18 novembre 2024
Passage ce matin sur Le Cavalier des touches et lecture de Je viens de perdre un ami, un texte de 2014. Ça fait remonter des souvenirs. Et ce fantasme, toujours là, qu’une amitié puisse être « gratuite ». Une illusion que j’ai longtemps entretenue, avant d’y renoncer. Pourquoi ? Je ne suis pas intéressé, pas le moins du monde. Avec le recul, ça me paraît exagéré, ridicule même. Enfantin. Mais je préfère être ridicule et enfantin. Ça me va. Ça me protège. Non sans une certaine violence à l’écrire, d’ailleurs.
Intéressant, tous ces commentaires sous le texte de M.W. Il précise que c’est « non biographique », mais qu’il s’appuie sur des sources précises. Des livres cités directement dans le corps du texte, pour étayer son propos. Voilà donc, par l’entremise d’une expérience personnelle, comment un billet peut devenir pointu, précis, documenté. Si l’expérience est vraie — pourquoi ne le serait-elle pas ? — le fait de creuser, d’explorer chaque détail, chaque piste, chaque nuance, ça permet deux choses : prendre du recul, ce qu’on appelle faire son deuil, et faire de la littérature.
C’est peut-être ce que je fais, ici, sur ces blogs. Depuis des années. Comme Monsieur Jourdain, sans le savoir. Et aussi, je dois dire, ça me fait plaisir de voir un billet de blog aussi long. Ça devient rare.
Ce matin, je me suis levé avec l’envie de vociférer par écrit. Puis je suis sorti dans la cour, pieds nus. Le ciel était clair, et j’ai aperçu la lune. Un instant, le froid et l’idée de mon insignifiance m’ont calmé. Ensuite, sans doute à cause du titre de ce blog — Le Cavalier des touches — j’ai pensé à Céline, à ses petits points de suspension, au Voyage au bout de la nuit. À cette immense colère que j’avais ressentie, la première fois que j’avais ouvert ce livre.
En buvant mon café sans sucre, j’ai ressenti une autre amertume. Celle d’avoir perdu encore un peu plus de naïveté. Comme beaucoup d’entre nous. Cette naïveté qui nous allait bien. Que nous entretenions. Que nous chérissions même, parce qu’elle rimait avec confort, sécurité. Et un peu autruche, aussi. M.Z ( ou M.W) est médecin comme L.F. D. Ce qui me fait penser que l’empathie est semblable à un premier réservoir de fusée, qu’on doit forcément lâcher tôt ou tard pour s’échapper de la stratosphère, parvenir au vide sidéral.
J’ai continué à recouvrir de blanc deux grands panneaux en vue de l’exposition prochaine à S. Le fait que le blanc ne soit jamais aussi blanc qu’on le voudrait est assez fascinant, je remets parfois jusqu’à cinq couches à certains endroits, puis je me recule, c’est à nouveau un gris.
Pour continuer
Carnets | novembre 2024
30 novembre 2024
Dans la langue des usuriers, des maquignons et autres salopards : enculeurs de mouches, coupeux de cheveux en quatre, de poils de cul en six mensualités avec intérêt, celle des banques en général, et celle dont je suis un numéro lambda, la mienne qui ne sera jamais mienne mais qui "exige" que je recouvrasse tous les quinze jours ce que j'ai, non sans peine, douleurs, découvert. Cette langue des clebs tordus, enragés, obsédés d'enterrer des os, et qui surtout les laissent pourrir avec grande minutie, afin de se mettre à japer, à aboyer, à exhiber par courrier timbré un chien de leur chienne au pauvre client qui a bien du mal à joindre les deux bouts devant comme gros Jean. Dans cette hypnose collective, tôt chopée sur les bancs de l'école, où l'on apprendra avec force bons points, images, coups de règle carrée que deux plus deux font quatre et que nos ancêtres n'étaient pas noirs mais francs comme des ânes qui reculent ; dans cette hypnose qui tient chaud — comme la merde tient chaud qu'on ne veuille plus en sortir — nous dormons à poings fermés une trop grande part de notre vie, et mourrons comme nous sommes nés, avec collé sur le front un certificat, des dates, contrat sociétal qui prend sa source empoisonnée d'une mairie à l'autre sans qu'on ne signe jamais rien de vive voix ni d'encre indélébile. On peut saluer le coup de génie de Rome qui, de l'esclavage antique au moderne, nous prend pour des jambons avec trois mots dont on aurait peine à faire coller la définition des dictionnaires à ce que l'on voit tous les jours dans nos rues, dans nos campagnes. La désespérance totale qui en résulte à la fin, ne croyons pas qu'elle est fictive, qu'elle ne sert à rien, elle fait partie de l'ensemble, c'est même certainement l'objectif. Que nous ajoutions nous-mêmes, de façon indépendante et résolue, une énième couche de merde supplémentaire à tant d'autres, pour nous y enfouir encore plus profondément, ne plus broncher, attendre enfin que tout ça passe. L'envie qui vient n'est pas de changer le monde, mais d'assister à sa chute de manière consciente, dire : d'accord, je vais mourir, et toutes les solutions qu'on voudra nous inventer n'y changeront rien. De devenir de plus en plus lucide et calme pour se rassembler, soi, individuellement d'abord, avant de se jeter dans l'élan vers le pire.|couper{180}
Carnets | novembre 2024
29 novembre 2024
Autoportrait, Egon Schiele Je regarde une main. Je ne sais pas si c’est ma main. Peut-être que c’est la tienne. Peut-être que c’est celle d’un singe. Ou d’un mort. Ou d’un grand-père. Toutes les mains se ressemblent. Au bout du compte, elles se ressemblent toutes. Elles bougent toutes seules. Elles frappent. Elles attrapent. Elles s’agitent. Souvent pour rien. Comme un arbre agite ses branches. Comme l’herbe se redresse sous le pas des gosses. Une main n’a pas de mémoire. Ou si. Elle se souvient. Peut-être de poignées de porte. Du poids des courses. De coins de table. De corridors. D’un billot. D’un tranchoir. De lèvres qu’on effleure, de bouches qu’on baillonne. Du taffetas qui glisse sous les doigts. Elle transporte tout. Elle absorbe tout. Feu et eau. Des gestes qu’elle n’a pas faits. Des gestes qu’elle n’a pas finis. Des gestes qui n’existent pas encore. Une main est un tiroir qui s’ouvre tout seul, sans qu’on sache ce qu’il contient. Et parfois, il claque. Une main se ferme comme une porte sur elle-même. Ma main a décidé. Une fois. En pleine cérémonie. C’est eux qui ont commencé. Ils m’ont dit de monter. Ma main a fermé les doigts. Un poing dur, mais pas un poing violent. Un poing qui tient. Qui ne lâche rien. Puis elle a levé un doigt. Le majeur. Un doigt d’honneur. Oh Oh Oh comme c'était bizarre. Elle a insulté tout ce qui était autour, tout ce qui regardait, tout ce qui jugeait. Je n’avais rien à dire. J'aurais voulu dire "non", par convenance, mais ma bouche s’est remplie de silence. Ma main avance encore. Elle avance vers le fleuve. Elle touche l’eau. Elle traverse. Elle flotte. Elle bouge encore. Sans moi. Une main qui flotte sans corps, comme un corps qui flotte sans vie, une carcasse, ça sert à quoi ? Une main détachée se souvient, mais pas de moi. Elle pourrait paraître indifférente. N’être qu’une grume roulant sur elle-même par pur amusement. Mais non. Quand j’y pense, ma main se souvient d’autres mains. D’autres gestes. D’autres corps. D’autres peaux. Quand ils mettront ma main et tout le reste en terre, qu’elle rejoindra la racine, j’aimerais être une feuille. Une feuille et en même temps une racine. Une feuille. Qui tombe. Qui vole. Qui s’éloigne. Une racine qui s’en va dans la profondeur de la terre, dans l’inconnu, à la recherche d’une autre racine—quelle connerie l'expression tête chercheuse quand j'y pense. Ma main claque des doigts. Comme le lapin blanc ou un vieux néon. Tout s’éteint. Tout se rallume. Je suis là. Pas tout à fait. Peut-être bien que oui peut-être bien que non. Un oiseau passe, mais il ne s’envole pas. Il reste suspendu dans un vent qui ne souffle plus.|couper{180}
Carnets | novembre 2024
28 novembre 2024
Le Sabbat des sorcières ou Le Grand Bouc, (l'une des "Peintures noires" de Goya ), (détail) Récemment, j’ai repensé à cette idée du double. Une obsession, peut-être. Une manière de nommer quelque chose qui m’accompagne depuis toujours. Un murmure, une ombre, une absence qui pèse plus lourd que les présences. Je me suis demandé si cela venait de l’enfance, cette habitude d’imaginer des compagnons silencieux. Ou si c’était autre chose, quelque chose de plus vieux, un écho d’histoires qu’on ne m’a pas racontées mais que j’ai devinées. Quand j’écris, il est là. Pas tout le temps, mais assez pour que je sache qu’il existe. Le double, je l’appelle parfois. D’autres fois, je le repousse. Mais il revient toujours. Socrate l’appelait daemon. Maupassant l’a nommé horla. Moi, je ne sais pas comment l’appeler. Alors j’écris sur lui. Socrate parlait d’un daemon. Pas un dieu, pas un démon, juste une voix. Une intuition. Quelque chose qui guide sans jamais dicter. J’aime cette idée, mais je ne suis pas sûre qu’elle s’applique à moi. Mon double ne guide pas. Il observe. Il attend. Parfois, il murmure. Pas pour éclairer, mais pour souligner ce que je préfère ignorer. « Tu savais », dit-il. Il dit cela souvent. Et il a raison. Mais je déteste quand il le dit. Je crois que je l’ai rencontré très tôt. Dans les rêves. Dans les silences des après-midi d’été, quand l’air est si immobile qu’on entend les ombres bouger. Je le voyais parfois, ou je pensais le voir. Un reflet dans une vitre. Une silhouette qui n’était pas tout à fait moi. Et pourtant, c’était moi. Ce genre de choses, on les oublie. Jusqu’à ce qu’on les écrive. Dans les histoires de dibbouks, l’esprit errant s’attache à un vivant. Il ne s’invite pas. Il s’impose. J’aime cette idée. Pas parce qu’elle me rassure, mais parce qu’elle m’explique quelque chose. Le double n’est pas toujours choisi. Il est là parce qu’il doit l’être. Parce qu’on ne peut pas tout porter seul. Alors on lui donne une place. Une voix. Même si c’est une voix qui dérange. Je pense souvent que mes textes sont des espaces pour lui. Pas pour le chasser, mais pour le contenir. Pour qu’il ne déborde pas. Maupassant, lui, n’a pas su contenir le horla. Le Horla, c’est une autre histoire. Pas une voix. Une force. Une invasion. Quelque chose qui prend, qui ronge, qui dévore. Ce n’est pas mon double. Mais je comprends ce que Maupassant a vu. Ce débordement, cette folie. À une époque, j’aurais pu le sentir moi aussi. Mais j’ai appris à maintenir la barrière. Ou peut-être est-ce l’âge. Peut-être qu’avec le temps, on apprend à marcher avec son ombre sans qu’elle nous étouffe. Chez Dostoïevski, le double est plus proche de moi. Goliadkine voit un autre lui-même, un rival, un voleur d’identité. Il ne sait plus qui il est. Il lutte pour une place qui lui échappe. J’ai parfois ressenti cela, mais différemment. Mon double n’est pas un voleur. Il ne me remplace pas. Il me dédouble. Il met en lumière des angles que je ne veux pas voir. Mais il ne prend jamais tout. C’est peut-être ça, la différence. Lui, il reste à côté, dans l’ombre. Je n’écris pas pour m’en débarrasser. Je n’écris pas pour lui non plus. Je crois que j’écris pour garder l’équilibre. Entre ce que je suis et ce qu’il est. Entre ce qui murmure et ce qui crie. Contre mauvaise fortune, faire bon cœur. Peut-être. Mais il faut aussi faire bon cœur à son double. Même quand il est gris. Même quand il est maussade. Parce qu’il est là. Parce qu’il reste.|couper{180}
