Écrire est d’abord une affaire avec soi-même. J’en fais un dossier sans témoin, porte close, bouton tourné jusqu’au clic. Parler de ce que j’écris m’apparaît obscène : question d’hygiène de procédure, on ne commente pas une instruction en cours. Je reste seul, et cela me va. Seul dans l’écriture, seulement : pour le reste je fais comme tout le monde, hauts et bas, un tempérament qui grince au réveil et mord à la remarque. J’ai longtemps cru à la sagesse qui s’installe : clause de style. Je garde une pellicule de bienveillance, vernis utile pour que la poussière n’accroche pas. Autrefois je me pensais généreux jusqu’au fond ; désormais j’écarte ces mains tièdes qui piochent dans le stock de patience. Mon dernier bastion est là. Écrire, c’est instruire : rassembler les pièces, numéroter, classer, et quand rien ne tient, tamponner “à revoir” plutôt que “sans suite”. Parfois je me dis que la même opiniâtreté, placée dans des affaires plus juteuses, m’aurait donné ce regard cassant, la journée découpée au quart d’heure, la mâchoire serrée. Mais je n’y respire pas. Malgré mes jérémiades, je ne suis pas sans paix : une ataraxie tiède où je me plais tant qu’on ne me surprend pas à y nager. Qu’on me voie, et je relève la herse : ironie, mauvais esprit, deux calembours pour la route — l’aîné qu’on adore détester, le fameux mauvais objet, prêt à signer. Toute affaire sérieuse commence porte close. L’atelier ne déroge pas. Ce matin, j’ai mis un peu de chauffage ; l’air a changé d’odeur, mélange de plinthe tiédie et d’essence maigre, et une poussière dorée tenait en l’air au-dessus du radiateur. Personne n’est venu. Je me suis planté devant la toile : deux heures à chercher des clairs qui tiennent, à remplacer ces couleurs qui viraient criardes dès qu’elles buvaient l’air. À la fin, j’ai reculé jusqu’au mur : j’avais détruit une grande part de ce qui tenait. Et pourtant, c’est de cette disparition que je tire la preuve de ce qui avait tenu — comme on lit un délit à la forme exacte du vide qu’il laisse. Je ne m’installe plus. Ni dans la peinture, ni dans l’écriture. Je marche. D’un point immobile vers un point immobile. Battement court. Battement long. Relance. Entre-deux de rêve. Le blanc cesse de couler ; je dévisse. Crissement minéral du pas de vis : petit plaisir malade. Je cure, j’essuie, je revisse ; capuchon sur sa lanière, clic net. Demi-tour : l’escalier, le bureau, l’écran. Je code comme on ajoute une pièce au dossier : nom de fichier, date, motif. Cette nuit, long métrage en Technicolor : couloirs, portes lourdes en bois exotique, ferrures ciselées, gonds d’argent. À quoi bon des gonds d’argent si la porte ne sait pas sur quoi elle bat ? J’appelle cela le bastion. Un danger approche ; on se prépare. Une femme paraît, une lettre à la main, devant une porte qui n’a pas bougé ; personne ne l’a vue entrer. Ce n’est pas d’elle que vient l’attaque. Un homme se crispe, l’aveu passe par la peau ; on le désigne, traître. Il tire un long couteau ; je pare — je ne sais comment — et la lame lui tranche net la gorge. Son regard s’ouvre, comme s’il voyait le plan depuis le plafond ; puis il tombe. Je sais. J’avance : enfilade de salles de plus en plus vastes, guerriers immobiles — samouraïs peut-être — micromouvements à mon passage, signe convenu : laissez-le. Fin de couloir : un vide propre, précipice, bout des locaux donc bout du monde. Silence. Je me réveille avec l’odeur de térébenthine dans la gorge. Le chauffage ronronne faiblement. Le capuchon du blanc a cliqueté tout à l’heure — je l’entends encore. Dossier rouvert demain matin : même porte, même clic, même froid aux doigts.
Déchiffrage des rythmes
[Anacrouse] Écrire est d’abord une affaire avec soi-même.
[Hypotaxe] J’en fais un dossier sans témoin, porte close, bouton tourné jusqu’au clic.
[Hypotaxe] Parler de ce que j’écris m’apparaît obscène : question d’hygiène de procédure, on ne commente pas une instruction en cours.
[Parataxe] Je reste seul, et cela me va.
[Isocolon] Seul dans l’écriture, seulement : pour le reste je fais comme tout le monde, hauts et bas, un tempérament qui grince au réveil et mord à la remarque.
[Hypotaxe] J’ai longtemps cru à la sagesse qui s’installe : clause de style.
[Hypotaxe] Je garde une pellicule de bienveillance, vernis utile pour que la poussière n’accroche pas.
[Hypotaxe] Autrefois je me pensais généreux jusqu’au fond ; désormais j’écarte ces mains tièdes qui piochent dans le stock de patience.
[Clausule] Mon dernier bastion est là.
[Anacrouse] Écrire, c’est instruire :
[Carrure 1-2-3-4] rassembler les pièces, numéroter, classer, et quand rien ne tient, tamponner “à revoir” plutôt que “sans suite”.
[Hypotaxe] Parfois je me dis que la même opiniâtreté, placée dans des affaires plus juteuses, m’aurait donné ce regard cassant, la journée découpée au quart d’heure, la mâchoire serrée.
[Clausule] Mais je n’y respire pas.
[Hypotaxe] Malgré mes jérémiades, je ne suis pas sans paix : une ataraxie tiède où je me plais tant qu’on ne me surprend pas à y nager.
[Tirets d’incise] Qu’on me voie, et je relève la herse : ironie, mauvais esprit, deux calembours pour la route — l’aîné qu’on adore détester, mauvais objet notoire, prêt à signer.
[Anacrouse] Toute affaire sérieuse commence porte close.
[Parataxe] L’atelier ne déroge pas.
[Hypotaxe] Ce matin, j’ai mis un peu de chauffage ; l’air a changé d’odeur, mélange de plinthe tiédie et d’essence maigre, et une poussière dorée tenait en l’air au-dessus du radiateur.
[Parataxe] Personne n’est venu.
[Hypotaxe] Je me suis planté devant la toile : deux heures à chercher des clairs qui tiennent, à remplacer ces couleurs qui viraient criardes dès qu’elles buvaient l’air.
[Hypotaxe] À la fin, j’ai reculé jusqu’au mur : j’avais détruit une grande part de ce qui tenait.
[Clausule] Et pourtant, c’est de cette disparition que je tire la preuve de ce qui avait tenu — comme on lit un délit à la forme exacte du vide qu’il laisse.
[Parataxe] Je ne m’installe plus.
[Isocolon] Ni dans la peinture, ni dans l’écriture.
[Marche ternaire] Je marche. D’un point immobile vers un point immobile. Battement court.
[Marche 1-2-3-4] Battement long. Relance. Entre-deux de rêve. Le blanc cesse de couler ; je dévisse.
[Hypotaxe] Crissement minéral du pas de vis : petit plaisir malade.
[Marche ternaire] Je cure, j’essuie, je revisse ; capuchon sur sa lanière, clic net.
[Carrure 1-2-3-4] Demi-tour : l’escalier, le bureau, l’écran, le code.
[Isocolon] Je code comme on ajoute une pièce au dossier : nom de fichier, date, motif.
[Anacrouse] Cette nuit, long métrage en Technicolor :
[Asyndète] couloirs, portes lourdes en bois exotique, ferrures ciselées, gonds d’argent.
[Isocolon] À quoi bon des gonds d’argent si la porte ne sait pas sur quoi elle bat ? J’appelle cela le bastion.
[Parataxe] Un danger approche ; on se prépare.
[Hypotaxe] Une femme paraît, une lettre à la main, devant une porte qui n’a pas bougé ; personne ne l’a vue entrer.
[Parataxe] Ce n’est pas d’elle que vient l’attaque.
[Hypotaxe] Un homme se crispe, l’aveu passe par la peau ; on le désigne, traître.
[Polysyndète légère] Il tire un long couteau ; je pare — je ne sais comment — et la lame lui tranche net la gorge.
[Clausule] Son regard s’ouvre, comme s’il voyait le plan depuis le plafond ; puis il tombe.
[Syncope] Je sais.
[Hypotaxe] J’avance : enfilade de salles de plus en plus vastes, guerriers immobiles — samouraïs peut-être — micromouvements à mon passage, signe convenu : laissez-le.
[Clausule] Fin de couloir : un vide propre, précipice, bout des locaux donc bout du monde.
[Syncope] Silence.
[Hypotaxe] Je me réveille avec l’odeur de térébenthine dans la gorge.
[Parataxe] Le chauffage ronronne faiblement.
[Clausule] Le capuchon du blanc a cliqueté tout à l’heure — je l’entends encore.
[Isocolon + Anaphore] Dossier rouvert demain matin : même porte, même clic, même froid aux doigts.
Illustration : Augustin Lesage