
Supporter la peur jusqu’à ce qu’elle se change en colère puis en rage. Ce n’est pas nouveau. J’ai déjà dû vivre ça plus d’une fois. La peur est quelque chose d’injuste. A classer parmi les choses injustes. On se dit ça adulte ( 63 ans est-ce suffisamment adulte ?) Mais lorsqu’on est enfant on subi la peur la plupart du temps on ne peut pas faire autrement.
Le fait de s’absenter de son propre corps est une stratégie. Il faut y parvenir plusieurs fois pour se rendre compte qu’il n’y a rien de magique là-dedans. Avec de l’entraînement, la répétition, un peu de sérieux et de régularité, se servir de la peut permet d’élaborer de plus en plus finement ce genre de stratégie, de jouer même sur le temps, de la créer en un clin d’œil.
On est là et l’instant d’après on n’est plus là. On est quelque part mais pas bien précis. Diffus. Un conscience diffuse de ce qui est en train d’arriver à ce pauvre corps.
Ce pauvre corps, j’écris cela ainsi. Ça vient du fait que lorsque j’y pense j’éprouve un peu de compassion. C’est l’écriture qui m’inspire l’adjectif surtout car, en vérité- (et je suis le premier à dire méfiez-vous de tous ceux qui commence une phrase par en vérité) on n’éprouve pas vraiment de compassion. On s’en fout royalement. On assiste à une sorte de spectacle. Le corps n’est qu’une sorte de pantin désarticulé qui valdingue d’un point à l’autre d’un lieu.
Une déprogrammation vitesse grand V. Il y a un bug. On n’est plus du tout dans la course. On regarde la course continuer sans y participer. On est derrière les barrières non, ce n’est pas tout à fait ça. On est partout et nulle part en même temps, on assiste à cette course et on pourrait tout aussi bien ne pas y assister, c’est égal.
J’essaie de me retenir d’employer l’adverbe comme. De trouver des subterfuges pour ne pas déclencher ce que comme déclenche. Retarder ses comme comme on se retient dans le coït, pour que ça dure encore plus, pour que ça soit encore plus intense.
Comme envoyer la purée s’il faut être cru. Des souvenirs de cantine. De grandes tablées avec des gamins à la figure de pomme de terre cabossée, de légumes peu calibrés. Gueule de patate, de carotte, de tomate de chou-fleur de radis. Au bout de la table il y a la gueule de salsifis, qui discute avec une gueule de navet. C’est une gueule d’andouille qui voit tout cela. L’andouille est l’intrus dans ce parterre de légumes.
La purée sur la fourchette pour repeindre le décor. Tracer des rails dans la purée, aplatir le monticule, charger la catapulte, franchir les murailles de l’ordre et de la règle, monter aux créneaux, à l’assaut de quelque chose qui ressemble de loin à l’espoir.
Prêt, partez !
Des dizaines de catapultes balancent la purée sur les gueules de légumes, c’est le chaos, le grand réconfort du chaos qui vient mettre l’ordre à bas.
Tout le monde rigole bien et puis soudain quelqu’un dit, vous avez vu qu’il y a un intrus ici et tout le monde regarde l’andouille. C’est le signal. Tout le monde tombe sur l’andouille.
La peur ne dure que quelques microsecondes à peine. Je crois que c’est un phénomène accompagnant la prémonition. Comme si on savait à l’avance que cette phrase sera prononcée de toutes façons. Que cette phrase est inscrite dans notre propre destinée.
“—Vous avez-vu qu’il y a un intrus ici ?”
Ensuite on se retrouve avec la figure pleine de purée tiède sur la figure.
C’est à peu près drôle sauf que ça ne s’arrête pas à la drôlerie. Dans la cour de récréation ça fini au sol, on mord la poussière, on sent le poids des autres corps sur ce corps. On sent les coups au début. On essaie maladroitement d’en rendre quelques uns, mais ça ne change pas grand-chose. On est victime du nombre. Ils sont trop nombreux ou l’on est beaucoup trop seul.
C’est à ce moment là que la colère ou la rage remplace la peur, puis on s’évanouit, on sort du corps, et tout ce qui se passe ensuite ne nous regarde plus vraiment.
C’est juste quelqu’un qui est au sol avec d’autres qui sont grimpés dessus.
Avec les années on dit parfois que les choses changent. C’est à moitié vrai. Les choses ne changent pas tant que ça. On les regarde différemment, on essaie de les voir différemment parce que la répétition est telle qu’elle peut rendre cinglé. L’ennui est tel qu’il faut des nerfs d’acier pour pouvoir le supporter. Avoir des nerfs d’acier nécessite de creuser profond pour trouver le minerai nécessaire à la fabrication de ce genre d’acier. D’une part il faut le minerai et de l’autre un sacré four. Faire de nombreux essais pour fondre fer et carbone
L’Âge du fer se caractérise par l’adaptation du bas fourneau à la réduction du fer. Ce bas fourneau produit une loupe, un mélange hétérogène de fer, d’acier et de laitier, dont les meilleurs morceaux doivent être sélectionnés, puis cinglés pour en chasser le laitier ( ce que nous dit Wikipédia je n’invente rien )
Des nerfs en acier trempé ça ne vient pas de façon innée. La découverte d’une science prémonitoire non plus ne s’effectue pas vraiment au hasard. Le destin a peut-être quelque chose à voir avec tout cela, mais on ne peut s’en rendre compte immédiatement. Il faut des années pour parvenir à s’ôter d’une vie, à la voir défiler de sang-froid en évacuant toute idée de propriété, en ne se raccrochant plus au c’est moi.