Pouvoir tout retrouver jusqu’au moindre grain de sable sur lequel l’œil un jour s’est posé, sans y penser. Et c’est parce qu’il n’y a pas eut de pensée que l’on peut à se point s’en approcher avec une singulière acuité. Parce qu’en nous quelque chose demeure vigilant malgré nous, même si nous n’en avons pas conscience.
Ce nous pour ne pas me retrouver seul à dire je.
Qu’est-ce qui a changé depuis Rome ? Depuis l’Empire des Jules, des Pompée, pas grand chose. Je retrouve cette photographie des années 80, une image coupée en deux par une verticale légèrement oblique. A gauche l’œil se dirige vers une obscurité, l’ombre dense des pins parasols des cyprès, à droite cette rue pavée menant vers ce que j’imagine être un centre, un horizon bouché ? Des verticales se dressent comme des cheminées d’usines sur un paysage de ruines. On distingue à peine une ou deux silhouettes. Et cette ombre sur la droite en bas à droite, ce qui la projette est un mystère.
Du linge pend. Une photographie prise à Venise dans les années 80, un matin d’été. Peut-être dans le ghetto. Le mot ghetto en tout cas semble s’associer à cette impression. Et aussi Hugo Pratt, Corto Maltese, Sara Copio Sullam, Léon de Modène , Samuel Romanelli.Voilà le genre de mot qui vient. Ce qui fait que j’ai appuyé sur le déclencheur à cet instant précisément reste inconnu. Peut-être est-ce seulement une relation entre la blancheur du linge et le gris des murs. Je fais ce genre d’image sans réfléchir. Quelque chose attire l’œil, il ne faut surtout pas prendre le temps d’y réfléchir, il faut capturer, voler du temps au temps.
Je vis, je meurs ; je me brûle et je me noie ;
J’ai chaud extrême en endurant froidure ;
La vie m’est et trop molle et trop dure.
J’ai grands ennuis entremêlés de joie.
Tout à un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j’endure ;
Mon bien s’en va, et à jamais il dure ;
Tout en un coup je sèche et je verdoie.
Ainsi Amour inconstamment me mène ;
Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.
Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.
SARA COPIO SULLAM (1600-1641)
Venise par trois fois et toujours la même impression, ce plaisir de m’y retrouver seul, quelque soit la compagne, l’idée de compagne qui m’accompagne. Comme on fuit une idée de tourisme, se retrouver seul. Profiter d’un moment d’inadvertance, ne pas faire trop attention au cadrage. Se retrouver avec une peinture de Gerhard Richter. Ceci n’est pas une nuque de femme, pas plus qu’une chandelle. Peut-être le simple dos d’une petite cuillère.
Chantilly. Pays de la crème et des chevaux. Toute une journée à prendre des photographies. Possible que tout ça vienne d’une lubie. A l’époque j’avais développé des tirages pour l’agence Vue de Libé. Avec Marc Bruhat, chez Sillages, quai de la Gare. Le travail d’Agnès Bonnot m’avait impressionné. Tout ce qu’elle était parvenue à restituer de son amour du cheval, les matières, le cuir, le grain des peaux, le crin, tout avait résonné très fort sans que je n’en trouve véritablement la raison. Peut-être avais-je contacté cette école de cheval simplement pour cela, pour essayer d’en avoir le cœur net. Beaucoup de photographies qu’à l’époque je considérais ratées. Si elle étaient ratées c’était en relation avec l’intention qui m’avait conduit ce jour là à Chantilly, à vouloir ressembler à qui je n’étais pas. Je n’étais pas cascadeur à cheval, par exemple. J’aimais bien l’idée des chevaux, pas assez pour faire de bonnes photos, c’est ce que j’avais pensé sous l’agrandisseur, avec dépit. Sans doute aussi qu’éprouver ce dépit était une sorte d’objectif que je m’étais fixé, que les chevaux n’étaient qu’un prétexte, un moyen.
Parallèlement à cela c’est en rêvant qu’une idée d’être surgit. je crois que j’ai toujours dû rêver , inventer qui j’étais avant de l’être véritablement. Parfois cela a fonctionné, d’autre fois non. Tout ça pour comprendre à quel point l’idée de génération spontanée est fausse. Même le fait d’abandonner un rêve fait partie de ce rêve.
Scanner ces vieux négatifs, cela se rapproche de la peinture de vanités. Bougies et crâne. La distance que ça installe avec soi est de l’ordre du vertigineux