Médiations
notes d’Alonso Quichano carnet 23 , Paris 1997
..."Comment passe t’on de la banalité à l’extraordinaire, au fantastique si ce n’est par un système de médiations.
Encore faut-il oser examiner froidement cette banalité. Ne pas avoir peur de la décrire telle qu’on la voit. Accepter que ce que l’on va décrire n’est pas la chose en elle-même mais déjà une première strate d’interprétation. Cette première strate est comme le fond d’un tableau que l’on commence. Quelles couleurs utilise t’on, plutôt froides ou chaudes, voire neutres. Ce fond sera t’il plutôt clair ou totalement sombre . Et ce qui pousse à utiliser telle ou telle couleur est-ce banal, est-ce du hasard ou alors se fait-on en amont une idée plus ou moins précise de son rendu...
j’ai toujours détesté ce mot. banal. Parce qu’il fut une sentence désagréable provenant la plupart du temps de ce que j’imaginais être des paresseux. Cette paresse qui réduit le monde à une surface et qui ne veut jamais imaginer que sous celle-ci puisse exister une profondeur. Paresse et couardise car c’est aussi une opposition viscérale à toute idée de profondeur, à l’idée qu’une apparence en cache une autre, que cette dissimulation risque elle aussi d’être sans fin et que l’on puisse s’y égarer tout entier. Paresse ou couardise, des mots encore qui ne servent finalement qu’à m’inventer un certain type de courage. Banal est donc un mot rempart qui repousse l’ennemi que représente tout fantastique tout extraordinaire, ou surnaturel. Cette association du mot avec le dérangement que peut soudain provoquer une réalité, un dérangement désagréable, une mauvaise surprise, c’est à dire une part de soi que l’on ne connaissait pas et qui par la médiation d’un objet est renvoyée au néant d’où il vient de surgir. Souvent lorsque l’on m’a dit ce que tu fait est banal cette parole me renvoyait tout entier à ce néant. Banal est un terme de tueur amateur. De tueur inconscient de tuer avec un tel mot. Les amateurs donc utilisent ce terme, le mettent en avant pour dissimuler quelque chose de pas très propre, ils le sentent de façon confuse mais l’écartent presque aussitôt. Ils tuent le monde en bonne conscience parce qu’ils cherchent le fantastique là où justement il n’est pas, il ne sera jamais. Banal parce qu’il s’agit de prendre l’inconnu de vitesse, de toute urgence placer la chose dans une catégorie rassurante du déjà-vu.
expérimentons ...
Par exemple si j’écris que je me suis arrêté sur une aire d’autoroute pour faire le plein. Rien de plus banal en apparence. Même moi je trouve cette phrase d’une banalité affligeante. Qu’est-ce qui se dissimule sous cette phrase que je n’ai pas envie de transformer en événement extraordinaire...
Est-ce naturel, banal que je conduise un véhicule, que ce véhicule soit de surcroît sur une autoroute, que sur cette autoroute on puisse trouver des aires avec un poste d’essence, que l’on puisse s’apercevoir que la jauge du véhicule est passée à l’orange me prévenant ainsi par un signal lumineux qu’il faudra bientôt remplir le réservoir. Et une fois devant la pompe n’est ce pas incroyable de posséder un moyen de paiement, de comprendre qu’il faut enfiler la carte bancaire dans cette fente ci plutôt qu’une autre, de connaître très exactement le nom du carburant adapté à ce véhicule, de ne pas se tromper de pistolet pour l’introduire ensuite dans l’orifice du réservoir. Ce n’est qu’un petit exemple pour évoquer une manière de contourner la banalité première de cette phrase.
Si je mets ça en forme en utilisant tous ces détails les uns à la file des autres, est-ce que j’écris un récit fantastique, non. Il manque un élément pour que ce récit soit fantastique, c’est le lecteur et aussi l’espace entre les éléments que je fournis et lui.
pompe à essence. Banal a priori, on connaît tous. Vaguement on s’imagine notre pompe à essence. Mais si c’est un tableau qui s’appelle Gas peint par Edward Hooper... est-ce que ça ne change pas tout, est-ce que l’on n’est pas dans cette démarche qui mène à l’étrange au fantastique. Pourtant c’est juste une station service rien de plus. Et sans doute que cette émotion rencontrée dans ce tableau ne nous permettra plus jamais de considérer comme banale la moindre station service.
Ceci est une première réflexion sur la notion de banalité. Ensuite comment choisir les éléments d’une phrase, d’un texte pour trouver la distance exacte, celle qui créera l’espace à partir duquel le lecteur fabriquera du fantastique à l’appui de ces quelques mots... Peut-être que je me trompe d’ordre encore. Que ce ne soit pas le lecteur le plus important pour créer du fantastique, peut-être n’est-ce que l’espace.
Cet espace ne peut se concevoir si l’on est entouré par d’autres personnes, par le bruit habituel, banal du monde. Il est nécessaire de s’en extraire. Puis d’observer une nouvelle aura qui entoure les mots.
Une lueur assez timide au début autant que je me souvienne de cette expérience. Je pourrais rapprocher cette lueur de celle de ces lampes que l’on allume dans une pièce inconnue pour ne pas subir la lumière violente d’un plafonnier. Une lampe qui soudain lorsqu’ on l’allume apporte une sensation de sécurité, de confort, une douceur. On est soudain chez soi même si ce lieu est une simple chambre d’hôtel que l’on vient de prendre pour la nuit. l’aura timide des mots est comme ces lampes, elle se met à briller doucement, on se retrouve dans le confort d’un chez soi, une familiarité d’autant plus étrange que l’on est seul désormais, on est devenu étranger au monde par cette distance que l’on a pris avec lui comme d’ailleurs avec l’utilisation habituelle banale des mots....
...Il y a quelques jours un collègue de travail me parle de ce livre, "a course in miracles" qui vient d’être traduit en français par l’un de ses amis Sylvain du Boullay. Il me donne l’adresse pour obtenir les trois volumes le composant car on ne peut obtenir cette traduction que par souscription. Quelques jours plus tard je reçois le colis par la poste. Étonnamment dès les premières pages je comprends immédiatement qu’il s’agit d’une réponse à la question que je me suis posé dans ce carnet.
Le livre commence par de petits exercices simples en apparence. Observer ce qu’il y a autour de soi. cette chaise par exemple. Puis se dire cette chaise n’est pas une chaise, je n’ai aucune idée de ce que peut être cette chaise. N’est-ce pas exactement la même chose que de nettoyer la toute première strate d’interprétation des choses, cette prison constituée d’habitudes, d’idée toutes faites dans laquelle nous nous enfermons la plupart du temps.
J’ai effectué les exercices jour après jour avec la plus grande obéissance. chaque jour le matin, l’après midi et le soir. Puis cette habitude s’est étendue peu à peu à toute la journée et pour chaque être rencontré chaque rue visitée, et même les différentes chambres d’hôtel dans lesquelles je logeais. Je ne faisais plus la moindre idée de tout ce qui m’entourait. Et étrangement c’est le monde entier qui était désormais transformé. une aura timide encore entourait chaque être chaque objet chaque événement exactement comme on allume une lampe pour retrouver un peu d’intimité un peu de douceur, revenir chez soi. Puis je commençais la seconde série d’exercices qui sont orientés vers l’intérieur de soi, toutes les émotions les sensations, les pensées peuvent être de la même façon considérées comme des objets extérieurs. Il est possible de créer un espace entre ce qui est Soi et ces phénomènes intérieurs, et on s’aperçoit aussi que quelque chose a l’intérieur de soi est conscient de cet espace. Mais on ne peut le nommer, il nous échappe. Il est toujours présent mais dès que l’on désire fixer notre attention sur cet être il semble s’évanouir. Je crois que c’est en raison de l’intention erronée de vouloir le saisir qu’il s’échappe, qu’il retourne sans arrêt dans l’indéfinissable.
ici le carnet indique une interruption de quelques semaines.
...Au bout d’un mois ou deux je crois avoir progressé dans les exercices de "a course in miracles" Mais la contrepartie est que j’ai la sensation de flotter. d’être dans un état d’apesanteur assez troublant. Cet état est même gênant pour me rendre à mon travail. Je viens de trouver un nouveau travail, je n’ai même pas pris le temps d’en écrire un mot sur ce carnet. Un boulot de sondages par téléphone que j’effectue le soir entre 17h et 20h, précaire car ce sont des missions temporaires qui se renouvellent de semaine en semaine, pas très bien payé mais suffisant pour survivre ici dans la ville.
Il y a forcément un lien encore avec les préoccupations que je dépose ici dans ce carnet. Cette réflexion sur la façon de trouver des médiations habiles pour dire ce que j’ai à dire. Par exemple ce job consiste à appeler des gens au téléphone de leur demander s’ils veulent bien répondre à un sondage et ensuite de lire un texte sur un terminal en cochant au fur et à mesure leurs réponses. Rien de plus simple en apparence. Encore une fois en apparence.
deux semaines passent encore sans aucune note d’Alonso Quichano.
...Je viens de trouver une façon de ne pas perdre inutilement mon énergie. J’adopte un ton neutre le plus neutre possible et les exercices de " a course in miracles" m’y auront je crois beaucoup aidé. Car ce qu’est un ton neutre est une affaire passionnante. A chaque fois que j’imagine avoir ce fameux ton, je me dis ne te fait aucune idée sur ce que tu penses être la neutralité. Et j’avoue que ça fonctionne vraiment bien, non seulement j’ai un taux de refus extrêmement bas mais en plus aucun abandon en cours d’interview, je reste calme posé je ne m’énerve jamais et je ne prend aucune pause avec mes collègues de travail. Depuis quelques jours j’ai supprimé l’utilisation des transports en commun. Je marche depuis Clignancourt où j’ai trouvé un appartement jusqu’à Montrouge, 1h20 de marche à l’aller et au retour. Durant la marche je continue à m’exercer à n’avoir aucune idée aucune émotion aucune sensation à laquelle m’attacher trop longtemps, j’ai même trouvé une technique, au bout de cinq pas tout s’évanouit, tout ce qui constitue l’extérieur ou l’intérieur, Je crois d’ailleurs saisir que ce n’est qu’une seule et même chose.
Pour continuer
Carnets | 2023
Le temps d’une rencontre
image Google Earth -Bonjour mon nom est Martel comme Charles mais mon prénom est Jean dit l'homme avec un accent français Frances s'était installée à une terrasse de café career de l'Encarnació et avait commandé une Font Selva, au moment où elle remplissait le verre d'eau minérale, l'homme s'était présenté devant elle. -Bonjour dit Frances de façon laconique puis elle porta le verre à ses lèvres tout en fixant l'homme avec un regard sans expression. -j'irai droit au but dit l'homme je sais que vous travaillez en ce moment même sur les écrits D' Alonso Quichano, je sais que c'´est Milena Quichano qui vous a commandé ce travail. Je suis votre prédécesseur si je peux m'exprimer ainsi, traducteur tout comme vous. car vous l'êtes n'est-ce pas .. Et je voulais vous mettre en garde... Frances reposa le verre et eut du mal à cacher sa stupéfaction. Puis elle invita l'homme à s'asseoir. -Je vous ai vu tout à l'heure au Parc Guell, répondit-t'elle , comme mise en garde il y a mieux, vous m'avez plutôt effrayée. j'ai vu que vous m'aviez suivie jusqu'ici. Pourquoi ne pas m'aborder plus tôt, j'ai pensé à un détraqué ou à un dragueur ajouta t'elle. Elle s'exprimait dans un français impeccable sans accent. -Je suis désolé je ne voulais pas vous effrayer je cherchais seulement une façon de vous aborder qui ne soit pas ...ambiguë... -Et bien c'est réussi le coupa Frances. Puis elle examina l'homme plus attentivement. Grand, entre 1,80 peut-être même un peu plus, svelte, il portait une veste de lin légère sur un tee shirt noir, et un jean. Une barbe de deux jours poivre et sel indiquait un âge au delà de la quarantaine, les cheveux coupes courts , brun avec les tempes légèrement argentées et des yeux bleus. Plutôt sportif et avenant, avec comme seule faille visible quelque chose d'hésitant émanant de sa personne. Son débit un peu trop rapide et saccadé De la timidité peut-être se dit Frances. -J'ai travaillé six mois sur le cas Quichano repris Martel, puis à la fin lorsque j'ai remis ma traduction à madame Quichano, elle m'a signifié sa déception, puis elle a exigé que je lui remette tout le matériel qu'elle m'avait confié sans me payer le moindre centime de plus. Bien sûr j'ai protesté... mais vous savez ... c'est une femme riche entourée d'avocats... Que pouvais-je faire ...je n'ai rien pu faire. Aussi je me doutais qu'elle recommencerait c'est pourquoi je l'ai suivie jusqu'au parc Guell je la suis depuis des jours vous savez... et lorsque j'ai vous ai vu toutes les deux ce matin j'ai compris qu'elle faisait appel à vous pour le même travail. -Bien, mais en quoi cela me regarde t'il dit Frances que voulez-vous vraiment ? -Une collaboration, comme je vous le disais j'ai passé six mois à déchiffrer les écrits et écouter les dires de ce malade, tout ce travail effectué pour rien me rend cinglé comprenez-vous. Ce que je vous propose donc c'est de le partager avec vous et si cela vous intéresse vous me donnerez ce que vous voudrez. La seule chose qui m'importe c'est que ce temps passé ne soit pas totalement perdu. Frances confirma sa pensée sur la timidité de Jean Martel En lui parlant il se tordait les doigts, elle pouvait voir la blancheur des phalanges, en revanche lorsque son regard remonta vers son visage elle constata que les pommettes de l'homme s'étaient empourprées. Elle réfléchissait. Comme la plupart des timides il frôlait l'exubérance l'excitation en tous cas d'avoir tout déballer sans reprendre son souffle. Et puis l'offre n'avait rien de réaliste, c'était surtout sur cela contre quoi elle butait. Cependant sa curiosité était désormais éveillée. -Je ne comprends pas très bien ce que vous me proposez risqua Frances. -Et bien je vous donne la possibilité de consulter tout mon travail sur Quichano, peut-être cela apportera t'il de l'eau à votre moulin en tant que traductrice tout comme moi. Dans le fond je tiens juste à vous aider et en même temps à conférer un sens à mon travail. Je ne vous demande rien sauf ce que vous voudrez bien m'accorder je vous le rappelle, mais j'aimerais beaucoup avoir éventuellement quelques retour de votre progression en ce qui concerne votre interprétation de ces écrits. En fait allons encore plus loin je me sens blessé que madame Quichano ait refusé ce travail dans lequel j'ai mis beaucoup de moi-même. Ce que je cherche ... une sorte d'apaisement, une redemption meme si le mot paraît exagéré ou ridicule. De plus si vous aviez quelque critique à formuler ne vous gênez pas, au moins cela me permettrait de mieux comprendre ce refus, et toute l'inutilité d'un tel travail. -Pourquoi n'avez vous pas tenté de tirer partie de ce travail en contactant des éditeurs demanda Frances. Il existe un marché pour les biographies de serial Killer... Si quelque chose de ce genre m'arrivait c'est en tous cas ce que moi je ferais. Ou même plus utiliser ce matériel pour écrire un un roman. Je ne resterais pas à me morfondre ou à suivre quelqu'un dans la rue pour lui proposer une collaboration ajouta t'elle. Puis elle regretta sa dureté aussitôt car le visage de l'homme se ferma, il était mal à l'aise, encore plus rouge que quelques instants plus tôt, elle regarda ses mains, il était au bord de s'arracher un doigt. -Vous avez raison dit Jean Martel, ma démarche est stupide je suis désolé, confus... permettez que je vous offre votre consommation en extirpant son portefeuille maladroitement de sa veste et en hélant le garçon qui déambulait entre les tables. Il allait se lever pour repartir lorsque Frances s'entendît dire - non, non, attendez, vous me prenez un peu de cours, laissez moi réfléchir à votre proposition. Finalement sa curiosité était désormais à vif, et si dans le travail de Jean Martel elle découvrait des éléments qui lui étaient jusque là passés inaperçus. Elle lui tendit sa carte de visite et ajouta, laissez moi quelques jours pour réfléchir, le temps que je reprenne les esprits dit elle en lui souriant. Martel marqua un instant d'étonnement en saisissant le morceau de carton glacé, le considéra avec surprise puis, cette fois, il jugea que l'entretien était clos, il s'éloigna. En l'observant de dos Frances vit qu'il marchait les pieds en dedans, comme quelqu'un d'introverti qui risque la chute à chaque pas. Elle termina son verre puis se leva elle aussi pour se rendre Plaça Jaume Sabartès, à l'atelier de Fred. Elle avait besoin de raconter tout cela à quelqu'un. Elle consulta sa montre, soupira, il était 16h les rues allaient se remplir à nouveau, bientôt Barcelone grouillerait de passants, elle décida d'emprunter un lacis de petites rues pour éviter la grande Rambla. Tout en marchant elle lisait les noms des rues, observait les différents magasins qu'elle dépassait, traversait des zones d'ombre et de lumières. La ville était pour Frances comme immense un texte à déchiffrer. Elle se félicita d'avoir choisi ce trajet parallèle pour éviter la foule. Une page de Proust sur la lecture lui revint à l'esprit. Une longue phrase bien sur où l'auteur de La Recherche parle de la lecture, d'une thérapie par la lecture. Sur quoi était basée cette thérapie sinon le temps justement. La lecture permettait de reconstituer une temporalité par l'usage des mots, d'une parole. Et ce temps retrouvé, cette parole, visible avant même d'être entendue, irriguait le corps du lecteur tout entier, chaque organe. La lecture guérissait l'être. Le plus difficile ensuite une fois celui-ci remis d'aplomb était d'en faire quelque chose de pas trop stupide, comme la plupart du temps.|couper{180}
Carnets | 2023
Milena Quichano
Je te le dis, tu la vois d’abord à la cigarette — une Ducados, l’empreinte du rouge sur le filtre, la fumée qui dessine dans l’air quelques figures qu’on oublie aussitôt —, puis la poignée de main (douce et ferme, non pas mondaine, tenue) près de la salamandre où la chaleur ne chauffe rien, et déjà le dossier mental que tu as sur elle remonte comme un sommaire : veuve, industrie, millions, Tobosco, F. Quichano plus âgé qu’Alonso, Forbes pour décor ; elle dit venons-en aux faits et glisse notre roman comme si le pronom pouvait alléger le poids, tu réponds que la matière est vaste, que les cassettes et les carnets avancent l’histoire par puzzle, non pas par preuves, par pistes seulement, et elle acquiesce sans perdre la tenue, puis l’aveu affleure du côté de la famille — on a parlé d’aide, il refusait, colère, culpabilité —, et la tristesse passe une seconde sous le masque avant qu’elle ne se recompose ; tu t’entends demander un acompte (non pas par opportunisme, par nécessité qui se sait) et elle sort le chéquier sans délai, 10 000, la pointe du stylo marque un léger creux dans le papier, la Lady-Datejust 36 capte la lumière et découpe l’heure comme on coupe court, elle se lève, tu restes ; alors le lieu se vide un peu, un froissement de journaux, des grappes de touristes qui dérivent, et c’est là que tu sens le regard : la quarantaine, lunettes noires, l’homme assis de l’autre côté de l’allée lève un quotidien pour faire écran (non pas lire, cacher), tu te redresses, tu redescends vers la ville à pied, l’ombre suit à distance, tu te retournes — rien, puis encore le même interstice entre deux passants, la même silhouette —, et le dernier détail qui demeure, c’est le filtre avec son rouge éteint que tu revois malgré toi, comme un petit sceau au bord de la scène.|couper{180}
Carnets | 2023
Muses et mosaïques.
extrait d'une note du carnet n° 2 d'Alonso Quichano, Barcelone 1990 page 50. "Le terme « mosaïque » vient du latin tardif musaicum (opus), mot lui-même dérivé du grec ancien μουσειον (mouseion), désignant ce qui se rapporte aux Muses. Dans la Grèce antique, cette technique, à l'origine, était employée dans les grottes consacrées aux muses. De quoi est formée la réalité sinon de tesselles que nous collons les unes aux autres afin de nous dissimuler le vide, l'ignorance de ce qu'est cette réalité. Ensuite nous nommons le résultat la réalité mais ce n'est rien d'autre qu'une mosaïque. ...Quelle réalité avait vraiment pour moi Vincente Guez lorsque je la rencontre la toute première fois à Cagliari sur l'île de Sardaigne, dans ce petit musée des cires anatomiques. Qu'ai-perçu d'elle en tout premier lieu. Était-ce sa longue chevelure bouclée dont la couleur des mèches passaient d'un terre d'ombre chaud à quelques éclats lumineux roux ou auburn. Était-ce son regard surplombé par d'épais sourcils sombres, ou encore ces deux petites rides d'expression indiquant une indéniable capacité de concentration alors qu'elle tente de décrypter la légende évoquant l'histoire de cette cervelle en résine de la vitrine n° 10. Était-ce sa silhouette toute entière, harmonieuse, et qui répond soudain à un ensemble de critères personnels pour que j'use d'un tel qualificatif. Et encore , tout bien pesé , sont-ce vraiment des critères si personnels ou bien me suis-je contenté paresseusement de les emprunter à des pages glacées de magazines, des affiches publicitaires, des rumeurs en matière d'harmonie et de beauté. Ce qui est sûr c'est que à partir de cet instant où je la vis il me fallait l'aborder, la séduire, la posséder, puis la tuer. L'assassinat de Vincente Guez fut comme le désir obsédant de réaliser une œuvre et j'allais y employer tout mon savoir faire. Par chance elle était ignorante. Elle ne savait rien de la merveilleuse histoire des cires anatomiques. Je fis donc mine de m'intéresser moi aussi à l'affichette puis m'exclamais à haute voix ... mais oui la fameuse madame Tussaud, on ne dira jamais assez la place qu'auront occupé les femmes dans cette recherche anatomique prodigieuse... tout en glissant un regard vers la silhouette de la jeune femme. Immédiatement elle me sourit. -Vous avez l'air de connaître ce musée dit-elle, c'est la première fois que je viens ici et je trouve tout cela à la fois morbide et reposant. -morbide et reposant quel association délicieuse répondis-je en riant. Puis je lui offrais de l'accompagner dans la visite pour l'instruire au fur et à mesure que nous progresserions dans ce magnifique étalage de bidoche séchée, constituée de papier mâché , de muscles en cartons, de nerfs de tendons dont la suggestion du vrai tient à cet assemblage exceptionnel de fibres , de colle de peau , de cordelettes et de ficelles.|couper{180}