Chapitre 4
Cela commence par une femme qui marche. Pas dans la rue — trop d’aléas, trop de hasards — mais dans un couloir rigoureusement rectiligne, aux parois de verre dépoli, éclairées d’une lueur diffuse, presque aquatique. On penserait volontiers aux couloirs techniques d’un complexe biomédical abandonné ou aux entrailles vidées d’une galerie commerciale oubliée, mais aucun repère précis n’est offert. La femme est nue, détail qui ailleurs éveillerait la surprise, mais qui, ici, semble nécessaire, évident même, en harmonie avec le sol qu’elle arpente. Un sol qui, à chaque pas, libère une vibration subtile, modulée, aux frontières de la musique.
Ce n’est pas tout à fait une mélodie — aucun thème précis, aucune structure reconnaissable — mais plutôt un ruissellement sonore délicat, comme des notes étouffées par un voile humide. Ces vibrations échappent aux perceptions ordinaires : elles ne s’offrent qu’à des instruments particulièrement sensibles ou à ceux qui dorment tout près, dans le voisinage du couloir.
Dans une pièce adjacente, Jorge dort. Ou il simule le sommeil, rien n’est certain. Ni pourquoi il dort, ni depuis combien de temps. Il ne rêve pas, du moins pas de façon intelligible. Peut-être rêve-t-il dans une langue obscure, jamais décryptée. Pourtant, ce sommeil est traversé par l’étrange musique : sa température baisse imperceptiblement, ses paupières tremblent, épousant involontairement le rythme précis des pas de la femme dans le couloir. Jorge n’en a pas encore conscience — du moins pas explicitement.
La femme ne regarde rien, ni le monde indistinct derrière les vitres dépolies, ni le sol translucide s’éveillant discrètement sous ses pieds, ni même son propre reflet fragmenté glissant furtivement à ses côtés. Elle marche avec une régularité hypnotique, exécutant une partition mémorisée sans jamais avoir eu recours à une notation visible. Vingt-deux pas d’un bout à l’autre, puis demi-tour. La vibration du sol change légèrement à chaque retour, portant une nuance presque mélancolique, comme si le couloir lui-même entrait lentement dans un état de mémoire.
À son point initial, elle s’immobilise un instant. On pourrait croire à une hésitation. Mais non, elle ne fait que corriger un détail infime — l’alignement précis d’un orteil, une mèche rebelle déplacée par un courant d’air invisible. Puis elle reprend sa marche, parfaitement identique, silencieuse et détachée.
Dans sa chambre, Jorge esquisse un sourire discret. Impossible de savoir s’il provient d’un souvenir agréable, d’un inconfort passager, ou simplement de l’écho délicat d’un pas féminin ayant, par inadvertance, franchi la barrière subtile de sa mémoire corporelle.
Mais cette fois, une réaction s’enclenche en lui. Jorge ouvre lentement les yeux. Attiré irrésistiblement par le magnétisme sonore émanant du couloir, il se lève, traverse la pièce encore engourdi par le sommeil, et parvient enfin au passage de verre.
La femme n’est plus là. À sa place, une vieille porte automatique coulisse lentement, s’ouvrant et se refermant mécaniquement, reproduisant par accident la cadence étrange et envoûtante.
Il s’immobilise, saisi par le vertige intime que suscite en lui chaque vibration. Des souvenirs enfouis se réveillent, des désirs refoulés refont surface, comme soulevés par cette pulsation subtile. Jorge distingue alors, flottant comme une aura dans l’air, d’étranges motifs géométriques luminescents qui dérivent lentement, semblables à des entités vagabondes cherchant désespérément une forme tangible sous la surface d’une conscience partagée.
Et Jorge comprend soudain, avec une lucidité trouble, qu’il vient de franchir un seuil — pas seulement un seuil physique, mais celui, bien plus intime, d’une révélation intérieure. Quelque chose d’enfoui au plus profond de lui vient d’être réveillé par cette étrange et mélancolique mélodie du couloir.