Je te le dis à toi parce que tu vois le tableau quand j’ouvre la porte : mal dormi, mauvaise humeur, et tout de suite l’immense camion planté devant la maison — la rue bloquée, les trottoirs aussi — pour la nouvelle charpente de l’épicerie turque, ils sont trois à décharger dont le patron juché tout en haut, inspecteur des travaux finis, donc ils sont deux seulement à tirer pendant que la grue bascule et que tous les fils électriques traversent la rue trop bas, alors je dois faire le tour du pâté de maisons pour aller au marché et, là-bas, au loin, deux types en uniformes — la municipale, bien gras, placides — qui observent ; et en plus un temps gris, maussade, et en plus les gens au volant encore moins miséricordieux que d’habitude, ils foncent, ne laissent pas passer, vocifèrent si je traverse, surtout si je passe en leur faisant, oui, un bras d’honneur, et en plus ce matin le marché est quasi vide, le Sagittaire n’est pas là, seulement des employés, mine maussade, peu locaces, tous en noir, pas grand-chose au bout de l’étal, les plateaux à un euro pourris, des légumes, des fruits qui s’affaissent sur eux-mêmes — quelle misère — et, par-dessus le marché, la femme à qui je demande un kilo de navets qui veut me les faire payer plus cher que l’affiché ; tu vois la journée, je me dis que j’aurais mieux fait de me recoucher, j’ai si mal dormi, je suis de si mauvaise humeur, et ce camion qui va probablement rester là toute la journée, et mon élève handicapée qui vient, qui ne pourra pas passer, et parfois je pense à la mort, j’avoue, ça n’a pas l’air de grand-chose, ça a l’air exagéré peut-être, mais j’y pense quand même — mourir, ne plus voir tout ça, fermer les yeux et que ça aille comme ça peut —, bon débarras de part et d’autre, sans rancune, tu comprends ce que je veux dire.
09 octobre 2025
