La cuisine tient lieu de tout : carrelage froid, formica, aluminium des pieds de table, peinture verte, paillasse où les cuivres reposent propres ; l’automne entre avec l’humidité des manteaux. On parle des résultats, non pas pour comprendre, pour tenir l’aveu à distance ; il revient de la route — parkings, chambres impersonnelles, odeur d’essence — et la solitude des kilomètres a déjà serré la main avant qu’elle ne se referme. Non pas l’enfant qu’il ne comprend pas, plutôt celui qu’il comprend trop : même inflexion, même dérobade, et l’obligation tacite de réparer ce qui a manqué. Ce qui arrive n’arrive pas : le geste survient comme si de tout temps il avait été là, et l’on reste à la même place, tenu par le quadrillage des dalles et la ligne brillante des pieds d’aluminium ; on ne nomme pas, on respire court, on attend que la pièce relâche. La violence, la rage, l’amour — ensemble et pourtant séparés : on croit choisir, on reconduit ; non pas une première fois, la répétition comme loi domestique, saisonnière, exacte. La peinture verte garde la lumière basse ; les cuivres tiennent le silence ; le formica renvoie le visage sans centre. Alors l’automne se replie dans l’odeur du café tiède, la table refait son rectangle, et sur le carrelage la fraîcheur persiste — rien d’autre.
tenir l’aveu à distance

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fictions
La lisière
La forêt tient lieu de repli : odeur d’humus, écorce humide, lisière où la parole cesse et le souffle trouve sa cadence ; les lacs tiennent lieu d’écoute, surface lisse qui ne rend rien et pourtant garde tout. Le vélo trace une ligne pour se tenir vivant — non pas fuir, tenir au bord ; non pas héroïsme, l’allongement de la distance jusqu’à épuiser le nom ; chaque jour un peu plus, la route gagne sur la pièce. Ce qui serre revient, mais autrement : la colère n’est pas un cri, c’est un dépôt, une densité ; non pas un choc, une nappe qui monte, régulière, exacte. On voudrait disparaître, on reste ; on voudrait rester, mais autrement : pédaler jusqu’à n’être plus que jambes, souffle, goudron, et que la tête décroche, à peine tenue par la visière. L’envie de fuir et l’envie d’être là se tiennent ensemble — non pas contraires, tenons d’une même plaie ; le paysage accepte tout et ne répond de rien : les troncs se succèdent, la chaîne claque, un chien aboie sans insister. La haine gonfle, oui, mais non pas pour détruire : pour écarter, pour tenir l’aveu à distance ; on croit à la réparation, on reconduit ; on croit à la justice, on compte ; on compte, on compte encore, et l’on apprend que les nombres n’ouvrent pas. L’amour n’est pas cela ; ce n’est pas l’effort, ni l’excuse, ni la dette payée de plus ; ce n’est pas comprendre — c’est laisser être sans redresser. Alors on s’arrête au bord du lac : le vent plisse à peine la surface, la roue tourne encore dans le vide, et le cercle demeure privé de centre.|couper{180}

fictions
Ce qui vient sans venir
Été, Bourbonnais : on parle pour ne rien avouer ; trois amis, une fille ; l’air chauffe ; la pluie décide tout. Non pas une averse, mais une chute qui efface la route et fait de la grange un lieu ; non pas dedans ni dehors, un seuil, le plus étroit. La guitare cherche un centre — deux accords, à peine —, mais le centre manque, glisse avec l’eau le long des pierres ; on se rassemble, non pour être ensemble, pour tenir à l’abri du nom. Cela arrive (ce qui n’arrive pas) : dans l’encadrement, la lumière avant la personne ; une robe blanche que le jour traverse ; N., sœur de la fille, et pourtant étrangère, comme si la parenté avait été retirée. Grâce : non pas faveur, non pas bonheur, mais suspension ; quelque chose ôte la parole, met le corps à part, le cœur hors de lui. On ne sait pas si c’est entrer ou nous rejoindre ; elle ne vient pas, elle est venue, et avec elle l’écart. Le coup au cœur — non pas choc, déplacement — défait les gestes : les doigts ne touchent plus les cordes, ils gardent la distance. On ne voit pas son visage ; c’est la porte qui regarde. La pluie, reprise par le vent, devient une ligne claire ; la grange devient son contraire ; et ce qui reste de l’après-midi, tenu dans ce cadre, recommence à manquer.|couper{180}

fictions
POV
Je me lève, encore flou, je tends la main. Le téléphone est déjà tiède, fidèle comme une vieille bouillotte. Premier écran : un brunch à Barcelone, œufs brouillés nappés d’une sauce teriyaki (ou tahiaki, on ne sait plus), trois pignons de pin posés comme des survivants, quelques graines de sésame luisantes. Et la cive, toujours la cive, qu’aucun rayon de supermarché ne daigne fournir. Je ferme. Je rouvre. Un wok de chou chinois sous une cascade de worcester mal orthographiée, une citation fausse de Rimbaud, un chat qui tombe de sa table avec conviction. Même brunch, même cive. Parfois surgit une silhouette de femme : longues jambes nues, cadrage appliqué. En surimpression : « cc bb vien me voire ojd soir 100% real tkt dsl pr la foto stp cliK ICI ». Chaque mot un caillou dans la chaussure. cc pour coucou, bb pour bébé, ojd pour aujourd’hui, tkt pour t’inquiète, dsl pour désolé. Une langue coupée en morceaux, bricolée pour séduire mais qui ne fait que repousser. Je scrolle plus vite, presque soulagé. Je ferme. Je rouvre. Nouvelle indignation recyclée, nouvelle danse en short fluo, nouvelles sauces : worcester, teriyaki, sriracha. La cive refait surface, fantomatique. Et revoici les jambes, accompagnées cette fois d’un « rdv a tt bb », suivi d’un « pk tu reponds pas mdrr ». Le charme est cassé avant même d’avoir existé. Tout devient glossaire : cc, bb, rdv, ojd, pk, pkoi, tkt, dsl, svp, stp, msg, a tt, a+, mdrr, ptdr, vien me voire, je taten, 100% real, cliK ICI. Une incantation absurde qui se répète comme une prière mécanique. Et puis, l’inévitable : POV. Trois lettres en majuscules, plantées là sans explication. Point Of View, paraît-il. Mais ici, c’est juste une enseigne clignotante qui me place de force dans un rôle idiot. « POV : tu me regarde », « POV : tu vien ojd bb 100% real », « POV : tu scroll tjrs ». Comme si on devait m’indiquer où mettre mes yeux, ou quoi penser de ce que je vois. Je crois ouvrir une fenêtre, mais c’est une cage. Chaque geste qui devait me distraire me ramène à la même boucle : sauces à la mode, pignons de pin, cive introuvable, worcester mal orthographiée, jambes pixelisées couvertes de fautes, glossaire d’abréviations incompréhensibles. Tout revient, tout insiste, tout sature. Je ferme. Je garde le téléphone en main. Écran noir, toujours chaud. Je regarde dehors : lumière blanche, arbres agités, l’air qui circule librement. Je me dis : peut-être que c’est là l’évasion. Mais déjà le pouce revient, comme malgré moi. Et reparaissent les sauces, la cive, les jambes, les fautes, le glossaire, le POV.|couper{180}
