Traversée du ghetto de Venise

Parfois, je me dis que je ne suis qu’un écho. Les choses passent autour de moi  : des mots, des regards, des bruits. Mais rien ne m’atteint vraiment. Tout semble glisser. Même moi. Je glisse dans mes propres pensées, incapable de m’y accrocher. Une fissure. Peut-être. Une voix, parfois, mais elle n’est pas tout à fait la mienne.

Dans le bus, les pensées viennent et repartent, comme les ombres des arbres sur la vitre. Je me dis que tout ira mieux à destination. Que le déplacement suffira à effacer cette sensation étrange, ce vide qui semble me poursuivre. Mais à Venise, je comprends que ce n’est pas le vide qui me suit. C’est moi qui le porte.

Dans le Ghetto, je marche sans but. Mais chaque ruelle m’est étrangement familière. Je m’arrête devant une porte basse, usée. Ma main s’approche, presque sans que je le décide. Le bois est froid, rugueux. Je reste là un instant, figé. Derrière moi, une ombre passe, mais je ne me retourne pas.

Quand j’étais enfant, je me cachais dans l’armoire de la chambre. Dans une excavation, un vide sanitaire sous la maison. Pas pour fuir. Pas vraiment. J’attendais quelque chose. Une voix, un signe. Mais rien ne venait jamais. Alors je sortais, déçu, et ma mère me demandait pourquoi je restais si longtemps enfermé. "Pour rien", répondais-je. Et elle hochait la tête. Elle ne disait jamais rien, mais je savais qu’elle n’y croyait pas.

Je me suis arrêté devant un puits. Le métal rouillé de la grille renvoyait une lumière ternie. J’ai longuement regardé ce pauvre reflet à l’agonie sans comprendre pourquoi. Une phrase s’impose dans mon esprit, claire, nette  : "Tu es là pour eux, pour tous ces assoiffés." Je ne sais pas ce que ça signifie. Mais je reste encore un long moment ainsi.

En quittant le Ghetto, je sens encore son poids. Le souffle de l’air est humide, chargé de pierre et de rouille. Mais ce n’est plus si oppressant. Ce n’est plus un fardeau. C’est une ombre, peut-être, une ombre qui marche à mes côtés. "Tu es là pour eux." Ces mots restent, comme une marque. Peut-être un jour, je saurai qui ils sont.