Résistance

« Il y a plusieurs sortes de résistances, mais aujourd’hui je me concentrerai seulement sur deux que je suis parvenu à identifier. » Je me retins de ne pas pouffer de rire tout de suite parce que je savais qu’on allait encore avoir affaire à une espèce de cours magistral dont il avait le secret. « La première et non la moindre est ce que l’on pourrait appeler une résistance inconsciente. Ce sont toutes ces petites choses qui surgissent comme par inadvertance et qui semblent se mettre en travers de nos intentions. Cela peut aller de la simple étourderie à la bévue magistrale et on ne s’en rend compte qu’une fois que l’on tente d’effectuer le bilan d’un cheminement, la plupart du temps pour voir ce qui ne s’est pas passé comme on le désirait. » En regardant ses chaussures, je vis que l’un de ses lacets était défait, comme à l’ordinaire. On pouvait le rencontrer en toutes circonstances, au marché, à la messe, au bistrot, c’était toujours ainsi : il ne semblait pas pouvoir supporter les nœuds. Une sorte de manie à l’envers, si on veut... « Dans ce domaine, je crois que je mérite souvent le pompon, reprit-il. Mais avec le temps, ce que j’en retire comme enseignement, c’est de m’interroger encore plus sur la fameuse intention de départ, tout cet imaginaire qui, chez moi, accompagne presque toujours toute intention. C’est arriver avant d’être parti, en quelque sorte. On tire des plans sur la comète, on se demande ce que l’on va faire avec tout le gain obtenu avec le petit pot au lait qu’on trimballe vers le marché et puis là, patatras ! on bute sur une pierre et on se vautre, le pot au lait se brise, circulez, il n’y a plus rien à voir. J’imagine que l’inconscient parvient à décoder formidablement bien la nature véritable de nos intentions et que, s’il nous propose des embûches, c’est la plupart du temps pour atteindre ce but qu’on ne s’avoue pas clairement. En ce qui me concerne, il m’est arrivé de nombreuses fois de me tromper d’intention. C’est-à-dire de rester sur une couche superficielle de celle-ci. Comme, par exemple, vouloir être reconnu pour mon art, c’est-à-dire vouloir être accepté ou aimé suivant les diverses nuances que l’on peut accorder à ces termes. » J’ai retenu ma respiration car, à un moment, j’ai bien cru qu’il allait se vautrer en marchant sur le lacet défait, mais, par un rétablissement étrange, il écarta l’autre jambe et trouva un équilibre nouveau. « Mais si je réfléchis à toutes les embûches que je me serais placées tout seul pour rater ce but, c’est qu’au fond il y avait bel et bien quelque chose de confus dans l’intention. L’incident, l’accident, l’étourderie et la bévue ne sont que des outils qu’une part de soi utilise pour renseigner l’autre, c’est-à-dire cette infime partie qu’on appelle conscience. Au bout du compte, comment savoir si une intention est juste sans passer par tout ce parcours de jeu de l’oie ? On peut tenter de réfléchir en amont, prévoir, élaborer une stratégie, planifier tout une série de tâches, et suivre au pied de la lettre chaque to-do list que l’on punaise sur son mur, ça ne change pas vraiment grand-chose. Sans doute parce que tout ce que l’on imagine, même au plus près de ce que nous appelons la réalité, en est toujours extrêmement éloigné. » Il va au tableau, le lacet traîne : l’atteindra-t-il ? mais oui, encore un jeu de jambe ; il s’empare de la craie et note TODO sur le tableau noir. « Et les embûches, finalement, ne servent qu’à comprendre à quel point nous sommes souvent trop compliqués dans notre interprétation de cette réalité. Pour parvenir à la simplicité, voire à l’efficacité, à la clarté, il ne faut pas compter sur tout ce que l’on pense mais plus sur ce que l’on fait véritablement. Or j’ai remarqué que nous en faisons souvent bien moins qu’on l’imagine. C’est-à-dire qu’on n’arrive pas à trier par la pensée l’enroulement le plus simple des actions à effectuer et qui doivent être parfaitement en accord avec l’intention de départ. On pense trop et mal. Parce qu’on ne voit souvent que l’aspect négatif de tel ou tel choix, en imaginant que si on avait fait un autre choix, cela aurait été mieux. En fait, peu importe le choix que l’on effectue, il n’y a pas de chemin sans embûche. Mais on peut avoir un point de vue différent que celui qui nous entraîne dans la plainte, l’accablement, à chaque fois que l’on trébuche sur un caillou. Dans l’intention d’être accepté ou aimé, qui est certainement la première de toutes les intentions de tout à chacun, on élabore des stratégies sur des on-dit. C’est-à-dire que l’on copie ce que nous pensons bénéfique à partir de canevas, de modèles, sans nous rendre vraiment compte qu’il s’agit bien plus de diplomatie, de politesse, que d’affection authentique. Par exemple, le fait de ne pas savoir dire non. Cela a toujours été un problème pour moi ; la plupart du temps, plutôt qu’avoir à expliquer mon refus, j’ai dit oui sans vraiment réfléchir à toutes les conséquences de ce hochement de tête affirmatif. Si vous voulez, de l’âge de 10 ans jusqu’à la cinquantaine, j’aurais trouvé ma place parfaite sur le haillon arrière d’un véhicule, à l’instar de ces petits chiens qui hochent la tête toute la sainte journée. Je disais oui puis j’oubliais, tout ça pour ne pas entrer en conflit, pour me faire accepter, pour me rendre aimable. Ce ne m’a apporté que des déboires en pagaille. Et j’ai été le plus misérable des hommes en me rasant le matin devant ma glace, devant l’énorme tas de trahisons que j’imaginais avoir ainsi entassées par le seul fait d’avoir dit oui à la légère. Lorsqu’à la cinquantaine m’est venue l’idée fameuse du non, étant novice en la matière, il ne m’aura fallu pas moins de 10 années encore pour comprendre que je faisais exactement la même chose qu’avec le oui. Je disais non pour me débarrasser des gêneurs de la même manière. N’est-ce pas ironique ? Et tout ça à cause d’une intention mal placée. Une intention d’être aimable, ou bien une intention de ne plus prendre d’engagements foireux qui me desserviraient aux yeux des autres. Et si on soulève encore le tapis plus loin, l’intention qui se dissimule derrière tout cela, ce n’est pas d’être accepté par les autres, pas d’être aimé non plus, mais juste acquérir un peu de confiance en qui je suis véritablement. Pouvoir compter sur soi, ce n’est pas compter uniquement sur l’intelligence, sur l’habileté, c’est aussi accepter toutes ces choses que l’on commet inconsciemment, que l’on appelle des bêtises, des bévues, de l’étourderie, et qui, si l’on prend le temps de décortiquer tout cela, sont d’un enseignement incroyable sur ce que j’appelle la justesse, la clarté, l’impeccabilité. Avec un humour de potache, l’inconscient se moque magistralement, à l’aide de la maladresse, pour que l’on saisisse peu à peu la douceur d’un sourire sous la violence d’un rire. Quelle que soit l’habileté que j’ai pu penser, à un moment ou à un autre, posséder dans un domaine, il y a toujours eu un moment où l’inconscient a surgi comme un diable d’une boîte pour tout flanquer par terre et me dire : “Alors, mon petit pote, tu te crois plus fort que qui, déjà ?” Ce qui force l’humilité à la longue, s’il nous reste un peu de jugeote. L’autre type de résistance serait consciente, logiquement. C’est-à-dire que l’on s’opposerait volontairement à quelque chose. On peut manifester, descendre dans la rue pour brandir des pancartes contre telle ou telle réforme, tel ou tel scandale. On fait acte de résistance. C’est ce que l’on imagine facilement. Quelle intention se cache derrière la résistance du militantisme ? Pourquoi s’insurge-t-on, se révolte-t-on vraiment ? À quoi cela nous sert-il sinon à déclarer que nous ne sommes pas d’accord avec ceci ou cela, en imaginant que nous possédons une importance quelconque pour changer quoi que ce soit ? Je crois même qu’il peut y avoir une mode qui revient régulièrement de résister pour résister tout simplement. Comme une mode pour dire non après s’être trop longtemps fatigué à dire oui. Mais que l’on résiste ou pas à quelque chose, je me demande si, au final, ça change profondément les choses. Sans doute que ça peut les retarder un moment, sans plus. Les résistants auxquels j’ai pensé le plus furent des personnes comme Jean Moulin, par exemple, qui ne voulait pas que la France devienne l’Allemagne. Bien sûr, il y a eu cette victoire mais, lorsqu’on regarde les choses attentivement désormais, c’est bel et bien l’Allemagne qui donne le la à l’Europe tout entière, et nous, Français, sommes tellement engagés dans ces relations franco-allemandes qu’on ne remarque même pas l’ironie provoquée par une sorte d’inconscience européenne qui tirerait toutes les ficelles d’une Europe à venir qui, probablement, une fois réglées toutes les difficultés, sera un grand pays. » Un peu de plus et il va nous passer la cassette habituelle, l’enregistrement de la voix de Malraux lors du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon... JEEEANN MOUUUUULIN.... « Voir plus loin que le bout de son nez, cela nécessite avant tout de comprendre où il s’interrompt pour laisser place au monde comme à la réalité. S’il faut résister à quelque chose, en final, c’est bel et bien à notre ignorance congénitale, surtout lorsqu’elle se pare des vêtements doctes du savoir. C’est cette résistance-là qui m’intéresse le plus désormais en peinture comme dans tous les domaines de la vie. Continuer à résister contre toute velléité de possession en matière de savoir. Et vois-tu, depuis que j’ai pris les armes, que j’ai sauté derrière la barricade, je ne m’en porte pas plus mal : cela me fait voir le monde différemment, ça me change et, probablement, qu’au bout du compte ça finira par le changer lui aussi, à force de résister. »

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Carnets | octobre 2021

La plaie de vouloir plaire

Ce type était littéralement sanguinolent. Un écorché vif tout à fait conforme à ces moulages de la chapelle de Sansevero réalisés par Giuseppe Salerno, qui soulèvent les tripes. Et tout cela provenait, une fois l’embrouillamini des prétextes, des raisons et des fausses pistes dépassé, de son obsession de vouloir plaire. Même lorsqu’il se trouvait seul, il ne parvenait pas à échapper à cette malédiction logée au plus profond de lui-même. C’était encore pire qu’un sacerdoce. Un truc congénital, une maladie immune sur laquelle la science n’avait dédaigné se pencher, vu l’immense préjudice économique que sa résolution ne manquerait pas d’apporter. Car, dans le fond, cette affection, ainsi que la nomme le corps médical, peut se développer en tout un chacun sans prévenir et prendre des formes bénignes, généralement sans véritable gravité. Mais chez ce type elle était parvenue au dernier stade d’un cancer, par pure négligence, ou plutôt par cette étrange volonté qui oblige les autruches, en cas de peur soudaine, à se plonger la tête dans le sable. C’est donc ainsi qu’il se présenta devant moi, un jeudi, lorsque je donnais encore des cours ce jour-là, lorsque mon affaire était encore florissante et que l’on venait de tous les environs et même d’un peu plus loin pour profiter de mon enseignement du dessin et de la peinture. La crise ayant déjà fait des ravages, j’avais remisé mes prétentions, baissé les prix et ouvert mes portes au tout-venant. C’en était terminé des patientes sélections que j’effectuais afin de choisir parmi la cohorte des quidams de tout acabit qui affluait qui, parmi eux, mériteraient de s’asseoir dans mon atelier avec pour seul objectif qu’ils puissent en tirer du profit. J’éliminais les touristes, les prétentieux, les vaniteux, les fâcheux, parmi lesquels un grand nombre de ménagères entre 50 et 65 ans qui espéraient venir ici trouver non point un véritable enseignement artistique, mais un moment de détente, quelque chose d’amusant susceptible de tromper leur ennui, tentant de masquer plus ou moins convenablement leur vide qu’elles ne cherchaient qu’à combler d’un tas d’objets hétéroclites. Il y avait aussi quelques bonshommes perdus, cherchant vaguement à s’exprimer tout en étant poussés par le dégoût de s’inscrire sur des sites de rencontres en ligne, fatigués de la masturbation, la cervelle embrumée par leur mémoire adolescente à laquelle, vainement, dans la débine généralisée du monde, ils tentaient encore de s’accrocher. Je prenais un plaisir non dissimulé à foutre tout ce petit monde dehors, à leur dire : non, ce ne sera pas pour vous, désolé, ici c’est uniquement pour apprendre le dessin et la peinture, vous savez, vous risqueriez de vous ennuyer, c’est pour votre bien que je vous dis non, bonne journée ! Et le pire c’est que plus je refusais de monde, plus il se pressait à ma porte. Bref, les temps avaient donc changé et j’avais dû mettre de l’eau dans mon vin, et comme ce blasphème ne suffisait encore pas, j’avais réduit le montant de mes émoluments, j’étais au bord de proposer des cartes-cadeaux d’abonnement. C’est pour dire le marasme où nous nous étions progressivement enfoncés sans même nous en rendre compte. Du coup, veuillez excuser la digression, j’avais oublié ce pauvre type devant la porte. Bonjour, c’est pour quoi ? je demande. C’est pour apprendre la peinture. Très bien, et dans quel but ? Parce que je suis tout seul depuis je ne sais plus combien de temps et que je voudrais bien faire quelque chose de mes dix doigts qui puisse plaire au monde. Ce qui me permettrait, je l’imagine, d’exister, de ne plus être cet ectoplasme que je ne cesse d’apercevoir dans toutes les vitrines de la ville. On ne fait pas de peinture ici pour plaire, je réponds. Vous vous êtes gourré d’adresse, mon petit bonhomme. Il se mit à faire une drôle de moue, comme dans les films de science-fiction où l’on voit soudain un homme normal, ou une femme, se transformer en bestiole intergalactique avec des tentacules et des antennes qui lui sortent de partout. J’ai juste eu le temps de lui claquer la porte au nez en gueulant : merde, mon vieux, allez donc vous faire soigner avant qu’il ne m’explose au visage. Derrière la porte, qui n’était pas encore blindée avec six points de sécurité à cette époque, je pus encore l’entendre geindre : s’il vous plaît, je ne sais pas quoi faire pour vous plaire, aidez-moi. Il y eut quelques raclements de ce que j’imaginais être des griffes sur le panneau de bois puis sur le mur extérieur. Enfin tout fut silencieux. J’allumai une clope en revenant vers l’atelier en éprouvant un soulagement immense, le même probablement que peut éprouver un type qui vient de dire merde à son patron. Puis la journée s’étendit comme une immensité, un horizon sans borne devant moi.|couper{180}

Carnets | octobre 2021

L’art refuge, l’art ouverture.

7 milliards et demi d’individus et toutes les difficultés du monde pour accorder la chorale. Alors oui, l’art peut être un refuge pour s’éloigner un instant de la cacophonie générale, mais il peut être aussi, après cela, un diapason pour parfaire sa propre écoute et découvrir, sous l’apparent chaos, une harmonie poignante, souvent insupportable. Car ne vaut-il pas mieux travailler sur ce qui nous appartient vraiment plutôt que sur une vague impression que produit un mot ? Sans doute cette approche s’effectue-t-elle en deux temps pour celui qui veut exprimer la présence. Le refuge, le repli sur soi en quête de justesse en énumérant tous les couacs dans l’espoir de redresser le gouvernail. Le fantasme de parvenir à la note claire, à la justesse, au pur écho. L’exploration des reflets à la surface de l’eau à un point si extrême qu’on ait envie de se confondre en eux. Narcisse plongeant dans sa propre image ou dans l’image d’un monde créé à sa propre image, ce qui revient au même. Se coupant à jamais ainsi de l’autre. Ou bien, au contraire, s’extirper du reflet, regagner la rive et s’y hisser, puis se remettre debout et ouvrir grands les bras pour accueillir l’autre. C’est ainsi, sans doute, qu’après la retraite forcée, dans l’espérance des grâces des refuges, des salvations personnelles, on finit par comprendre l’égarement, ce puits sans fond que propose le refuge, et que l’on désire s’en éloigner. Avec un enthousiasme de chercheur d’or, bien souvent, comme quelqu’un qui aurait enfin été éclairé vers une « bonne direction », vers le profit à tirer d’une quelconque destination lui faisant miroiter encore cette inflation du moi. Il faut bien en passer encore par là avant de trébucher encore et encore, de se tapir sous une pierre, dans une caverne, sous un pont, pour remettre un peu d’ordre dans ses idées, jusqu’à comprendre que ce serait encore mieux si on n’en avait pas, d’idées. Reste le mystère de l’autre, insoluble par cette voie labyrinthique, par ce jeu de l’oie. Si la peinture, si l’art en général, ne permet pas d’être ouvert à l’autre, de lui offrir un lieu et un temps de repos, d’amitié, d’intelligence à partager gratuitement, peut-être alors vaut-il mieux se lancer dans la confection de pâté en croûte, de terrines, de bons plats à partager avec force blagues et autres saillies et billevesées sans importance. C’est cette sorte de magie que j’attends de l’art désormais. Non pas que, par sa fréquentation, je m’élève vers le génie pour imaginer naïvement m’y hisser à mon tour, mais tout le contraire : pour rencontrer des femmes et des hommes les plus « abordables » du monde. Abordables comme des îles en plein milieu des cités, abordables comme des armistices au beau milieu de la guerre. On nous a trop dupés et on s’est dupé tout seul par habitude de penser l’art comme appartenant à ce génie-là, celui de la rareté, de l’habileté et de la performance. Le génie créé par une élite qui ne cesse depuis des lustres de se mirer en celui-ci. On parle d’une nouvelle renaissance désormais, d’une Renaissance « sauvage ». Et sans doute en faudra-t-il un peu de la sauvagerie pour s’extirper du narcissisme afin de rejoindre le monde. D’ailleurs, pas seulement le monde des hommes, mais le monde en tant que terra incognita. Un monde que nul ne connaît encore. Un monde à créer tout simplement par l’art de se dire bonjour, comment vas-tu, de quoi pouvons-nous discuter ensemble sans nous étriper ? Si l’art ne sert pas à cela, à vivre ensemble entre nous, à vivre au monde tranquillement sans le détruire par peur ou par profit, je me demande bien à quoi il peut bien servir…|couper{180}

Carnets | octobre 2021

Nouvelle exposition dans le Haut-Jura

Du 30/10/2021 au 28/11/2021 exposition de peintures au Caveau des artistes à Saint-Claude (office de Tourisme) fermé le dimanche Exposition Patrick Blanchon au caveau des artistes de Saint-Claude, Jura|couper{180}

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