05 novembre 2019
Nous croyons parfois savoir beaucoup, mais il nous manque souvent la connaissance de ce pourquoi nous désirons tant savoir. Ces derniers temps, cette cause première m’obsède, et ce qui m’étonne, c’est de découvrir que je ne me posais pas la question avant. Quand on pense au désir — et il est rare qu’on y pense sans se mentir, tant il aveugle sur ses origines — on ne tombe pas forcément sur le manque, mais sur une absence. À première vue, c’est pareil ; au second regard, non. Le manque suppose qu’un « quelque chose » puisse le combler ; l’absence, elle, révèle plutôt une présence que l’on cherche à fuir en l’entourant de voiles. Il faut aller loin dans l’art pour sentir les deux à la fois : absence et présence, coup d’œil et durée, et parvenir à ce point où elles se fondent. Tout tableau, tout livre, n’est peut-être qu’un emballage plus ou moins réussi pour mettre en perspective cette présence de l’absence, même si l’auteur s’en défend ou l’ignore. Et, dans l’acte de créer — une progéniture ou une œuvre — il y a souvent cela : un effacement. On peut appeler ça sacrifice, offrande, rédemption, mais ce vocabulaire promet surtout de mauvaises déceptions ; qui voudrait-on sauver, et de quoi ? Sans doute faut-il persévérer et traverser ce réseau compliqué de couloirs entre l’être et l’avoir, jusqu’à ce que les deux se rejoignent, dans l’athanor du corps et de l’esprit : non pas l’or des formules, mais la fusion du manque et de l’absence.
Quand j’étais gamin — et je le suis toujours un peu — je me réfugiais au fond du lit avec une lampe de poche pour dévorer des livres de contes et de légendes. Chaque année, à Noël ou pour mon anniversaire, j’en recevais un nouveau : relié, couverture blanche, filigrane doré ; je m’y évadais aussitôt, tant les conversations des adultes me semblaient ennuyeuses et vaines. Il n’est donc pas étonnant que cette émotion, nuit après nuit, m’ait donné envie de fabriquer des histoires à mon tour : d’abord comme spectateur privilégié, recréant le monde depuis un point de vue fantastique, puis comme marionnette de l’auteur que j’avais tiré de la boue et de la glaise — ce mélange d’envies contraires venu de mon incapacité à vivre « comme tout le monde ». Il faut partir avec un handicap, au moins, pour que la mayonnaise prenne. Au bout de cette course, je vois aujourd’hui un personnage effrayant : une espèce d’ogre. Il pourrait avaler d’une bouchée tous les restes enfantins auxquels je tenais. Déjà, une dureté s’infiltre dans mon regard ; déjà, la compassion à laquelle je m’accrochais comme un naufragé se dégonfle. L’âpreté du [...]
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Carnets | Atelier
Hopper, ou l’élégance de l’insignifiant
Il y a cette station-service. Seule. Presque vide. "Gas", dit le tableau. Un mot. Court. Brut. Et pourtant, tout y est. Une lumière diffuse, en bout de journée peut-être. Rien ne bouge. Ou si peu. L’homme, silhouette penchée, affairée à quelque chose. Un geste quotidien. Répété mille fois. Sans intérêt. Mais regardez mieux. "Mobilegas", lit-on sur la pancarte. On pense à Pégase. On ne sait pas pourquoi. Peut-être à cause du cheval. Ou de l’envol. Une image qui se dérobe. Hopper ne montre rien, il suggère. C’est sa manière. La scène, prise trop tôt. Ou trop tard. Un peu comme une photo manquée. Mais volontairement. C’est là tout l’art. Il y a chez Hopper un refus. Subtil. Élégant. De raconter. De donner un sens. Il peint l’interstice. Le battement vide entre deux actions. Ce qu’on ignore, d’ordinaire. Ce qu’on oublie. Et c’est précisément ce qui inquiète. L’« inquiétante étrangeté », disait Freud. Das Unheimliche. Hitchcock, lui aussi, connaissait ça. L’homme qui regarde par la fenêtre. Et rien ne se passe. Pas encore. Mais on reste. On attend. Parce qu’on sait. Que quelque chose va arriver. Chez Hopper, c’est pareil. L’événement est suspendu. Juste hors champ. La tension est dans la lumière. Dans la fixité. Dans l’ordinaire trop scruté. Un bureau. Une femme. Un homme. C’est "La nuit au bureau". La scène pourrait être banale. Mais elle ne l’est pas. La femme regarde l’homme. Ou bien c’est l’inverse. Cela dépend des esquisses. Hopper hésite. Puis tranche. Mais laisse le doute. Comme dans un flip-book silencieux, les regards s’animent. L’un vers l’autre. L’un contre l’autre. Et rien ne se dit. Hopper n’est pas réaliste. Il est au-delà. Il peint ce que nous n’osons plus voir. Ce que nous fuyons : le banal. L’ennui. L’attente. Il peint notre vie. Celle que nous ne regardons jamais.|couper{180}
Carnets | Atelier
24 novembre 2019
Écrire un livre a toujours été là, une tâche de fond. J’y ai renoncé, faute de forme. Roman, essais, nouvelles, autofiction — je tentais de rapprocher ma production d’une forme existante. Une forme rassurante. La question revient en voyant la quantité de textes écrits ici. Quant à moi, je n’en sais rien. J’écris au jour le jour, comme un paysan va aux champs. Parce que c’est son quotidien. Parce que sans cela, il ne peut pas vivre. Un paysan vit de peu. De l’amour de son travail, d’eau fraîche, et d’une régularité têtue.|couper{180}
Carnets | Atelier
17 novembre 2019
La nuit ne disparaîtra jamais, elle est en nous, indéfectible. Ce texte interroge la symbolique de la nuit à travers les âges, tout en remettant en question les idées préconçues sur la barbarie et l’ombre, là où le véritable danger se cache en plein jour.|couper{180}