L’insupportable
Le claquement sec de la règle sur les doigts. La peau qui chauffe, l’œil qui pique, le silence forcé de la classe. L’odeur de craie, le bois ciré des pupitres. Tout nous apprenait déjà à avaler la douleur sans mot dire. Cet insupportable-là, nous l’avons respiré, mastiqué, avalé, jusqu’à le confondre avec la normalité.
Puis sont venus les matins gris. Le café avalé trop vite, le bus en retard, la pluie dans le col. Les journaux gratuits déchirés sur les sièges. Dans l’usine, dans les bureaux, des ordres claquent encore, comme des coups de règle. On ne s’indigne pas. On serre les dents. Les rêves des filles – stabilité, douceur, promesse de durée – se posent sur nous et glissent comme l’eau sur une vitre.
Notre vie devient une longue file d’attente. On avance par petits pas, on s’empêche de crier, on compte les minutes. Parfois un choc nous arrache à cette torpeur : des tours qui s’effondrent en direct, des salles de concert transformées en morgues. L’image brûle. On se dit : « merde, rien n’a changé ». Puis l’écran s’éteint.
Et nous reprenons. Les tickets de caisse, les impôts, le vote. Nous faisons la queue, nous payons, nous choisissons celui ou celle qui nous dégoûte le moins. Les scandales éclatent, nous crions un peu, nous jurons de ne plus nous laisser prendre. L’oubli revient, docile, comme un chien. La routine nous reprend par la manche.
Vivre, pourtant, ne devrait pas être ce consentement répété. Vivre devrait être une lutte permanente contre l’insupportable, une vigilance animale. Peut-être que tout devrait recommencer là où ça a commencé : dans une salle de classe. Un enfant se lève, refuse la règle, refuse la résignation. Mais personne ne le suit. Le silence s’épaissit. La craie crisse sur le tableau comme si rien ne s’était passé. L’enfant reste debout, seul, les doigts encore rouges. Et c’est peut-être ça, la vraie leçon : résister, c’est rester debout même quand tout le monde est assis.
Post-scriptum
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Carnets | 2019
La neige qui fond. Qui ne tient pas
J’écris chaque jour. Parfois la nuit. Le temps se brouille dans ce geste. Longtemps j’ai cherché les mots. Carnets ouverts, silence. Aujourd’hui il suffit d’un titre. Un mot posé. Et la phrase vient, lente ou vive. Écrire m’aide à tenir. À ne pas me disperser. À rester debout dans le jour. J’aurais pu peindre. Dessiner. Poser des traits, des couleurs. Mais je n’y parviens pas. Je ne suis ni peintre ni dessinateur. J’ai porté ce masque. Je l’ai laissé tomber. Reste ce vide. Alors j’écris. Pour creuser. Pour combler. La pelle et la pioche. Le trou laissé par les mensonges. Chaque nuit je m’y enfonce davantage. Et quand je demande : à qui cela s’adresse ? Je me lève brusquement. Dans la cour. La cigarette. La neige qui fond. Qui ne tient pas.|couper{180}
Carnets | 2019
investir sur soi
Sur l’écran les promesses défilent. Devenir charismatique. Écrire un roman à succès. Avoir toutes les filles. Le piège est toujours le même : attirer l’attention. Parfois je cède. Le mail d’Antoine, ses méthodes pour créer une école en ligne. J’ai payé. À soixante ans, je tente encore. J’ai passé ma vie à changer de cap, de métier, de femme. Jamais de plan. Des actions éparses, sans centre. Comme un patient qui paie sa psychanalyse pour s’obliger à parler, j’ai payé cette formation pour m’obliger à agir. Peut-être n’en sortira rien. Peut-être si. À vingt-cinq ans, j’aurais foncé sans me poser de questions. Aujourd’hui je m’attarde, je résiste. Ce qu’on ne donnerait pas pour s’illusionner encore un peu.|couper{180}
Carnets | 2019
Savoir bien dessiner
On ne dessine pas “bien” ou “mal”. On dessine, c’est tout. Quand tu étais enfant tu ne te posais pas la question. Le crayon avançait, point. “Bien dessiner” suppose qu’il y aurait une norme, une comparaison, un Léonard de Vinci en arrière-plan. Mais copier Léonard, c’est refaire ce qui a déjà été fait, c’est courir après une image que la photographie a depuis longtemps rendue inutile. Dessiner, ce n’est pas atteindre une ressemblance parfaite, c’est tracer la manière dont ton regard accroche le monde. Ce n’est pas un savoir académique, c’est un geste répété, chaque jour, qui ouvre peu à peu l’œil. Alors ne jette rien. Même les griffonnages incertains. Garde-les. Date-les. Ils contiennent déjà une trace, la tienne. Ce que tu crois raté sera peut-être, plus tard, la première empreinte d’un style. Le “bien dessiner” des autres est un piège. Une attente étrangère. La seule nécessité, c’est de dessiner comme toi seul peux le faire.|couper{180}