquer où mettre mes yeux, ou quoi penser de ce que je vois.

Je crois ouvrir une fenêtre, mais c’est une cage. Chaque geste qui devait me distraire me ramène à la même boucle : sauces à la mode, pignons de pin, cive introuvable, worcester mal orthographiée, jambes pixelisées couvertes de fautes, glossaire d’abréviations incompréhensibles. Tout revient, tout insiste, tout sature.

Je ferme. Je garde le téléphone en main. Écran noir, toujours chaud. Je regarde dehors : lumière blanche, arbres agités, l’air qui circule librement. Je me dis : peut-être que c’est là l’évasion. Mais déjà le pouce revient, comme malgré moi. Et reparaissent les sauces, la cive, les jambes, les fautes, le glossaire, le POV.