L’ange rebelle
On dit qu’un ange n’accomplit pas deux missions. On dit aussi qu’il n’a pas de libre arbitre : il exécute, il transmet, puis il s’efface. Il ne discute pas. Il ne diffère pas. Il n’a pas ce luxe-là. Lui, au contraire, différait
Il avait découvert, sans l’avoir cherché, que la honte avait un talent particulier : elle savait se déguiser en prudence. Elle se présentait comme une vertu — ne pas déranger, ne pas s’imposer, ne pas faire d’histoire — alors qu’elle n’avait qu’une idée : le retirer de la scène, le faire disparaître proprement, le rendre invisible. Il connaissait ce mouvement. Il l’avait pratiqué longtemps. L’effacement comme hygiène. L’exil comme solution. Il se disait : je suis de passage. Il se disait : je ne dois rien. Il se disait : ce n’est pas grave. Et ce “ce n’est pas grave” était la forme polie du pire.
Cette semaine-là, pourtant, quelque chose avait tenu. Pas une résolution. Pas une conversion. Une manière de rester. Une perplexité active. Il aimait l’expression parce qu’elle ne promettait rien. Elle ne disait pas : je vais comprendre. Elle disait seulement : je ne vais pas fuir. Au lieu de chercher le sens, il cherchait la position. Où se placer pour ne pas mentir. Où se placer pour ne pas se sauver par une idée. Il s’installait dans l’entre-deux et il y restait, comme on reste debout dans un courant. Il répétait. Il reprenait. Il revenait. Ce n’était pas un art de conclure, c’était un art de maintenir.
La clef était restée accrochée à son trousseau, au fond de la poche de son manteau d’hiver. Une clef gardée par mégarde. Une affaire insignifiante. On lui avait écrit : tu peux la rendre ? Il avait répondu : oui, bien sûr. Il l’avait pensé : demain. Et demain avait passé. Il avait pensé : la semaine prochaine. Et la semaine suivante avait passé. Chaque fois, la honte venait se glisser dans les interstices : ne pas y aller, ne pas affronter le geste, ne pas voir l’autre en face. Rien de tragique. Rien d’important. Et pourtant une résistance entière, compacte, comme si le monde se jouait dans ce métal.
Il avait fini par comprendre ce qu’il redoutait. Accomplir la plus petite mission, dans son esprit, ce n’était pas “faire ce qu’il faut”. C’était se faire retirer du monde des vivants. Passer de la vie — avec ses retards, ses excuses, ses possibles — à une simple exécution. Une fonction. Un rouage. Une présence vague parmi d’autres présences vagues. Des milliers, peut-être des millions, toutes interchangeables, toutes occupées à des tâches minuscules, toutes définies par la même chose : leur insignifiance apparente. Il y avait là une terreur froide : rendre la clef, ce n’était pas rendre une clef, c’était accepter d’être quelqu’un qui rend des clefs. Et après ? Après il n’y aurait plus rien à tenir, plus de tension, plus de récit intérieur — seulement cette circulation d’actes sans épaisseur, la vie réduite à l’obéissance, l’existence à la liste.
La perplexité active, cette semaine-là, lui avait servi à autre chose qu’à écrire. Elle lui avait servi à ne pas se raconter d’histoire. Il s’était observé résister, sans s’excuser. Il s’était observé dramatiser, sans s’y croire. Il avait vu la honte à l’œuvre, non pas comme une faute, mais comme une technique de survie : garder une clef pour garder une possibilité, garder une possibilité pour ne pas tomber. Il était resté là, devant cette mécanique, sans la casser, sans l’adorer. Il l’avait laissée tourner jusqu’à ce qu’elle s’épuise.
Au bout du compte, il rendit la clef par un de ces concours de circonstances qu’on juge d’abord anodins. Une élève qu’il n’avait pas revue depuis des mois lui demanda, comme ça, si elle l’avait encore. Il alla dans le vestibule. Il fouilla les poches de son manteau d’hiver. Il sentit le trousseau. Il décrocha la clef. Il la tendit. La femme le remercia, la glissa dans son sac. Rien de plus. Une scène banale, sans relief. Il n’y eut pas de musique. Il n’y eut pas de phrase juste. Il n’y eut même pas, sur le moment, de panique. Il y eut un léger vide, comme après un bruit qui s’arrête.
C’est en revenant dans la pièce que cela arriva. L’impression d’avoir été vidé de toute raison d’exister, simple, nue, sans justification. Il s’était souvent demandé si l’on serait en mesure, quelques jours avant l’arrivée de la mort, d’en éprouver la venue par des indices quelconques. Il avait imaginé ces indices : une confusion, une présence floue, une manière différente d’habiter les choses. Maintenant que la clef n’était plus dans sa poche, que le trousseau s’était allégé, il oscillait entre un soulagement et cette peur qui revenait au galop.
Il eut envie de fuir, comme toujours. Fuir vers une explication. Fuir vers une morale. Fuir vers une grande mission qui recouvrirait la petite. Mais la perplexité, cette fois, resta active. Elle ne le sauva pas. Elle le retint. Elle lui dit : reste là. Reste dans ce vide. Ne le remplis pas. Ne l’appelle pas destin. Ne l’appelle pas maladie. Ne l’appelle pas révélation. Regarde ce que c’est : une clef rendue. Un trousseau allégé. Un homme qui tremble.
Durant un moment, les murs de la pièce vacillèrent légèrement. Il eut un vertige. Il s’assit par terre, sans décision, comme on s’assoit quand on n’a plus d’appui. Il attendit que ça passe. Il attendit sans savoir ce qu’était, au juste, “passer”. Puis il sentit, très faiblement, quelque chose d’autre que la peur : le fait qu’il était encore là. Pas sauvé. Pas grandi. Juste là. Et que ce “là” — même réduit, même pauvre — valait mieux que l’effacement.
**Illustration** L’ange déchu, Alexandre Cabanel 1823 - 1889
Pour continuer
fictions
De passage
Il a travaillé là parce qu’il fallait travailler. Il n’y a pas de mystère. Le loyer, les factures, la base. Il se répétait ce mot, base, comme si ça suffisait à faire tenir le reste. Il prenait des boulots comme on prend un ticket : pour passer. Et dès qu’il avait deux heures, il allait se perdre dans les livres, comme si les livres pouvaient laver l’odeur de l’encre, comme si les livres pouvaient justifier le reste. Il lisait pour ne pas être là. Il travaillait pour avoir le droit de lire. Entre les deux, parfois, une femme. Deux. Une rencontre, une chambre, une parenthèse. Puis retour au train-train, ce mot qui dit bien ce qu’il dit : une ligne, un rail, un bruit. L’imprimerie était près d’une gare. Les gares, il les aimait et il les détestait. Elles donnent l’impression qu’on pourrait partir, qu’on part, qu’on est déjà parti. Il a mis un pied dans l’atelier et il a senti tout de suite ce qu’il allait sentir chaque jour : l’encre, le métal, le bruit des machines, et cette idée idiote et tenace dans sa tête : je vaux mieux. Il avait fait un peu d’études. Pas beaucoup. Assez pour se croire différent. Et ce “différent” devient vite “supérieur” quand on a peur. Il avait peur de ressembler à ces hommes-là. Il les regardait travailler, les mains noires, les gestes sûrs, et il se disait qu’il n’était pas comme eux. Il se disait qu’il était de passage. Il se disait que son avenir serait forcément meilleur. Il ne le disait à personne. Il le gardait serré, comme une pièce chaude dans la poche. Et c’est de ça qu’il a honte aujourd’hui : non pas d’avoir été accueilli, mais d’avoir pris l’accueil sans s’y tenir. Accueilli comme on accueille un blanc-bec. On lui montrait comment faire. On lui expliquait sans condescendance. On lui donnait une place, provisoire mais réelle. Et lui, au lieu de recevoir cette place, il la tenait à distance, comme on tient un outil qu’on n’a pas l’intention de garder. Il y avait un homme, un peintre de lettres, un spécialiste des mots sur les surfaces. Ça lui plaisait, ce métier-là : écrire sur du dur, faire tenir une phrase sur une tôle, faire tenir un nom sur une vitrine. L’homme était vieux, ou du moins il lui paraissait vieux, avec cette lenteur dans les gestes qui vient quand on a fait le même geste mille fois. Il parlait souvent des femmes africaines, des antillaises. Il parlait des formes, et il le faisait comme on récite un inventaire qu’on ne veut pas perdre. Il n’était pas vulgaire. Il n’était pas discret non plus. Il avait une façon de regarder qui ne demandait pas la permission. Parfois il disait un mot qui n’allait pas là, un mot trop grand pour ce qu’il regardait. Un soir, il a dit : des vestales. Il ne riait pas. Il le disait comme on dit un mot appris dans un livre et qu’on garde parce qu’il sonne bien dans la bouche, parce qu’il donne une dignité à ce qu’on n’arrive pas à tenir autrement. Le soir, ils marchaient ensemble vers une autre gare. Ils s’arrêtaient. Ils regardaient. Ils se disaient qu’ils ne faisaient pas de mal. Ils regardaient, c’est tout. Et lui, le jeune homme, il se laissait prendre, pas tant par les corps que par la possibilité d’être là, simplement là, sans devoir jouer au supérieur, sans devoir faire semblant d’être de passage. Dans ces arrêts, il y avait une fraternité étrange : deux hommes qui n’ont pas la même vie, qui ne viennent pas du même endroit, mais qui partagent un moment de silence, un moment d’accord, un moment où le monde n’exige rien. Et lui, dans ce silence, il se sentait presque à sa place. Presque. Puis les patrons ont décidé de moderniser. Moderniser veut souvent dire casser. Casser ce qui marche. Casser ce qui a servi. Casser pour pouvoir dire que c’est neuf. Il a vu une machine qu’on avait toujours vue, qu’on croyait indestructible, recevoir des coups. Une vieille machine lourde, une bête de fer, une Marinoni. On la cassait comme on casse une habitude. Les ouvriers regardaient. L’un a craché par terre. Un autre a essuyé ses mains sur un chiffon déjà noir. Quelqu’un a dit : ça va finir au poids. Une phrase, rien. Les phrases, à ce moment-là, ne changent rien. Lui, il avait des phrases. Lui, il avait des idées. Il avait aussi une colère. Une colère de lecteur, une colère de jeune homme, une colère politique, une colère qui aime se croire pure. Il militait, ou il croyait militer. Il a voulu soulever les autres. Il a voulu leur faire comprendre. Il a voulu qu’ils ne se laissent pas faire. Il a parlé. Il a parlé trop, peut-être. Il a parlé comme on parle quand on n’a rien à perdre. Ou quand on croit n’avoir rien à perdre. L’homme à la machine cassée, celui qui connaissait la vieille bête, celui qui avait appris ses humeurs, ses caprices, ses bruits, a levé la tête vers lui. Et lui, il lui a dit une phrase qui se voulait rassurante : avec ton expertise tu retrouveras du travail partout. Il lui a dit comme on dit un conseil. Il lui a dit comme si c’était évident. L’autre a hoché la tête. L’autre est parti. Il a retrouvé du travail, oui. Il a fait ce qu’on fait quand on a un savoir réel : on va ailleurs. On recommence. Et lui ? Lui, le militant, le blanc-bec, le lecteur, il est resté deux semaines, ou trois, jusqu’au jour où les patrons ont su. Ils ont su qu’il était l’instigateur. Instigateur, quel mot. Comme si une révolte naissait d’un seul homme. Comme si les autres n’avaient pas leurs yeux, leurs peurs, leurs calculs. Ils l’ont viré. Simplement. Un jour c’était fini. Il n’a pas résisté. Il n’a pas appelé. Il n’a pas écrit. Il a fait ce qu’il faisait toujours : il est passé à la scène suivante. La honte est venue plus tard. Toujours plus tard. Elle est venue quand il a compris qu’il n’avait gardé aucun lien. Aucun numéro. Aucune adresse. Aucun visage auquel écrire : comment ça va. Il s’était répété qu’il était de passage, et cette phrase lui avait servi d’excuse pour ne pas aimer. Il s’était protégé de l’attachement comme il s’était protégé de la poussière : en gardant les mains loin. Le vieux peintre, il ne sait pas ce qu’il est devenu. L’homme à la Marinoni non plus. Tous les autres, disparus. Pas forcément morts, non, mais disparus de lui. Effacés comme on efface un lieu quand on n’y revient pas. Aujourd’hui il se dit qu’il a pris l’accueil et qu’il l’a jeté. Il se dit qu’il a pris ces hommes comme un décor. Il se dit que beaucoup sont morts, ou qu’ils vont mourir, et que lui est là, seul, avec ses livres, avec ses phrases, avec son idée d’avenir meilleur qui s’est dissoute comme se dissout une promesse qu’on n’a jamais tenue. Il se dit qu’il a voulu sauver le monde et qu’il n’a pas su garder une amitié. Il se dit : moderniser, casser, virer. Il se dit : de passage. Il se dit : honte. Il se dit : encore.|couper{180}
fictions
Le placard
Il y a des hontes qui ne reviennent pas comme des souvenirs, mais comme des objets retrouvés au fond d’une poche : on ne se rappelle pas les avoir mis là, on les palpe et pourtant ils sont là, lourds, lisses, indiscutables. Lui, il en a une qui commence avec une porte. Une porte qu’on ouvre quand on n’a pas le droit. Une porte qui donne sur une pièce trop blanche, trop provisoire, un endroit loué au nom d’un autre, par un autre, et dont il se sert comme si c’était sa chambre, comme si c’était son droit. Il ne dit pas “je m’installe”, il ne dit rien. Il vient, puis il revient, puis il reste. Il se glisse. Il s’incruste, voilà le mot, mais il ne le prononce pas au moment où il le fait, il ne le prononce que bien plus tard, quand le mot a déjà pris la forme d’une condamnation. Au début c’est simple : il y a l’endroit, il y a le lit, il y a la jeune femme, il y a la sensation d’être à Paris, ou dans une ville qui ressemble à Paris, une ville où l’on croit que tout est permis si personne ne regarde. Et pourtant quelqu’un regarde toujours. Même absent. Même de loin. Même dans l’imagination. Les parents, par exemple. Les parents qui ne savent pas, ou qui savent sans savoir, et dont la simple existence transforme un canapé en piège et une clé en preuve. Il se dit : on ne fera pas de bruit. Il se dit : ce n’est rien. Il se dit : ça passera. Il ne pense pas aux conséquences, non, il pense seulement à la scène suivante. La scène suivante arrive. La scène suivante, c’est un coup frappé à la porte. Par hasard, dit-il. Mais le hasard, quand on a peur, est un métier à plein temps. Un homme frappe. Un père, ou un homme qui tient lieu de père, et il frappe comme on frappe chez soi, pas comme un invité, comme un rappel. Elle se fige. Lui se lève. Il cherche où se mettre, et il choisit le placard. Voilà le détail qui colle. Le placard. Un espace étroit, qui sent le tissu, le bois, la poussière, et la peur. Il y reste longtemps. Il y reste trop longtemps. Il écoute les voix au travers de la porte, il écoute les pas, il écoute le rire forcé, il écoute la conversation qui fait semblant d’être normale alors qu’elle est construite sur un mensonge immédiat, sur sa présence niée. Ce qui le surprend, ce n’est pas la honte, elle est là, oui, mais ce qui le surprend c’est la colère. Il est en colère d’être caché. Il est en colère d’être l’ombre. Il est en colère contre elle, comme si c’était elle qui l’avait enfermé, comme si c’était elle qui avait inventé le père, inventé la loi, inventé la porte. Dans le noir du placard il se promet, ou il croit se promettre, qu’il ne se laissera pas faire. Il confond ne pas se laisser faire avec se venger. Il confond l’humiliation avec une dette qu’il faut faire payer. Le père s’en va. La porte se referme. La scène est finie, mais elle ne finit pas. Elle reste dans le corps. Elle reste comme une piqûre. Et lui, au lieu de la regarder, il la déplace. Il déplace la piqûre dans un autre endroit : des femmes plus âgées, des rencontres à côté, des corps qui n’exigent pas qu’il se cache, ou qu’il croit n’exiger rien. Il appelle ça la liberté. Il appelle ça l’expérience. Il appelle ça une manière de respirer. Il ne l’appelle pas par son vrai nom : une vengeance sans juge, sans témoin, sans aveu. Il ne force personne, non. Il insiste parfois, mais il ne force pas. Il se raconte qu’il est correct. Il se raconte que tout est consentant, et ça l’aide à ne pas voir l’autre scène, celle qui se joue sans elle : il revient vers sa jeune femme comme on revient vers un rôle, il sourit, il parle, il fait comme si la fidélité était un détail. Elle ne sait pas. Ou elle sait confusément, comme on sait l’odeur de la fumée sans voir le feu. Et lui garde le secret non pas par pudeur mais par lâcheté, et la lâcheté se mélange à une sorte de fierté stupide : il a sa double vie, il a sa zone à lui, il a repris du pouvoir. Cette idée du pouvoir revient toujours, et elle revient toujours au pire moment. Il ne pense pas aux conséquences, il pense aux répliques. Il pense à la scène suivante. La scène suivante, c’est la rupture, mais elle ne ressemble pas à une rupture. Elle ressemble à une dérive lente. La jeune femme part un week-end, puis un autre, puis elle part pour de bon. Elle quitte l’appartement comme on quitte un abri qu’on a cessé de reconnaître. Elle trouve un homme ailleurs, un homme stable, un homme qui porte une blouse, ou une autre forme de sécurité, un homme qui promet un pays lointain. Elle le suit. Elle s’en va. Lui ne la retient pas. Il ne la recontacte pas. Il laisse le fil se casser sans même tirer dessus. Et ce qui est étrange, c’est que l’absence de geste devient elle aussi une honte. Non pas l’acte, l’absence. Ne rien faire. Ne pas demander. Ne pas dire pardon. Ne pas dire : j’ai menti. Il garde le silence, il garde la version commode : ça s’est défait tout seul. Mais rien ne se défait tout seul. Pendant ce temps il y a l’appartement. L’appartement qui n’était pas à lui. L’appartement qu’un proche lui avait permis d’approcher, par complaisance, par confiance, par habitude de rendre service. Cet appartement, quand la jeune femme part, devient une dette. Une dette matérielle d’abord : le loyer. Une dette morale ensuite : l’abandon. Il ne peut plus payer. Il pourrait prévenir. Il pourrait rendre les clés. Il pourrait appeler. Il ne le fait pas. Il laisse l’endroit se vider, se salir, se transformer en pièce de théâtre après la dernière représentation, quand les décors restent debout mais que plus personne ne vient. Et il y a forcément un moment où quelqu’un vient. Le proche. Celui qui a loué, celui qui a signé, celui qui a cru. Il vient, il voit, il comprend. Il est en colère. Une colère claire, cette fois, une colère adulte, une colère qui nomme. Et lui reçoit cette colère comme une sentence. Il se défend mal. Il se tait. Il se justifie à moitié. Il dit qu’il n’a pas pu, qu’il a fait comme il a pu, qu’il n’a pas pensé, et c’est vrai : il n’a pas pensé. Ou plutôt : il a pensé à la scène suivante, jamais au tableau d’ensemble. Le proche le quitte sur cette colère, et la honte se fixe. Elle se fixe parce qu’elle a enfin une forme sociale : quelqu’un sait, quelqu’un juge, quelqu’un a le droit de juger. Et puis, quelque temps après, le proche tombe malade. Une maladie longue, une maladie que lui ne comprend pas, qu’il ne veut pas comprendre, une maladie qui s’installe comme s’installe la honte : sans bruit, sans phrase, en occupant tout. Le proche meurt. Et là, le mécanisme final se met en place : la honte devient causalité. Il se dit : c’est à cause de moi. Il se dit : je l’ai tué. Il se dit : ma lâcheté a fait ça. Il se dit : mon abandon a fait ça. Il se dit : si j’avais été un autre, il serait encore là. Il sait bien, quelque part, que ce n’est pas ainsi que les maladies fonctionnent, mais la honte se moque de la biologie. La honte veut un lien. Elle veut un fil. Elle veut une preuve que tout est cohérent, même l’incohérence. Elle veut qu’il paye au maximum, parce que payer moins serait encore une lâcheté. Alors il paye. Il paye en silence. Il paye en se souvenant de la scène du placard comme si tout était contenu dedans : l’intrusion, la peur, la colère, la vengeance, le mensonge, l’abandon, la colère du proche, la mort. Il met tout dans la même boîte, la même boîte noire. Il se dit parfois qu’il exagère. Il se dit parfois qu’il dramatise. Il se dit parfois qu’il se donne le beau rôle du coupable. Et puis il se corrige : ce n’est pas un beau rôle, c’est un rôle commode. Le coupable ne bouge pas. Le coupable reste là, il se condamne, il ne répare rien. Il se dit : je ne pense pas aux conséquences. Il se dit : je pense trop tard. Il se dit : je pense quand il n’y a plus rien à faire. Et cette phrase-là, à force de la répéter, devient elle aussi un refuge. Un refuge dans l’entre-deux. Il n’est pas innocent, il n’est pas monstrueux. Il est entre les deux, là où l’on peut survivre sans se regarder trop longtemps. Mais la honte, elle, le regarde. Elle le regarde à sa place. Et c’est peut-être ça, le plus humiliant : non pas ce qu’il a fait, mais la façon dont il continue de se cacher, des années après, dans un placard qui n’existe plus. Illustration Edouard Vuillard (1868 - 1940), la femme au placard|couper{180}
fictions
Le nécessaire
Deux versions d’une même brève correspondance. 1- Elle Je lui ai écrit parce que je l'avais lu. Lire quelqu'un sur un écran donne une illusion de proximité qui n'a rien à voir avec la proximité : sans odeur, sans température, sans délais. Une proximité qui s'allume quand on ouvre le navigateur et s'éteint quand on le ferme. Dans cet interrupteur-là, on finit par croire qu'on maîtrise quelque chose. Je l'avais lu tard, à l'heure où l'on se persuade que les phrases qu'on reçoit sont adressées à soi alors qu'elles ne sont adressées à personne, à l'heure aussi où l'on confond facilement l'intérêt et le signe. Je me souviens de la robe blanche d'une femme sur une photo qu'il avait publiée, pas une photo d'art, une photo comme ça, posée, et je me souviens de l'avoir regardée trop longtemps, comme si la blancheur était un message. Ce n'était pas la robe, au fond, c'était l'idée qu'il y avait quelqu'un derrière la phrase, quelqu'un qui regardait et qui pouvait répondre. J'ai écrit un premier mail très simple. Objet : vide. Deux heures du matin. Je crois que j'ai commencé par "je vous lis" et j'ai ajouté une phrase sur un passage précis - la photo de la femme en robe blanche, ou peut-être une métaphore qu'il avait filée sur trois paragraphes - un détail, en tout cas, parce qu'on sait bien qu'il faut donner une preuve, sinon on a l'air d'un de ces lecteurs qui veulent juste être reconnus. Je voulais être reconnue, évidemment, mais je voulais aussi que cela reste une preuve, un échange sur des mots, quelque chose de propre, quelque chose qui ne me mettrait pas en danger. J'étais dans cette période où je disais à tout le monde que j'allais très bien. Je répondais "super" aux SMS. Je sortais le dimanche. Je dormais trois heures par nuit et je cherchais des signes dans les numéros de bus, dans l'ordre des notifications, dans la disposition des voitures garées devant chez moi. Ce qui est troublant, quand on est comme ça, c'est que ça ressemble à une intensité, et l'intensité a l'air d'une qualité. On se dit qu'on est plus vivante. On se dit qu'on est plus lucide. On se dit qu'on n'a plus peur. On a peur, mais on la confond avec une sorte d'électricité. Je ne pensais pas à une "correspondance". Je pensais à une réponse. Je pensais à une phrase de lui qui viendrait confirmer que je n'avais pas halluciné sa présence dans ce que je lisais. Il a répondu. Et le premier mail était correct, presque trop correct, une politesse, une manière de rester dans le cadre, et j'ai été soulagée et déçue en même temps, ce mélange que je connais bien, ce moment où l'on se dit qu'on a obtenu ce qu'on voulait et que ce n'est pas ce qu'on voulait. J'ai répondu vite. Je répondais vite à tout à cette époque, comme si les délais étaient des menaces, comme si laisser une phrase en suspens revenait à l'abandonner. J'ai répondu vite et j'ai mis un peu plus de moi, pas beaucoup, juste une inflexion, une petite provocation, parce qu'il y a des moments où l'on teste, où l'on cherche la limite, non pas pour la franchir mais pour la voir. Il a répondu avec une inflexion aussi. Ou bien c'est moi qui l'ai lue comme ça. Je ne sais pas. Je sais seulement ce que j'ai ressenti, ce petit coup de chaleur, ce sentiment qu'un échange est en train de s'ouvrir, qu'il n'est plus seulement "sur le travail". Et là, tout devient dangereux, parce que "sur le travail" est une zone où l'on peut se cacher sans mentir, tandis que l'autre zone, celle où l'on se sent choisie, est une zone où l'on ment sans même s'en rendre compte. J'ai eu l'impression qu'il me voyait. C'est ridicule d'écrire ça, mais c'est exactement comme ça que ça se passe : on a l'impression d'être vue par quelqu'un qui, en réalité, ne voit qu'un écran et quelques lignes. Je lui ai écrit comme on jette une bouteille à la mer, mais une bouteille qu'on sait suivie par un GPS, une bouteille dont on attend une notification. Je ne crois pas que je cherchais le sexe, pas au début. Je cherchais l'intensité, et l'intensité finit souvent par prendre cette forme, parce que c'est la forme la plus simple, la plus disponible, la plus immédiatement interprétable : désir, réponse, avance, recul. Il y avait aussi autre chose, une vieille histoire avec les hommes qui savent, les hommes qui expliquent, les hommes qui donnent une place, une place dont on se dit qu'on peut faire quelque chose, qu'on peut la transformer en faveur, en protection, en exception. J'ai honte de cette mécanique-là, mais je l'ai vue tourner en moi. Je suis capable de dire ça maintenant parce que je suis plus calme, parce que je peux relire la scène comme on relit un passage trop chargé en rouge. À l'époque, je ne voyais pas la mécanique, je voyais une porte. Je voyais un homme qui avait une autorité sur des mots, et donc une autorité sur moi, parce que je vivais dans les mots comme dans une maison sans serrure. Je faisais partie, par intermittence, d'un groupe en ligne. Une réunion du soir, pendant cette période où tout passait par l'écran. On entrait avec un prénom, parfois faux. On coupait la caméra. Il y avait des règles simples, et quelqu'un pour tenir le cadre. J'avais un compagnon. Mon compagnon était de ces hommes qui protègent en refermant, qui protègent en coupant, qui protègent en décidant que quelque chose doit s'arrêter. Je le dis sans jugement. Il avait raison, sur le fond. Mais la manière dont cette raison s'exerce peut être brutale, même quand elle se veut douce. Je crois qu'il a compris avant moi qu'il y avait là un danger. Pas forcément un danger venant de cet homme, je ne suis pas en train de raconter une histoire de prédateur, je raconte plutôt une histoire de confusion, mais la confusion est un danger en soi. Je sentais parfois, dans les réponses de cet homme, un ton qui me heurtait, comme si nous jouions à quelque chose qui pouvait me détruire. Je sentais une pointe de mépris, ou bien je l'inventais. Je sentais aussi que je le provoquais pour qu'il réponde, pour qu'il se découvre, pour qu'il perde un peu de sa prudence, parce que voir quelqu'un perdre sa prudence donne l'impression qu'on a du pouvoir. Cette idée-là, "j'ai du pouvoir", est une drogue. Et quand on est fragile, on prend ce qu'on trouve. Pourquoi n'ai-je pas mis fin à l'échange moi-même ? Parce que j'étais incapable de savoir, à ce moment-là, où finissait le jeu et où commençait la chute. Parce que j'étais incapable de distinguer l'élan et l'obsession. Parce que je me sentais justifiée par le simple fait que j'écrivais, comme si écrire transformait tout en littérature et donc en chose permise. Je me disais : ce n'est que des mails. Je me disais : ce n'est pas réel. Je me disais : c'est réel, enfin. Tout cela pouvait être vrai dans la même journée. Je me souviens d'un message où il revenait au neutre, où il essayait de "rester sur le travail", et j'ai lu ça comme un retrait, une humiliation, une punition. J'ai répondu plus fort. Je répondais plus fort quand je me sentais punie, c'est un vieux réflexe. Je crois que je cherchais à le forcer à assumer quelque chose, mais je ne sais même pas quoi, peut-être juste à assumer qu'il existait, qu'il n'était pas seulement une voix polie. Puis, d'un coup, cela s'est arrêté. Un matin, j'ai ouvert ma boîte mail. Aucun message du groupe. J'ai cliqué sur le lien habituel : "Vous n'avez pas accès à cette ressource." Pas par moi. Pas par lui, directement. Par un tiers. Une main invisible sur un bouton. J'ai été retirée de la liste. C'est un geste technique, un clic, une opération de gestion, mais pour moi ça a eu la violence d'un effacement. Être retirée, c'était être mise hors du texte, sortie de la phrase. J'ai ressenti une colère froide - contre moi, je crois - puis une honte, puis un soulagement, puis à nouveau cette colère, ce manège. J'ai eu l'impression d'être traitée comme un paquet fragile qu'on retire d'un convoyeur, sans explication, sans égard. J'ai eu l'impression aussi qu'on me protégeait contre moi-même, et il n'y a rien de plus humiliant que d'être protégée contre soi-même quand on se croit encore maîtresse de ses gestes. Deux messages sont arrivés ensuite. L'un venait d'un proche. L'autre d'une personne du groupe. Ils étaient brefs, propres, sans couleur : refermer le cadre. Je ne peux pas leur reprocher d'avoir voulu protéger. Je peux seulement dire que, dans cette protection, il y avait quelque chose qui me rendait petite, opaque, irresponsable, comme si je n'avais pas voix au chapitre. Ce qui est étrange, c'est que je ne me suis pas sentie coupable au sens où lui s'est senti coupable, je n'ai pas eu cette chute-là, parce que ma culpabilité était déjà partout, diffuse, ancienne, et qu'un épisode de plus n'avait pas la netteté d'une faute, c'était juste un jour de plus dans un désordre. J'ai continué le groupe. Je suis revenue, oui. Je suis revenue parce que c'était un lieu où l'on existe devant des témoins, même à travers des carrés muets, et que je préférais exister mal devant des témoins qu'exister seule dans ma tête. J'ai vu, plus tard, qu'il n'était plus là. J'ai compris qu'il s'était retiré. Personne ne l'a annoncé. Personne ne l'a commenté. C'est comme ça que les groupes fonctionnent : ils effacent la perturbation et ils se félicitent intérieurement d'avoir rétabli l'ordre. J'ai eu, à ce moment-là, un sentiment très précis, pas de triomphe, pas de vengeance, plutôt une sorte de vertige : je n'avais pas voulu sa disparition. Je n'avais pas voulu être la cause d'un exil. Je n'avais pas non plus voulu être protégée comme une enfant. Je voulais seulement que quelqu'un réponde à mes phrases comme si elles comptaient, et je m'étais mise, sans le savoir, à jouer avec des forces qui ne se jouent pas par mail. Lui a payé avec la honte. Moi avec le flou. Deux monnaies différentes, aucun bureau de change. Je ne sais pas. Je sais seulement que, pendant un moment, un homme a répondu à mes messages et que cela m'a donné l'impression d'être vivante, et que cette impression a eu un coût, et que le coût, comme toujours, a été réglé par le silence. 2- Lui Il reçoit un message. Pas une lettre, pas une vraie lettre, un message. Une adresse qu'il ne connaît pas, un nom qu'il ne situe pas, une formule qui pourrait être une politesse et qui sonne pourtant comme un crochet. Elle dit qu'elle lit. Elle dit qu'elle a lu. Elle dit qu'elle continue. Elle écrit comme si elle avait déjà parlé avec lui, comme si la conversation avait commencé avant le message, avant même qu'il ouvre l'écran. Il lit une première fois, il lit une deuxième fois, il lit encore, comme on regarde une tache sur une vitre et qu'on n'arrive pas à décider si c'est dehors ou dedans. Il donne des cours, il enseigne un art qui donne aux gens l'impression qu'on les regarde plus que les autres. Il le sait. Il le sait depuis longtemps. Il le sait et il fait avec. Il répond rarement. Il répond quand il a le temps. Il répond quand il n'a pas le temps aussi, et c'est là que ça commence. Il répond parce que le ton l'a touché. Non, piqué. Touché, piqué - la différence n'est pas claire, elle ne l'a jamais été. Il répond avec prudence d'abord. Il se croit prudent. Une phrase neutre, un remerciement, deux lignes sur le travail, une porte entrouverte et déjà sa main sur la poignée pour la refermer. Elle répond vite. Trop vite. Ou juste vite, mais lui le lit comme trop. Et il sent quelque chose remonter, quelque chose de vieux, pas une envie nette, plutôt une manière de se tenir dans l'échange, une manière d'être celui qui sait, celui qui mène, celui qui renvoie la balle. Il se dit : attention. Il se dit : rien. Il se dit : je ne ferai rien. Et il écrit. Il écrit un peu plus. Il écrit un peu plus loin. Il écrit en forçant légèrement le trait, juste pour voir. Elle répond en forçant aussi, du moins il croit. Il croit reconnaître un jeu. Il croit reconnaître une provocation. Il croit reconnaître une audace. Il croit, et ce "il croit" devient son alibi, son petit tampon humide sur le papier : croyance, donc pas intention. Pourtant l'intention est là, pas forcément mauvaise, mais présente : il veut que ça brille, il veut que ça tienne, il veut que ce soit vivant, il veut que ce soit lui qui trouve le mot juste, celui qui déplace, celui qui fait rire ou qui fait mal, un mal sans conséquence, pense-t-il, un mal de phrase, un mal d'écriture, rien de plus. Il se surprend à attendre. Il se surprend à regarder sa boîte de réception comme on écoute un couloir. Il se surprend à relire ses propres phrases, à les trouver tantôt trop sèches, tantôt trop chargées, tantôt ridicules, puis à les laisser quand même, parce que les retirer serait avouer qu'il y a là un enjeu. Il ne veut pas d'enjeu. Il dit qu'il ne veut pas. Il veut, autrement. Il veut sans vouloir, voilà. Les messages s'accumulent, pas des dizaines, quelques-uns, assez pour que cela forme un fil, et qu'un fil donne déjà l'idée d'une histoire. Elle fait allusion à des textes qu'il avait laissés en ligne, des textes anciens, des textes d'une autre époque. Elle cite une phrase. Elle la cite mal, mais elle la cite, et lui sent la pointe : on l'a lu, on l'a gardé, on l'a retenu. Il se sent vu. Il se sent reconnu. Il se sent pris dans quelque chose qui le dépasse et qui lui plaît malgré lui. Il se dit : on devrait s'arrêter. Il ne s'arrête pas. Il se dit : rester sur le travail. Il n'y reste pas. Il glisse. Il glisse en se disant qu'il ne glisse pas. Il glisse parce qu'elle glisse, parce qu'il croit qu'elle glisse, parce qu'il veut répondre à ce qu'il croit. Il y a un moment où il remarque un détail. Un détail de syntaxe, un détail de logique, une intensité qui n'est pas celle d'un flirt, qui n'est pas celle d'un jeu, qui n'est pas celle d'une lecture enthousiaste. Une intensité qui mord, qui serre, qui réclame. Une urgence. Il lit une phrase et il n'arrive plus à savoir si la phrase s'adresse à lui ou à une idée de lui. Il comprend alors qu'il ne connaît pas cette femme. Évidemment qu'il ne la connaît pas. Mais il comprend plus précisément : il ne connaît pas l'état dans lequel elle écrit. Il ne connaît pas ce qui la tient. Il ne connaît pas ce qu'il touche quand il touche. Il se dit : fragilité. Il se dit : attention. Il se dit : trop tard. Il pourrait s'arrêter là, poser une limite simple, refermer sans claquer. Il pourrait. Il hésite. Et l'hésitation est déjà une faute, non une faute morale, une faute de méthode : dans ces moments-là, il aurait fallu ne pas hésiter. Il répond encore. Il tempère. Il tente de rectifier sans avouer. Il tente de revenir au neutre sans se dédire. Il tente de sauver son image de lui-même : un homme correct, un homme qui n'a jamais forcé, un homme qui ne joue pas avec les gens. Et à force de vouloir sauver cette image, il s'enfonce dans la zone trouble : il écrit trop, il explique, il nuance, il renvoie, il corrige. Il y a un jour où un autre message arrive. Pas d'elle. D'un proche. Un ton bref, net, sans couleur : "Merci de la retirer de la liste." Rien d'autre, ou presque. Il obéit immédiatement. Il se sent soulagé et humilié dans le même mouvement. Il se dit : c'est réglé. Il se dit : ce n'est pas réglé. Un second message arrive, cette fois d'une personne qui tenait le cadre dans un groupe où il passait, où il venait parfois, où l'on parlait en tours, caméra coupée, micro ouvert : "Merci de faire le nécessaire." Le même nécessaire. Il fait le nécessaire. Il fait. Il ferme. Il supprime. Il ne répond pas, ou il répond trop court. Et là commence la vraie histoire, celle qui ne s'écrit pas dans les mails : la honte. Elle n'a pas besoin qu'on la nomme, elle s'installe. Il se repasse ses phrases. Il se repasse son ton. Il se repasse le moment où il a cru lire une provocation et où il a répondu comme s'il avait raison de croire. Il se dit : j'ai été idiot. Il se dit : j'ai été mauvais. Il se dit : j'ai été humain, et ce mot-là ne l'aide pas. Il choisit la solution la plus simple, la plus radicale, la plus commode pour tout le monde : il disparaît. Il ne revient plus dans ce groupe. Personne ne lui a dit "tu es interdit". Personne ne lui a dit "tu es dehors". Il s'est mis dehors. C'est plus propre. C'est plus rapide. C'est plus définitif. Les années passent, peu, quelques-unes, et un jour il tombe sur une trace, un vieux fichier, une archive. Il regarde par curiosité, par masochisme aussi. Il la voit. Elle est là. Elle parle, ou elle écoute, ou elle apparaît simplement comme une vignette muette. Elle est revenue, elle n'a pas honte, ou elle a honte autrement, invisible, ou elle n'a pas les mêmes mécanismes, ou elle n'a pas choisi l'exil comme lui. Le proche est là, peut-être, ou il n'est pas là, peu importe. La personne qui tenait le cadre est là. Le groupe continue. La honte, elle, ne continue pas, elle reste : ronde, intacte, comme au premier jour. Et il sent alors ce qu'il n'arrive pas à formuler : non pas qu'il aurait fallu qu'on le punisse moins, mais qu'il aurait fallu que la honte se répartisse, ou qu'elle se transforme en règle, en cadre, en phrase claire, en "voilà comment on fait ici", au lieu de devenir son affaire privée, son retrait, son silence. Il se dit : il y a une injustice. Il se dit : je ne sais pas où. Il se dit : c'est peut-être ça l'injustice, ne pas savoir où elle est et la porter quand même. Illustration : une petite peinture de Michaël Borremans montrée dans le cadre de l'exposition thématique Honte, 2016, Museum Dr Guislain à Gand.|couper{180}