Sans peur et sans reproche
carnet 23 , pages 11, 12, 13, Alonso Quichano 1997 Paris.
Aujourd’hui j’ai décidé de prendre des distances avec moi-même. De me considérer comme un autre. Donc j’utilise le fameux pronom personnel il
..."Alonso Quichano aime changer de pseudonyme. Il a ouvert plusieurs comptes sur le réseau Caramail Chaque nouveau nom de personnage, chaque avatar l’entraîne à créer une nouvelle personnalité. Parfois certains fonctionnent mieux que d’autres mais tous lui permettent d’explorer des pans plus ou moins obscurs de sa psyché. Il mène toutes ces identités de front , se déconnectant de l’une pour se connecter à une autre. Parfois de nombreuses fois dans une soirée. Quichano navigue ainsi en soirée de compte en compte. Il aborde ainsi dans les salons de discussions les femmes avec des pseudonymes différents pour vérifier qu’elles lui racontent la même histoire ou si elles sont incohérentes
Au tout début il ne réfléchit pas vraiment à la raison de multiplier les identités. Il a juste envie de s’amuser à devenir un autre que lui-même,durant quelques heures. Il s’agit d’un territoire infini à explorer, des dizaines de personnages avec pour chacun une nouvelle biographie, une façon de s’exprimer qui colle au plus près de cette biographie. Il invente également un décor, des objets, des hobbies, parfois même un ou deux animaux de compagnie. Il ne constitue pas de dossier pour chacun de ses personnages, il les conserve dans sa mémoire et pour les rendre cohérents dans une durée il n’a juste qu’à retrouver leur ton, leur vocabulaire, une certaine façon d’ organiser les mots, une syntaxe. Si la plupart des personnes normales disent qu’il est un menteur pathologique, lui Quichano estime qu’il fourbit sa plume pour devenir un grand écrivain et un tueur sans pitié, un artiste sans peur et sans reproche
Quant aux femmes elles sont innombrables, leur nombre est infini et toutes avec des personnalités différentes, chacune pourtant est unique-du moins le pense t’il au commencement. Plus tard il saura les classer par type par catégorie. Mais pour le moment chacune est un trophée en puissance. Elles aussi peuvent être multiples, il aime à imaginer qu’elles sont comme lui , comme des boules à facettes. Une ou deux fois il se rend au thé dansant de la rue de Lappe. Il est fasciné par l’ ambiance qui règne ici. Il observe comment l’immense solitude des êtres qui viennent ici empruntent divers prétextes pour ne pas vouloir se regarder vraiment tels qu’ils sont. Les hommes sont entre deux âges en costumes impeccables, les femmes virevoltent d’une paire de bras à l’autre, ils se sourient en montrant leurs dents éclatantes sous les lueurs changeantes de l’énorme boule à facettes du plafond. Leurs faciès se métamorphosent on dirait des squelettes endimanchés qui dansent.
ici le texte s’interrompt.
suivent quelques considérations ajoutées dans la marge d’une écriture presque illisible.
Beaucoup trop littéraire, creuse les détails, le décor, développe plus, il y a trop d’idées proches les unes des autres, chacune mériterait un paragraphe voire une page entière, un chapitre. L’ensemble donne une sensation brouillonne.
explique par exemple un peu plus en détail ce qu’est caramail. comment Alonso Quichano le découvre la première fois, ce qu’il voit comme opportunités pour rompre avec sa solitude ( le croit-il) parle de cette première couche d’illusion qui aurait pour nom la recherche effrénée de l’âme sœur. Puis les toutes premières désillusions, l’aspect consommation , grande surface qui règne ici et ce autant chez les hommes que chez les femmes. Cette sensation de liberté totalement fallacieuse avec laquelle chacun ment comme un arracheur de dent sur sa vie, sur qui il ou elle est vraiment. Tu pourrais faire un texte conséquent sur la façon dont chacune de ses femmes se présente, incite son interlocuteur à vouloir en savoir plus en laissant vagues certaines zones dans la conversation au début banale. Comment l’imagination se jette sur ces zones floues pour bâtir un personnage imaginaire que chacun plus ou moins adroitement essaie de rendre réel, vivant.
une autre possibilité pour construire un texte amusant serait la forme de l’interview. Tu pourrais te poser des questions et chacun de ces personnages, de tes doubles répondrait à ces questions sur tel ou tel sujet.
l’infini, la quantité, le problème du choix, l’achèvement pour y mettre un terme. Valable aussi bien pour les relations, les femmes que la littérature en général...
Frances place un gratin surgelé saumon-épinard sur le plateau de verre du micro-onde. La lumière baigne la cuisine. Elle s’approche de la fenêtre pour regarder la place au bout de laquelle le musée Picasso avale et recrache ses innombrables visiteurs. Dans l’air flotte un parfum de pralines, de barbe à papa, il est presque 15 heures à Barcelone. Hormis les groupes de touristes les rues alentour se vident peu à peu. Les ombres s’adoucissent. Elle songe à ce réseau qu’évoque Alonso Quichano. Elle ouvre l’ipad et effectue une requête pour savoir si le réseau a bien existé ou s’il existe toujours. La première chose qu’elle constate est une anomalie concernant les dates. Le carnet 23 est bien daté de 1997, mais ceux de 1996 ne devraient pas faire référence à caramail puisque qu’a priori il n’a pas encore été créé il ne le sera que l’année suivante. Est-t’il possible que ces carnets eux-mêmes ne soient qu’un artifice littéraire, une fausse autobiographie , fabrication consciente de Quichano, une mise en abîme, et au bout du compte peut-être une œuvre - contre toute attente. Elle referma la fenêtre, retourna vers le micro onde, sorti la barquette puis alors qu’elle allait en prélever une bouchée, elle la reposa sur la plan de travail. L’excitation lui avait coupé l’appétit. Elle retourna vers le salon, repris le carnet où elle s’était arrêtée.
Pour continuer
Carnets | 2023
Le temps d’une rencontre
image Google Earth -Bonjour mon nom est Martel comme Charles mais mon prénom est Jean dit l'homme avec un accent français Frances s'était installée à une terrasse de café career de l'Encarnació et avait commandé une Font Selva, au moment où elle remplissait le verre d'eau minérale, l'homme s'était présenté devant elle. -Bonjour dit Frances de façon laconique puis elle porta le verre à ses lèvres tout en fixant l'homme avec un regard sans expression. -j'irai droit au but dit l'homme je sais que vous travaillez en ce moment même sur les écrits D' Alonso Quichano, je sais que c'´est Milena Quichano qui vous a commandé ce travail. Je suis votre prédécesseur si je peux m'exprimer ainsi, traducteur tout comme vous. car vous l'êtes n'est-ce pas .. Et je voulais vous mettre en garde... Frances reposa le verre et eut du mal à cacher sa stupéfaction. Puis elle invita l'homme à s'asseoir. -Je vous ai vu tout à l'heure au Parc Guell, répondit-t'elle , comme mise en garde il y a mieux, vous m'avez plutôt effrayée. j'ai vu que vous m'aviez suivie jusqu'ici. Pourquoi ne pas m'aborder plus tôt, j'ai pensé à un détraqué ou à un dragueur ajouta t'elle. Elle s'exprimait dans un français impeccable sans accent. -Je suis désolé je ne voulais pas vous effrayer je cherchais seulement une façon de vous aborder qui ne soit pas ...ambiguë... -Et bien c'est réussi le coupa Frances. Puis elle examina l'homme plus attentivement. Grand, entre 1,80 peut-être même un peu plus, svelte, il portait une veste de lin légère sur un tee shirt noir, et un jean. Une barbe de deux jours poivre et sel indiquait un âge au delà de la quarantaine, les cheveux coupes courts , brun avec les tempes légèrement argentées et des yeux bleus. Plutôt sportif et avenant, avec comme seule faille visible quelque chose d'hésitant émanant de sa personne. Son débit un peu trop rapide et saccadé De la timidité peut-être se dit Frances. -J'ai travaillé six mois sur le cas Quichano repris Martel, puis à la fin lorsque j'ai remis ma traduction à madame Quichano, elle m'a signifié sa déception, puis elle a exigé que je lui remette tout le matériel qu'elle m'avait confié sans me payer le moindre centime de plus. Bien sûr j'ai protesté... mais vous savez ... c'est une femme riche entourée d'avocats... Que pouvais-je faire ...je n'ai rien pu faire. Aussi je me doutais qu'elle recommencerait c'est pourquoi je l'ai suivie jusqu'au parc Guell je la suis depuis des jours vous savez... et lorsque j'ai vous ai vu toutes les deux ce matin j'ai compris qu'elle faisait appel à vous pour le même travail. -Bien, mais en quoi cela me regarde t'il dit Frances que voulez-vous vraiment ? -Une collaboration, comme je vous le disais j'ai passé six mois à déchiffrer les écrits et écouter les dires de ce malade, tout ce travail effectué pour rien me rend cinglé comprenez-vous. Ce que je vous propose donc c'est de le partager avec vous et si cela vous intéresse vous me donnerez ce que vous voudrez. La seule chose qui m'importe c'est que ce temps passé ne soit pas totalement perdu. Frances confirma sa pensée sur la timidité de Jean Martel En lui parlant il se tordait les doigts, elle pouvait voir la blancheur des phalanges, en revanche lorsque son regard remonta vers son visage elle constata que les pommettes de l'homme s'étaient empourprées. Elle réfléchissait. Comme la plupart des timides il frôlait l'exubérance l'excitation en tous cas d'avoir tout déballer sans reprendre son souffle. Et puis l'offre n'avait rien de réaliste, c'était surtout sur cela contre quoi elle butait. Cependant sa curiosité était désormais éveillée. -Je ne comprends pas très bien ce que vous me proposez risqua Frances. -Et bien je vous donne la possibilité de consulter tout mon travail sur Quichano, peut-être cela apportera t'il de l'eau à votre moulin en tant que traductrice tout comme moi. Dans le fond je tiens juste à vous aider et en même temps à conférer un sens à mon travail. Je ne vous demande rien sauf ce que vous voudrez bien m'accorder je vous le rappelle, mais j'aimerais beaucoup avoir éventuellement quelques retour de votre progression en ce qui concerne votre interprétation de ces écrits. En fait allons encore plus loin je me sens blessé que madame Quichano ait refusé ce travail dans lequel j'ai mis beaucoup de moi-même. Ce que je cherche ... une sorte d'apaisement, une redemption meme si le mot paraît exagéré ou ridicule. De plus si vous aviez quelque critique à formuler ne vous gênez pas, au moins cela me permettrait de mieux comprendre ce refus, et toute l'inutilité d'un tel travail. -Pourquoi n'avez vous pas tenté de tirer partie de ce travail en contactant des éditeurs demanda Frances. Il existe un marché pour les biographies de serial Killer... Si quelque chose de ce genre m'arrivait c'est en tous cas ce que moi je ferais. Ou même plus utiliser ce matériel pour écrire un un roman. Je ne resterais pas à me morfondre ou à suivre quelqu'un dans la rue pour lui proposer une collaboration ajouta t'elle. Puis elle regretta sa dureté aussitôt car le visage de l'homme se ferma, il était mal à l'aise, encore plus rouge que quelques instants plus tôt, elle regarda ses mains, il était au bord de s'arracher un doigt. -Vous avez raison dit Jean Martel, ma démarche est stupide je suis désolé, confus... permettez que je vous offre votre consommation en extirpant son portefeuille maladroitement de sa veste et en hélant le garçon qui déambulait entre les tables. Il allait se lever pour repartir lorsque Frances s'entendît dire - non, non, attendez, vous me prenez un peu de cours, laissez moi réfléchir à votre proposition. Finalement sa curiosité était désormais à vif, et si dans le travail de Jean Martel elle découvrait des éléments qui lui étaient jusque là passés inaperçus. Elle lui tendit sa carte de visite et ajouta, laissez moi quelques jours pour réfléchir, le temps que je reprenne les esprits dit elle en lui souriant. Martel marqua un instant d'étonnement en saisissant le morceau de carton glacé, le considéra avec surprise puis, cette fois, il jugea que l'entretien était clos, il s'éloigna. En l'observant de dos Frances vit qu'il marchait les pieds en dedans, comme quelqu'un d'introverti qui risque la chute à chaque pas. Elle termina son verre puis se leva elle aussi pour se rendre Plaça Jaume Sabartès, à l'atelier de Fred. Elle avait besoin de raconter tout cela à quelqu'un. Elle consulta sa montre, soupira, il était 16h les rues allaient se remplir à nouveau, bientôt Barcelone grouillerait de passants, elle décida d'emprunter un lacis de petites rues pour éviter la grande Rambla. Tout en marchant elle lisait les noms des rues, observait les différents magasins qu'elle dépassait, traversait des zones d'ombre et de lumières. La ville était pour Frances comme immense un texte à déchiffrer. Elle se félicita d'avoir choisi ce trajet parallèle pour éviter la foule. Une page de Proust sur la lecture lui revint à l'esprit. Une longue phrase bien sur où l'auteur de La Recherche parle de la lecture, d'une thérapie par la lecture. Sur quoi était basée cette thérapie sinon le temps justement. La lecture permettait de reconstituer une temporalité par l'usage des mots, d'une parole. Et ce temps retrouvé, cette parole, visible avant même d'être entendue, irriguait le corps du lecteur tout entier, chaque organe. La lecture guérissait l'être. Le plus difficile ensuite une fois celui-ci remis d'aplomb était d'en faire quelque chose de pas trop stupide, comme la plupart du temps.|couper{180}
Carnets | 2023
Milena Quichano
Je te le dis, tu la vois d’abord à la cigarette — une Ducados, l’empreinte du rouge sur le filtre, la fumée qui dessine dans l’air quelques figures qu’on oublie aussitôt —, puis la poignée de main (douce et ferme, non pas mondaine, tenue) près de la salamandre où la chaleur ne chauffe rien, et déjà le dossier mental que tu as sur elle remonte comme un sommaire : veuve, industrie, millions, Tobosco, F. Quichano plus âgé qu’Alonso, Forbes pour décor ; elle dit venons-en aux faits et glisse notre roman comme si le pronom pouvait alléger le poids, tu réponds que la matière est vaste, que les cassettes et les carnets avancent l’histoire par puzzle, non pas par preuves, par pistes seulement, et elle acquiesce sans perdre la tenue, puis l’aveu affleure du côté de la famille — on a parlé d’aide, il refusait, colère, culpabilité —, et la tristesse passe une seconde sous le masque avant qu’elle ne se recompose ; tu t’entends demander un acompte (non pas par opportunisme, par nécessité qui se sait) et elle sort le chéquier sans délai, 10 000, la pointe du stylo marque un léger creux dans le papier, la Lady-Datejust 36 capte la lumière et découpe l’heure comme on coupe court, elle se lève, tu restes ; alors le lieu se vide un peu, un froissement de journaux, des grappes de touristes qui dérivent, et c’est là que tu sens le regard : la quarantaine, lunettes noires, l’homme assis de l’autre côté de l’allée lève un quotidien pour faire écran (non pas lire, cacher), tu te redresses, tu redescends vers la ville à pied, l’ombre suit à distance, tu te retournes — rien, puis encore le même interstice entre deux passants, la même silhouette —, et le dernier détail qui demeure, c’est le filtre avec son rouge éteint que tu revois malgré toi, comme un petit sceau au bord de la scène.|couper{180}
Carnets | 2023
Muses et mosaïques.
extrait d'une note du carnet n° 2 d'Alonso Quichano, Barcelone 1990 page 50. "Le terme « mosaïque » vient du latin tardif musaicum (opus), mot lui-même dérivé du grec ancien μουσειον (mouseion), désignant ce qui se rapporte aux Muses. Dans la Grèce antique, cette technique, à l'origine, était employée dans les grottes consacrées aux muses. De quoi est formée la réalité sinon de tesselles que nous collons les unes aux autres afin de nous dissimuler le vide, l'ignorance de ce qu'est cette réalité. Ensuite nous nommons le résultat la réalité mais ce n'est rien d'autre qu'une mosaïque. ...Quelle réalité avait vraiment pour moi Vincente Guez lorsque je la rencontre la toute première fois à Cagliari sur l'île de Sardaigne, dans ce petit musée des cires anatomiques. Qu'ai-perçu d'elle en tout premier lieu. Était-ce sa longue chevelure bouclée dont la couleur des mèches passaient d'un terre d'ombre chaud à quelques éclats lumineux roux ou auburn. Était-ce son regard surplombé par d'épais sourcils sombres, ou encore ces deux petites rides d'expression indiquant une indéniable capacité de concentration alors qu'elle tente de décrypter la légende évoquant l'histoire de cette cervelle en résine de la vitrine n° 10. Était-ce sa silhouette toute entière, harmonieuse, et qui répond soudain à un ensemble de critères personnels pour que j'use d'un tel qualificatif. Et encore , tout bien pesé , sont-ce vraiment des critères si personnels ou bien me suis-je contenté paresseusement de les emprunter à des pages glacées de magazines, des affiches publicitaires, des rumeurs en matière d'harmonie et de beauté. Ce qui est sûr c'est que à partir de cet instant où je la vis il me fallait l'aborder, la séduire, la posséder, puis la tuer. L'assassinat de Vincente Guez fut comme le désir obsédant de réaliser une œuvre et j'allais y employer tout mon savoir faire. Par chance elle était ignorante. Elle ne savait rien de la merveilleuse histoire des cires anatomiques. Je fis donc mine de m'intéresser moi aussi à l'affichette puis m'exclamais à haute voix ... mais oui la fameuse madame Tussaud, on ne dira jamais assez la place qu'auront occupé les femmes dans cette recherche anatomique prodigieuse... tout en glissant un regard vers la silhouette de la jeune femme. Immédiatement elle me sourit. -Vous avez l'air de connaître ce musée dit-elle, c'est la première fois que je viens ici et je trouve tout cela à la fois morbide et reposant. -morbide et reposant quel association délicieuse répondis-je en riant. Puis je lui offrais de l'accompagner dans la visite pour l'instruire au fur et à mesure que nous progresserions dans ce magnifique étalage de bidoche séchée, constituée de papier mâché , de muscles en cartons, de nerfs de tendons dont la suggestion du vrai tient à cet assemblage exceptionnel de fibres , de colle de peau , de cordelettes et de ficelles.|couper{180}