"Less is more" chronique d’une révolution silencieuse
Introduction
Le minimalisme. On en parle comme d’une évidence, d’un mouvement qui aurait traversé les années 80, qui aurait marqué toute une génération d’écrivains. Mais qu’est-ce que ça veut dire, au juste, minimalisme ?
Les mots sont là, sur la page, réduits à leur plus simple expression. Comme si on voulait dire le monde avec moins, toujours moins. Comme si la phrase elle-même devait se dépouiller, se débarrasser du superflu, aller chercher l’os sous la chair des mots.
Je me souviens de ces années Minuit, de ces textes qu’on disait impassibles. De cette façon qu’on avait eu de découper le réel en tranches fines, en morceaux serrés. De cette obsession du détail, du fragment. De cette manière de faire entrer le quotidien dans la littérature, mais par la petite porte, celle des arrière-cours, des parkings déserts, des zones commerciales abandonnées.
Alors voilà, il faut y revenir. Comprendre ce que c’était, ce minimalisme. Pas comme un mouvement figé dans le temps, mais comme une façon de regarder le monde. Une façon de dire ce qui nous entoure avec moins de mots, mais des mots plus denses, plus lourds de sens.
Et peut-être qu’au fond, le minimalisme n’a jamais existé. Peut-être qu’il n’y avait que des écrivains, chacun dans sa solitude, cherchant à dire le monde avec les moyens du bord. Mais ça, c’est une autre histoire.
L’excès. On en crève, pas vrai ? Les écrans qui débordent d’images, les réseaux qui vomissent leurs flux continus, la pub qui gueule ses slogans. Et nous, au milieu de tout ça, qui cherchons encore à écrire.
Le minimalisme, c’est peut-être d’abord ça : une résistance. Une façon de dire non à la surenchère. De revenir à l’os des choses, à leur structure première. Comme Beckett l’avait fait, comme d’autres après lui ont tenté.
Dans les années 80, d’aucuns ont voulu en faire une école. Les "minimalistes de Minuit" qu’ils disaient. Mais c’était plus compliqué que ça. Plus profond aussi. Il y avait cette façon de regarder le quotidien, de le décortiquer jusqu’à ce qu’il devienne étrange. De prendre les lieux les plus banals - un arrêt de bus, un lampadaire, une poubelle en grillage vert - et d’en faire surgir quelque chose.
Ce n’était pas une question de faire court, non. Plutôt une manière d’être au plus près du réel. De le nommer avec une précision chirurgicale. De faire confiance aux mots nus, sans artifice3. Comme si le trop-plein du monde ne pouvait se dire que par soustraction.
Et aujourd’hui ? Le minimalisme reste peut-être notre seule chance de dire ce monde qui déborde. De le tenir à distance. De le comprendre, aussi, en le réduisant à ses lignes de force. Pas pour faire joli, non. Pour tenir debout, dans le vacarme.
Les Origines du minimalisme
Il y a ces moments, dans l’histoire de l’art, où tout bascule. Comme si le monde d’avant ne suffisait plus. Comme si les formes anciennes s’épuisaient d’elles-mêmes.
1915. La guerre déchire l’Europe et Malevitch pose un carré noir sur un fond blanc. Un geste simple, radical. Une bombe silencieuse dans l’histoire de la peinture. Plus besoin de représenter le monde, dit-il. Plus besoin de s’accrocher au réel. Juste des formes pures, des sensations brutes.
Et puis il y a ces Hollandais, Mondrian et les autres, qui lancent leur revue De Stijl en 1917. Ils cherchent autre chose : l’harmonie universelle, disent-ils. Plus de baroque, plus d’ornements. Juste des lignes droites, des angles droits, des couleurs primaires. Comme si la peinture devait se réinventer à partir de rien.
Entre les deux, des échos, des résonances. Le même désir de nettoyer la toile de tout ce qui n’est pas essentiel. Mondrian qui traque l’abstraction comme on traque une vérité. Malevitch qui pousse son art jusqu’au blanc absolu.
Et le Bauhaus, qui arrive après, comme une synthèse. Qui prend ces recherches et les transforme en quelque chose de plus large : un art total, qui va de l’architecture au design, de la peinture à la vie quotidienne.
C’était ça, les origines du minimalisme : pas juste un style, mais une façon de repenser le monde. De le réduire à ses lignes de force. De chercher l’essentiel sous le chaos des apparences.
Le minimalisme en peinture (années 60)
Frank Stella et les "Blacks paintings"
Un gamin de vingt-deux ans débarque à New York avec ses pinceaux de peintre en bâtiment. Il s’appelle Frank Stella. Et il va tout chambouler, tout remettre à plat.
Les Black Paintings. Des bandes noires, méthodiques, obsessionnelles. Comme si la peinture devait se débarrasser de tout le reste. Plus d’émotion, plus de mystère. Juste le geste, répété, obstiné. Le pinceau qui trace son chemin sur la toile.
Carl Andre, il avait tout compris. Il disait : "L’art exclut le superflu". Les bandes de Stella, c’était ça : des chemins qui ne mènent qu’à la peinture. Pas ailleurs. Pas dans les grands discours sur l’art. Juste là, dans la matière même.
"Ce que vous voyez est ce que vous voyez". C’est devenu son mantra. Comme une gifle aux beaux parleurs, aux théoriciens de l’art. La peinture réduite à sa plus simple expression. À sa vérité nue.
Et puis il y a eu "Die Fahne Hoch !", "The Marriage of Reason and Squalor II". Des titres qui claquent comme des portes qu’on ferme. Des toiles qui vous regardent en face, sans concession. Sans échappatoire.
C’était ça, la révolution Stella. Pas besoin d’aller chercher midi à quatorze heures. La peinture suffisait. La peinture toute seule, dans sa brutalité première.
Donald Judd
Donald Judd. Un nom qui claque comme une porte d’atelier. 1928-1994. Missouri. New York. Marfa. Trois points sur la carte d’une vie qui a changé notre façon de voir.
Faut imaginer ce type-là, d’abord critique d’art, qui écrit sur les autres. Qui regarde. Qui observe. Et puis un jour, la rupture. Plus possible de continuer comme avant. La peinture ? Non. La sculpture traditionnelle ? Non plus. Il lui faut autre chose.
Alors il invente ces objets. Des boîtes, des cubes, des structures géométriques qui ne racontent rien, qui ne représentent rien. Juste là, dans l’espace, comme des questions posées au regard. Des trucs en aluminium, en acier, en Plexiglas. Des matériaux industriels, sans âme dit-on. Mais c’est tout le contraire.
Et puis il y a ce bâtiment, 101 Spring Street. Une vieille bâtisse en fonte à SoHo qu’il achète en 68 pour presque rien. Cinq étages qu’il va transformer, étage par étage, année après année. Comme un manifeste en trois dimensions. Comme si l’art devait sortir des musées, envahir la vie.
"Ce que vous voyez est ce que vous voyez." Il répétait ça. Pas de mystère. Pas de symbolisme. Juste la présence brute des choses. Ses objets posés à même le sol, sans socle, sans piédestal. Faut les regarder en face. Pas le choix. Ils sont là, ils existent, ils occupent le même espace que nous.
C’était ça, Judd. Une façon de nettoyer le regard. De nous forcer à voir vraiment. Pas ce qu’on croit voir. Pas ce qu’on voudrait voir. Juste ce qui est là, dans sa présence têtue, irréductible.
Dan Flavin
Dan Flavin. Un type qui a commencé par vouloir être prêtre, puis météorologue dans l’armée. Et qui finit par bricoler avec des tubes fluorescents. Comme quoi les chemins de l’art sont pas toujours ceux qu’on croit.
Faut se remettre dans le contexte. New York, début des années 60. Il bosse comme gardien au MoMA, fait l’ascensoriste. C’est là qu’il croise Sol LeWitt, Lucy Lippard. Des rencontres qui changent une vie.
Et puis un jour de 1961, il se met à bidouiller avec des néons. Des trucs industriels, des tubes qu’on trouve dans n’importe quel magasin de bricolage. Rien de noble là-dedans. Rien de précieux. Juste de la lumière crue, violente, qui transforme l’espace.
Ce qu’il fait, c’est pas de la sculpture, pas de la peinture non plus. C’est autre chose. La lumière qui mange les coins des pièces, qui redessine l’architecture. Qui vous force à voir autrement. Pas besoin d’explications. Pas besoin de discours. Juste être là, dans cette lumière qui n’est plus tout à fait de la lumière.
Il disait qu’il était "maximaliste". Ça fait sourire. Lui qui travaillait avec presque rien. Des tubes standard, des couleurs standard. Mais c’est ça qui est fort : prendre le plus banal, le plus industriel, et en faire quelque chose qui vous prend aux tripes.
Quand il est mort en 96, il avait changé notre façon de voir. Pas avec des grands gestes. Pas avec des théories. Juste avec ces tubes de lumière qui continuent de nous regarder en face.
La forme Pure
Alors voilà, on en arrive à ça : la forme pure. Comme si tous ces types-là, Stella, Judd, Flavin, ils cherchaient la même chose. Comme s’ils voulaient nettoyer l’art de tout ce qui n’était pas nécessaire.
La forme pure, c’est pas un truc abstrait, pas une théorie. C’est ce qui reste quand t’as tout enlevé. Quand t’as gratté jusqu’à l’os. Les bandes noires de Stella, les boîtes de Judd, les tubes fluorescents de Flavin. Trois façons différentes de dire la même chose : "Ce que tu vois est ce que tu vois".
Faut imaginer ces gars-là, dans le New York des années 60, qui débarquent avec leurs matériaux de bricolage. De la peinture industrielle, des néons de supermarché, des plaques de métal. Pas du matériel noble. Pas des trucs d’artiste. Des matériaux de tous les jours qu’ils transforment en quelque chose d’autre.
C’était ça, la recherche de la forme pure. Pas un truc intellectuel. Plutôt une façon de regarder le monde en face. De le réduire à ses lignes de force. De dire : voilà, c’est tout ce qu’il nous faut. Le reste, c’est du baratin.
Faut voir comment ça s’est propagé, cette histoire du minimalisme. Comme une tache d’huile. Comme si d’un coup, tout le monde sentait le besoin de faire le ménage.
Le Corbusier, Mies van der Rohe. Des types qui ont compris que l’architecture, c’était pas une question de décoration. "Less is more", qu’il disait, Mies. Une machine à habiter, qu’il voulait, Le Corbusier. Faut imaginer le choc. Des bâtiments qui assumaient leur structure. Qui montraient leurs os. Plus besoin de cacher les poutres sous des moulures en plâtre.
Et puis la musique. Philip Glass, Steve Reich. Des gars qui ont tout nettoyé aussi. Plus de grand orchestre romantique. Plus de mélodie qui part dans tous les sens. Juste des motifs qui se répètent, qui se transforment petit à petit. Comme une respiration. Comme une machine qui tourne. Glass avec ses orgues, ses saxophones. Reich avec ses percussions, ses marimbas.
Raymond Carver en littérature. Ses nouvelles comme des coups de poing. Pas un mot de trop. Pas une phrase qui dépasse. Des vies ordinaires racontées avec une précision chirurgicale. Comme si les mots eux aussi devaient être réduits à leur plus simple expression.
Et Dieter Rams dans le design. Dix principes pour dire ce que devait être un objet. Le bon design est aussi peu design que possible, qu’il disait. Faut voir ses radios Braun. Des trucs qui ont l’air de rien. Qui font exactement ce qu’ils doivent faire. Rien de plus.
C’était ça, l’extension du minimalisme. Pas une mode. Pas un style. Une façon de penser le monde. De le nettoyer de tout ce qui n’était pas nécessaire. Comme si on avait besoin de ça. De revenir à l’essentiel.
Influence contemporaine
Et maintenant, 2025. Le minimalisme, il a muté. S’est transformé. Comme si le numérique l’avait avalé pour le recracher autrement.
Faut voir ces interfaces qu’ils nous pondent. Plus un pixel qui dépasse. Plus une animation gratuite. Tout est pensé, calculé, optimisé. Les espaces blancs sont devenus des zones stratégiques. Le vide qui fait sens. Même les transitions sont épurées, comme si le mouvement lui-même devait se faire discret.
Dans la vie de tous les jours, c’est pareil. Les gens se mettent à faire le tri. Pas juste dans leurs placards. Dans leurs têtes aussi. "Less is more", qu’ils répètent. Comme un mantra. Comme une bouée de sauvetage dans ce monde qui déborde. Ils cherchent à se débarrasser de la surcharge d’informations, du trop-plein de notifications, de cette accumulation qui étouffe.
Et l’art contemporain, il suit le mouvement. Plus besoin de remplir l’espace. Plus besoin de crier pour se faire entendre. Les artistes travaillent sur l’essentiel. Sur ce qui reste quand on a tout enlevé. C’est plus une question de style, c’est devenu une nécessité. Une façon de résister au chaos.
Même les grandes marques s’y sont mises. Apple en tête, comme toujours. Des produits nets, propres, sans fioriture. Une esthétique qui s’est répandue partout. Dans nos maisons, nos bureaux, nos écrans. Comme si le monde entier avait besoin de faire le ménage.
C’est ça, le minimalisme d’aujourd’hui. Plus une mode, plus un style. Une façon de survivre dans le bruit. De garder la tête hors de l’eau. De respirer encore un peu.
Pour conclure
Voilà, on arrive au bout de cette histoire du minimalisme. Une histoire qui continue de nous travailler, de nous questionner.
Parce que c’est ça qui est fort : plus on avance dans le temps, plus on a besoin de faire le vide. De nettoyer. De revenir à l’essentiel. Comme si le monde d’aujourd’hui, avec ses écrans qui débordent, ses notifications qui n’en finissent pas, nous poussait à chercher le silence. L’espace blanc. La respiration.
Le minimalisme, il est partout maintenant. Dans nos téléphones qui se font de plus en plus fins. Dans nos maisons qui se vident des objets inutiles. Dans notre façon de penser le monde. Plus une mode, plus un style. Une nécessité.
Stella, Judd, Flavin, ils avaient vu juste. L’art, il doit nous aider à voir. À voir vraiment. Pas à nous noyer sous les symboles, les métaphores, les discours. Juste nous mettre face à ce qui est là. Face à nous-mêmes aussi, peut-être.
Alors oui, le minimalisme continue. Il mute, il se transforme. Mais au fond, c’est toujours la même chose : cette recherche de l’essentiel. Cette façon de dire que moins, c’est plus. Que le vide peut être plein. Que le silence peut être une réponse.
Et ça, c’est pas près de finir.
Pour continuer
Lectures
ce genre de phrase
Je la revois dans les tiroirs de la commode – c’est par ici qu’il fallait commencer, j’en étais sûr, par cette commode centenaire héritée de mon père, avec son plateau de marbre gris et rose fendu à l’angle supérieur gauche, son triangle presque isocèle qui n’a jamais été perdu et qui reste là, flottant comme un îlot en forme de part de tarte ou de pizza – mais cassé depuis quand et par qui ? – et qui n’a jamais été perdu ni jeté, même si la commode, en un siècle, n’a sans doute pas subi un seul déménagement, ou quelques-uns qu’elle n’aura vécus qu’à l’intérieur de la maison, passant peut-être, traînée par deux saisonniers réquisitionnés pour l’occasion, du rez-de-chaussée au couloir de l’étage pour finir ici, dans la chambre du cerisier, qu’on appelle chambre du cerisier depuis toujours, en sachant que ce toujours a commencé bien avant moi et avant mon père, qui lui aussi l’appelait chambre du cerisier – depuis toujours nous a-t-il affirmé, sorte de vérité antédiluvienne nimbée d’une aura qu’on percevait dans l’intonation qu’il avait en prononçant ce toujours, l’air impressionné par le mot –, surpris même qu’on lui demande confirmation, comme s’il était indigné qu’on ait pu imaginer, nous, ses enfants, un avant le cerisier, un avant la chambre, comme si dans son esprit chambre et cerisier étaient liés depuis l’éternité. Pour nous, c’est la chambre du cerisier et ce le sera encore longtemps, même si plus personne n’habite cette maison en hiver, les uns et les autres ne revenant s’y prélasser que pendant les vacances scolaires en avril, parfois des week-ends avant que débarque toute la fratrie, les femmes et les enfants d’abord, mais aussi les cousins, les cousines, les amis et les amies d’amis, tout ce petit peuple d’été qu’on retrouve tous les ans, sirotant à l’ombre du cerisier ou des magnolias des Negronis et des Spritz pour les plus citadins d’entre eux, du rosé pamplemousse pour ceux qui sont restés vivre à une encablure de la maison. Quelque chose, dans cette phrase inaugurale, me rebute au point de me tenter de ne pas poursuivre la lecture. Je pourrais adresser exactement la même remarque à l’une de mes phrases : à la différence près que, dans mon cas, j’aurais la possibilité de la couper, de la jeter, de la reprendre jusqu’à ce qu’elle coïncide avec ma nécessité. Ici, j’ai le sentiment qu’on lui a donné un rôle de vitrine : phrase-symptôme, phrase-programme, censée prouver d’emblée ce que le livre sait faire. Or c’est justement ce « savoir faire » qui m’ennuie : la phrase tient debout, elle est maîtrisée, elle accroche un lieu, une mémoire, une mythologie familiale, mais je la sens occupée à se montrer au travail. J’y vois une démonstration de force syntaxique dont, chez moi, j’aurais honte. Ma réaction est d’abord épidermique : je résiste, je n’ai pas envie d’entrer dans un roman qui commence par se regarder écrire. Ensuite je me raisonne : peut-être, puisqu’il s’agit d’une ouverture, les centaines de pages suivantes serviront-elles justement à resserrer, à faire plus bref, plus net, plus impitoyable. Je feuillette, je vais à la fin du volume, sans trouver de garantie. Alors je me demande si ce n’est pas moi qui suis en cause, épuisé par mon propre travail de réécriture, sans réserve d’indulgence pour ce genre de déploiement. Peut-être n’est-ce qu’un effet de miroir. Je n’ai ni le temps ni l’envie, aujourd’hui, d’élucider tout cela. Je repose le livre pour plus tard et je retourne à mes moutons : mes phrases, avec cette idée tenace que ce que je refuse chez l’autre, je dois être prêt à le couper chez moi. ajout le 29 nov. 2025* ce qui s'oppose n'a rien à voir avec l'homme, mais avec les histoires que l'on raconte sur, qu'il se raconte. Histoires que peut-être l'auteur de ce billet prend de plus en plus en grippe. Une réalité, mais laquelle ? disparaissant dans le flux incessant de ces histoires parallèles.|couper{180}
Lectures
Contre l’admiration
Je relisais un de mes vieux textes et j’ai eu honte. Pas la honte modeste de l’artisan. La honte rageuse de l’enfant qui trépigne. Lui a le jouet, pas moi. Lui, c’est Pierre Michon. Son texte est un coup de poing. Le mien est une caresse tremblotante de puceau. J’ai longtemps cru que mon problème était l’admiration. Je me trompais. Mon problème est de refuser de voir le sang et les larmes séchés sur la page de l’autre. Je parcours ( fiévreusement ) « Hoplite » et je vois le résultat : la locomotive-monstre, la grue à eau qui devient accouplement cosmique. C’est sublime. Et c’est un leurre. Car ce que j’admire, c’est le produit fini. Ce que je refuse de voir, c’est le prix. Premier prix : la durée. Avoir laissé cette nuit quelconque – une nuit de gare, une nuit de jeune homme – macérer dans les limbes de la mémoire pendant des décennies, jusqu’à ce que chaque détail anodin (la suie, le tchouk-tchouk des soupapes, l’odeur de la serpillière) devienne un organe vital du mythe. Michon n’a pas écrit « Hoplite » à vingt-six ans. Il a laissé le temps transformer l’événement en or littéraire. J’ai, moi, la patience d’un moucheron ; j’écris sur l’instant, je veux la transmutation immédiate, sans la longue alchimie de l’oubli et de la réminiscence. Deuxième prix : la cruauté. Une froideur de chirurgien. Michon a offert son jeune moi lyrique et mégalo en pâture. Il a transformé sa propre comédie en tragédie. J’ai, moi, une peur panique du ridicule. Je préfère la pâleur contrôlée à la rougeur de l’effusion. Troisième prix : renoncer à fuir. Michon, dans le train, fuyait l’armée, mais il courait vers sa vocation. Moi, je me réfugie dans la lecture des maîtres pour fuir l’écran vide. Je collectionne les grues à eau des autres pour ne pas avoir à construire la mienne. Quatrième prix : la solitude. Accepter de devenir un monstre d’égoïsme, de laisser le monde réel – les amours, les amitiés, les devoirs – passer au second plan, parce qu’une image, une musique de phrase, exige toute la place. Michon a construit une cathédrale dans sa tête. Je campe dans un abri de jardin bien rangé, de peur que la démesure ne dérange le voisinage. Ce qui me navre, ce n’est pas la supériorité de Michon. C’est mon infériorité de volonté. Lui a affronté le chaos. Moi, je me contente de remous dans une flaque d’eau. Alors, non, cet article ne cherche pas l’empathie du lecteur . C’est un constat d’échec assumé. Une charge que je porte contre moi-même et, peut-être, contre tous ceux qui, comme moi, se bercent d’admiration pour mieux éviter le combat. La vraie leçon de « Hoplite » n’est pas « comment écrire bien ». C’est « ce que cela coûte d’écrire vrai ». Et la question qui reste n’est plus « Suis-je capable ? ». La question est : « Suis-je prêt à payer ? » En écrivant ces lignes, j’ai posé une minuscule pièce sur le comptoir. C’est une pièce de cuivre, pas d’or. Mais c’est un début. La grue à eau n’attend pas. Pas plus que "la bonne fille en chaleur" qu'incarne la locomotive à vapeur : elle halète dans la nuit de chacun. Il ne tient qu’à nous d’entendre son souffle et d’oser, enfin, y répondre. « Hoplite ». Le titre n'est pas un hasard. C'est l'image de l'écrivain comme artisan discipliné, anonyme dans la foule des auteurs, engagé dans un combat de longue haleine pour tenir sa place dans la grande phalange de la littérature. Plutôt que d'admirer, il s'agit de revenir sur la même ligne de front, de regarder à gauche, à droite, et de respecter.|couper{180}
Lectures
Le Chiffon et la Buée
Ou La petite musique de la transcendance perdue Il y a dans l’obstination humaniste une hubris malodorante et probablement grotesque, une ventosité de l'âme du même tonneau que la démesure de la grenouille de la fable s’enflant pour égaler le bœuf — le bœuf étant, pour l’humaniste forcené, Dieu lui-même, ce grand Souverain Oint. Pour ce genre de cagot psychopathe, nul ne saurait prétendre à sa hauteur ; le seul qui lui inspire encore quelque doute n’est autre que le Créateur, le seul qu’il imagine être son enny. Ils se proclament, bien sûr, athées à tout crin, et c’est précisément dans ce reniement hargneux, dans ce recours désespéré au mot même qui le nie, que se trahit leur lien ombilical à cet Ennemi Surnaturel. Éternelle histoire de la Chute, dans un univers judéo-chrétien,faut-il encore le préciser ? Au royaume de la démesure règnent désormais la platitude, la banalité, l’ennui, et ce sentimentalisme à l’eau de rose, simple produit de l’enfarcissement médiatique, qui gave les consciences de spots publicitaires de plus en plus affligeants – un foie gras de l’âme sans foi authentique –, le tout déversé à parts égales dans des séries déféquées par les plateformes de streaming, sur lesquelles le peuple vient tenter de sécher ses turpitudes, voire les oublier pour se repaître de celles de héros ou d’héroïnes en carton bouilli, toutes aussi chiantes que celles de n’importe qui d’autre, formant un gouffre de fadaises truffé de sornettes. Dans ce paysage épuisé, seul un monde vidé de Dieu peut engendrer cette race d’humanistes hystériques, juchés sur le strapontin de leur petite vertu pour vomir sur la foule qu’ils baptisent "la masse", une denrée fade, un boudin noir social dont ils se repaissent faute de pain béni. Leur propension ( à ces gourous de pacotille ) à ouvrir des chapelles relève de l’ubuesque : ils infligent aux autres ce qu’ils reprocheraient à un Dieu — ce moulin à paroles qu’ils actionnent sans relâche, ces piailleries absconses destinées à embrouiller les chapons les plus téméraires. Même un Dieu n’aurait pas cette patience ; même un Dieu — si j’ose cet anthropomorphisme de bas étage — ne gaspillerait pas son souffle à ce point, lui qui doit gérer le Grand Livre des Raisons , Mystères et Autres imbécillités de l’univers. Pour saisir l’œuvre inepte de la sécularisation, imaginez une buée sur une vitre — cette buée, c’est leur Dieu, ou quiconque qu'ils désireraient placez au-delà de la fiente. La sécularisation est le chiffon dont use l’humaniste pour dédiviniser la surface cherchant la transparence plus que l'extase ou la transe. Il croit y gagner en clarté, mais cette clarté n’est que le reflet de son propre regard. Rien à voir avec la vision brûlante d’une Thérèse d’Avila, pour qui la buée se fait caresse, présence, capable de lui insuffler des transports spirituels, et autres. Or, cette comédie sinistre dans notre époque —comme d'autres ont eu les leurs : Conrad, Céline, Melville, Balzac — a ses cartographes. Deux écrivains, deux visions cauchemardesques qui, mieux que tous les discours, dessinent les contours de notre enfer : Dantec et ses Racines du mal d’un côté, Bolaño et son 2666 de l’autre. Les Racines du mal explorent les conséquences d’un monde qui a perdu le sacré. Le mal y réapparaît non comme une simple pathologie, mais sous sa forme religieuse la plus archaïque et terrifiante. Le roman suggère ceci : en chassant Dieu, l’humanisme séculier n’a pas supprimé le Diable ; il lui a simplement rouvert la porte, sous une forme plus démoniaque encore. L’humanisme se voit ainsi défié par les racines théologiques du mal qu’il croyait avoir transcendées. 2666, quant à lui, incarne l’aboutissement tragique d’un monde entièrement sécularisé. Le mal y a perdu toute dimension métaphysique ; il est systémique, bureaucratique, humain, trop humain, une merdificatrice machine. C’est le monde que l’humanisme a engendré : un monde sans Dieu. Le constat est sans appel. Bolaño nous confronte à cette question : un humanisme ayant évacué le sacré peut-il encore contenir la barbarie ? La réponse semble négative. L’humanisme est mis en échec par sa propre création. Ainsi, l’humaniste, ce dieu manqué, se retrouve le gardien d’un monde qu’il a vidé de toute présence, à l’exception de la sienne, omniprésente et geignarde. Il a chassé le grand Mystère et ne règne plus que sur un champ de ruines bruyantes, dans l’attente vaine que son propre reflet dans une vitre aseptisée daigne enfin lui sourire. Le Mal lui-même, jadis aventure transcendante, n’est plus qu’une bureaucratie ; le Bien, une publicité. Tout est devenu également banal, également épuisé. L’ennui est la seule mesure qui reste.|couper{180}
