Contagion

K. savait bien qu’il y avait un problème, mais il préférait ne pas y penser. Ce n’est pas tant qu’il avait changé, non, c’est juste que ses pensées – qui jusque-là circulaient tranquillement, dans un ordre satisfaisant, linéaire, prévisible – avaient pris une tournure… disons, plus erratique. Ce n’était pas dramatique. Il ne s’inquiétait pas vraiment. Juste un dérèglement passager. Un bruit de fond.

Tout avait commencé un mardi, ou un jeudi, il ne savait plus très bien. Peut-être un dimanche, peu importe. Ce matin-là, il avait ouvert son ordinateur comme on ouvre un frigo en espérant y trouver quelque chose de bon, machinalement, sans même avoir faim. Les pages s’étaient enchaînées toutes seules, les liens cliqués par une main indépendante de sa volonté. Et voilà qu’il lisait un article. Un article dont il aurait ri, autrefois. Un article qu’il aurait démonté en trois phrases. Mais cette fois, non. Quelque chose accrochait. Pas le fond, bien sûr, mais une tournure, une logique sous-jacente. Il fronça les sourcils, referma l’onglet.

Il s’en voulut aussitôt d’y avoir prêté attention. Il se resservit un café, vérifia l’heure sur son téléphone, consulta ses mails, relut ses notes. Tout était normal. Il sortit acheter un journal, parcourut les gros titres avec une moue d’ennui, rentra chez lui. Rien d’inhabituel.

Si ce n’est ce curieux arrière-goût.

Un truc tenace.

Une petite distorsion dans l’engrenage.

Le lendemain, il n’y pensa plus. Mais le surlendemain, il retomba – par hasard, bien sûr – sur un texte du même genre. Un autre ton, mais la même mécanique. Il haussa les épaules. Il pensa à autre chose. Puis il ouvrit un livre, mais les phrases dansaient mal, quelque chose clochait dans les mots, il n’arrivait pas à fixer son attention.

Et surtout, il y avait ces idées qui revenaient, qui traînaient dans un coin de sa tête comme des objets oubliés sur une table. Des idées qu’il ne reconnaissait pas comme siennes. Des idées qu’il n’avait jamais pensées et qui pourtant étaient là, familières, anodines, presque confortables.

Il se mit à marcher. Sortit dans la rue, histoire d’aérer son cerveau. Croisa une vieille dame qui donnait à manger aux pigeons, un livreur qui pestait contre son GPS, un homme en costard qui dictait un message en marchant trop vite. Tous ces gens avaient-ils aussi des pensées parasites, eux ? Ressentaient-ils, eux aussi, cette étrange sensation de contamination lente, cette impression que la réalité avait pris un demi-degré d’inclinaison sans prévenir ?

Il s’arrêta à un feu rouge.

Il pensa à l’article.

Il se demanda s’il était en train de changer.

Et il s’en étonna à peine.
K. essaya de se tenir occupé. Ranger son appartement, faire des listes, tout structurer. Mais, il fallait bien l’admettre, il ne parvenait plus à hiérarchiser ses pensées.

Ce n’était pas qu’il réfléchissait trop. C’était que tout lui semblait à la fois flou et trop net. Comme ces images numériques mal compressées : les contours grossiers, les détails exagérés, et au milieu, un vide étrange.

Il prit un livre au hasard. Un classique, un truc dont il connaissait chaque phrase avant même de l’avoir lue. Il se força à avancer dans le texte, un mot après l’autre. Tout était normal, les phrases s’enchaînaient comme il se souvenait.

Puis, soudain, il tomba sur une ligne qui n’avait jamais été là.

Il relut. C’était impossible. Il avait lu ce livre plusieurs fois. Ce passage-là, ce mot-là, cette construction-là… jamais il ne les avait remarqués.

Il referma le livre brusquement. Inspira. Expira. Il posa les mains sur la table pour vérifier qu’il était bien ici, dans son appartement, dans la réalité.

Tout était à sa place.

Et pourtant.

Il ouvrit son ordinateur. Juste une minute, pour vérifier. Il retourna sur des sites qu’il connaissait par cœur. Il lut quelques articles.

Puis il eut un choc.

Les phrases lui paraissaient différentes. Pas dans leur sens – non, ça aurait été trop facile. Mais dans leur tonalité. Dans les mots choisis. Comme si quelqu’un avait légèrement modifié le texte pendant qu’il avait détourné les yeux.

Il s’éloigna de l’écran.

Est-ce que c’était lui qui lisait autrement ? Ou bien… ?

Non. Non. Il refusait d’entrer dans ce raisonnement.

Il regarda l’heure. 16h42. C’était absurde, il était persuadé qu’il était encore le matin.

Quelque chose en lui venait de dérailler.

Il s’habilla, sortit. Dans la rue, il se força à observer le monde extérieur. Des passants, des klaxons, une odeur de café et de gaz d’échappement. Tout était normal.

Et pourtant, il avait l’impression d’être décalé d’un millimètre sur la réalité.

Comme une radio mal réglée.

Comme une phrase légèrement retouchée.

Comme une pensée qui n’était pas la sienne.

K. se força à parler à quelqu’un. Un collègue, un ami, n’importe qui. Il avait besoin d’une interaction pour s’ancrer dans le réel, pour confirmer qu’il était toujours lui-même.

Il choisit Antoine. Parce qu’Antoine était un type stable. Solide, carré. Pas du genre à s’embarrasser de pensées inutiles.

Ils se retrouvèrent dans un café. Antoine commanda un expresso, comme toujours. K. hésita une seconde de trop avant de commander le sien. D’habitude, il prenait un allongé. Pourquoi hésitait-il maintenant ?

Antoine parlait de tout et de rien. Un projet de boulot, des vacances à organiser. K. faisait des efforts pour suivre, hochait la tête, ponctuait de quelques « oui, bien sûr », mais quelque chose n’allait pas.

Les mots d’Antoine lui arrivaient avec un léger décalage. Comme s’ils avaient été préalablement filtrés par un intermédiaire invisible, légèrement reformulés avant d’atteindre son cerveau.

Antoine disait exactement ce qu’il devait dire. Chaque phrase sonnait juste, parfaitement placée, dénuée de la moindre ambiguïté. Trop nette. Trop fluide.

K. en était sûr maintenant : quelque chose dans le monde était en train de s’aligner.

Il fixa Antoine.

-- Ça va, toi ? demanda son ami.

Question banale. Mais la manière dont il la posa… non, c’était trop parfait.

-- Oui, oui, mentit K.

Il fit glisser son doigt sur le bord de sa tasse, son regard fixé sur un point vague.

-- T’es sûr ? insista Antoine.

Il insista trop vite. Comme si la question avait été prévue dans le script.

K. sentit une vague d’inconfort monter en lui.

-- Bien sûr, pourquoi ?

-- Tu fais une tête bizarre.

K. avala une gorgée de café. Il était amer, plus amer que d’habitude.

Il leva les yeux. Antoine le fixait, la tête légèrement inclinée, l’air d’attendre une réponse précise.

Et c’est à cet instant précis que K. comprit.

Il était en train d’être testé.

K. laissa un silence planer.

Antoine continuait de le fixer, l’air de rien. Son café fumait encore, mais il n’y touchait pas.

K. sentit une étrange pression dans l’air, comme si la réalité elle-même s’était resserrée autour de lui. Comme si tout ce moment était un test de calibration, une expérience dont il était le cobaye.

Il eut un léger vertige.

Lentement, il posa sa tasse sur la table.

-- Tu sais, commença-t-il, j’ai lu un truc intéressant l’autre jour.

Antoine haussa un sourcil, attentif. Trop attentif.

K. improvisait, testait à son tour.

-- Une expérience cognitive. Des chercheurs ont montré qu’on peut implanter des souvenirs faux chez quelqu’un, juste en lui répétant des versions légèrement modifiées de la même histoire.

Antoine ne répondit pas immédiatement. Il touilla son café, mais sans réelle intention de le boire.

-- Mmh, fit-il finalement.

-- Et du coup, continua K., comment tu sais si ce que tu penses aujourd’hui, c’est vraiment ce que tu as toujours pensé ?

Une fraction de seconde, le regard d’Antoine changea.

Un micro-hésitation. Une imperceptible latence.

Puis il sourit, et ce sourire… K. ne sut pas pourquoi, mais il le sentit préfabriqué.

-- Mec, t’es en train de me parler de manipulation mentale, là ? Sérieusement ?

Il avait dit ça avec légèreté. Presque comme une blague.

Presque.

K. l’observa attentivement. Il voulait croire qu’Antoine réagissait normalement, qu’il se moquait de lui avec son ton habituel, que tout allait bien.

Mais quelque chose n’allait pas.

Le timing. L’intonation. L’enchaînement des phrases.

Tout sonnait trop juste. Trop lisse. Trop exactement comme il fallait.

Il baissa les yeux sur la cuillère qu’Antoine tenait encore entre ses doigts. Elle vibrait légèrement contre la porcelaine.

Un détail insignifiant. Et pourtant, K. sut, à cet instant précis, que quelque chose l’observait à travers Antoine.

Que son ami n’était peut-être plus… tout à fait son ami.

Et alors, il prit la seule décision qui lui sembla logique : se lever et partir.

K. marcha vite. Puis plus vite encore. Il ne savait pas où il allait, mais il fallait qu’il s’éloigne.

Antoine était resté assis au café, sans chercher à le retenir. Normal. Tout était toujours trop normal.

Dans la rue, les passants avaient l’air ordinaires. Des piétons traversaient en vérifiant leur téléphone. Une femme attendait son bus en tapotant ses ongles sur la barre métallique de l’abribus. Des adolescents riaient fort devant une boulangerie.

Tout était normal.

Mais tout sonnait faux.

K. s’arrêta au coin d’une rue. Il devait faire quelque chose. Agir. Se raccrocher à un élément réel. Une preuve.

Alors il sortit son téléphone.

Ouvrit son historique de recherche.

Tout était là. Tout ce qu’il avait lu ces dernières semaines.

Mais ce n’était pas exactement ce dont il se souvenait.

Des titres légèrement différents. Des formulations qu’il ne reconnaissait pas. Des dates modifiées.

Comme si quelqu’un avait réécrit le passé sous ses yeux.

K. sentit un frisson glacé lui traverser l’échine.

Et c’est alors qu’un message apparut sur son écran.

« VOUS ÊTES DÉCONNECTÉ. »

Pas d’expéditeur. Pas d’application associée.

Juste ces trois mots, suspendus là, comme une sentence.

Il releva les yeux.

Le monde était figé.

Les voitures ne bougeaient plus.

Les passants étaient arrêtés en plein mouvement, certains le pied en l’air, d’autres la bouche ouverte sur une phrase inachevée.

Tout était immobile.

Et lui, le seul à encore bouger.

Un silence absolu s’abattit.

K. fit un pas en arrière. Puis un autre.

Son cœur battait à une vitesse absurde.

Puis il comprit.

Ce n’était pas lui qui s’éloignait du monde.

C’était le monde qui s’éloignait de lui.

Un bruit blanc envahit ses oreilles. Pas un son. Pas un signal. Juste un silence trop parfait.
Et, avant qu’il n’ait le temps de hurler, tout s’effaça.

Musique : Gyorgy Ligeti Lux Aeterna
Image d’illustration Giorgio De Chirico Intérieur Métaphysique avec Biscuit ( 1916)

23 lectures