Le Silence

Texte initial

Mon grand-père, le père de mon père, pouvait rester dans le silence durant des jours entiers.

Lorsque je me rendais chez lui en vacances, il venait me chercher sur le quai de la petite gare de Vallon-en-Sully, me saluait d’un bon sourire en m’ébouriffant les cheveux, puis nous prenions la route vers Chazemais dans la vieille Ami 8 toussotante, tirant un peu à gauche.

Une nuit, alors que mon train était arrivé tard, nous heurtâmes la 2CV de la coiffeuse de Chazemais qui se rendait au bal.

J’avais 12 ans. Premier accident. Le choc fut lent, comme ralenti.

Grand-père ne dit rien. La coiffeuse, elle, hurlait : jambe brisée.

Les phares de l’Ami 8 restèrent allumés. Puis les gendarmes. Puis l’ambulance. Puis la dépanneuse. Puis la maison.

Grand-mère nous attendait, furieuse. Nous mangeâmes peu, puis dormîmes. Grand-père ronfla.

Les vacances commencèrent. Je marchais. Je fuyais l’ennui, les vieux silencieux, le tic-tac glacial de l’horloge.

Parfois, sans prévenir, il racontait. Toujours les mêmes histoires, peut-être dans un autre ordre. Je restais, j’écoutais. Grand-mère passait en marmonnant : « tu radotes, le vieux. »

Puis je grandis. Je vagabondais loin, jusqu’à Saint-Amand, jusqu’à la forêt.

Je portais des plaques de métal pour les forains. Je jouais de la guitare dans des bals. Je chantais “Bebop-a-lula”.

J’aurais voulu lui parler des filles. Mais il ne répondait jamais. Seulement des “oui, oui, oui” pour clore l’échange.

Il racontait, je l’interrompais, il se taisait, laissait passer le silence comme un train. Puis reprenait, sans répondre.

Alors je fuyais. Je me rassurais. D’autres sauraient peut-être répondre.

Les nuits avec les forains étaient vives. Les jours à la ferme, figés.

Plus je grandissais, plus il se taisait. Il murmurait pour lui, yeux perdus, lèvres animées. Il savait. Il savait que ça n’intéressait plus personne.

J’ai voulu fuir aussi. Istanbul, en bus depuis la Villette.

Six mois de rêve. À mon retour, elle m’a quitté. J’ai erré.

J’ai voulu raconter, moi aussi. Mais les autres s’en fichaient. Leurs regards partaient ailleurs.

Alors j’ai appris à me taire. Pendant longtemps.

Avant trente ans, j’étais déjà vieux. Plus d’illusions.

Alors j’ai fait autrement. Je me suis assis, seul. Et j’ai écrit.


Réduction 1

Gare vide. Vieil homme. Voiture. Toux du moteur. Pas de mots. Route. Nuit.

Choc.

Femme cassée. Lumière blanche. Rien à dire.

Maison. Horloge. Silence lourd.

Il parlait parfois. Toujours les mêmes histoires. Pas pour moi. Pour lui.

Il parlait. J’écoutais. Puis j’attendais que ça finisse.

Il se taisait de plus en plus. Moi je partais.

Forains. Bal. Guitare. Filles. Retours tardifs. Odeur d’essence.

J’aurais voulu parler. Je n’ai pas su. Il n’écoutait pas. Je me suis tu.

Il disait “oui, oui, oui”. Puis plus rien.

Plus tard, moi aussi. Histoires. Istanbul. Personne n’écoutait.

Alors silence.

Plus de mots. Plus d’oreilles.

Table. Papier. Tête baissée.

J’écris. Parce que je ne parle plus.

Réduction 2

Il ne parlait pas. Jamais. Je l’écoutais ne rien dire. Ça tenait lieu d’histoire.

Un accident. Un choc lent. Un cri de femme. Lui, muet.

Des vacances. Du silence. L’horloge, la peur.

Parfois, il parlait. Toujours les mêmes. Toujours autrement.

Je grandissais. Je fuyais. Je portais. Je chantais.

J’aurais voulu lui dire. Mais il disait “oui, oui, oui.” Sans entendre.

Alors j’ai fui. Loin. Istanbul. Puis la perte. Puis le silence.

J’ai voulu raconter. On ne m’écoutait pas. Je me suis tu.

Je me suis assis. J’ai écrit.


English

He didn’t speak. Not a word. I listened to his silence. That was the story.

An accident. Slow crash. A woman screamed. He said nothing.

Holidays. Silence. The clock, the dread.

Sometimes, he spoke. Same stories. Different order.

I grew. I wandered. I carried. I sang.

I wanted to tell him. He said “yes, yes, yes.” To nothing.

So I left. Far. Istanbul. Then loss. Then quiet.

I tried to tell. They looked away. I shut up.

I sat. Alone. And wrote.