Dans une journée, des pensées surgissent et l’on aimerait qu’elles aient un sens qui les relie les unes aux autres. Ensuite, la question vient de savoir si ce sens préexiste au-delà de soi, ou bien si c’est l’ennui d’être harcelé par des pensées sans queue ni tête qui nous invite à leur conférer un sens global satisfaisant. Donc, le matin j’écris sur l’arrivée d’Alonso Quichano dans mon existence, et à 15 h je sélectionne quelques émissions à écouter à la queue leu leu sur la route et qui concernent toutes Jean-Patrick Manchette. Puis ce matin, je veux reprendre mon personnage, tenter d’en produire une description et je cale. Donc j’ouvre L’Affaire N’Gustro pour lire quelques pages. Pour l’instant je ne vois pas beaucoup de sens à tout cela, mais cela ressemble assez fidèlement à la peinture d’une de mes journées habituelles et à leur ennui dont j’essaie vaillamment de m’extirper autant que je le peux.
Il ne faut pas que j’oublie un troisième élément important : cette vidéo de François Bon qui décrit une photographie du bureau de H. P. Lovecraft. J’écoute ça au retour de mes ateliers. Il fait nuit, sur l’autoroute. Ce qui me fascine, c’est que lorsque l’on voit une vidéo, on ne pense pas à l’écriture : les mots ne sont pas inscrits noir sur blanc comme sur la page d’un livre. Mais si l’on fait cet exercice de traduire le contenu sonore d’une vidéo — et c’est très facile à faire lorsque l’on conduit la nuit sur l’autoroute — on se retrouve, à peu de chose près, avec un ensemble de pages d’écriture, un petit roman, une nouvelle.
En tout cas, c’est exactement à cela que j’ai pensé en écoutant François décrire cette photographie, avec un nombre de digressions formidables mêlant à la fois des fragments de l’autobiographie de Lovecraft et la sienne. Ce que sont ces vidéos, je ne sais pas si les personnes qui suivent sa chaîne le comprennent vraiment (10 000 abonnés à ce jour). Possible que pour eux ce ne soit qu’un divertissement parmi d’autres. Mais en vrai, c’est de la littérature. C’est un type qui écrit en parlant, et qui improvise son texte au fur et à mesure que la vidéo se déroule. C’est vraiment un boulot d’écrivain en direct. Et ce qui peut vraisemblablement créer un écran de fumée, c’est qu’on assiste en fait à deux voix qui s’expriment en même temps : une voix off et une autre in, parfois difficile à distinguer. Mais si on y parvient, alors on mesure à quel point on aurait justement pu passer à côté d’un tel boulot.
Donc ce qu’il faut retenir de l’expérience d’hier soir, c’est tout cela : le déroulement d’une description comme prétexte à autre chose, que chacun interprétera bien sûr selon ses propres besoins, ses propres filtres.
Comme je continue à caler sur la description d’Alonso, je ne voudrais pas que ce soit une banale description. J’aimerais bien qu’elle soit prétexte à autre chose qu’une simple description. J’ai été farfouiller dans les cartons au grenier cette nuit, misant sur mon super pouvoir avec les livres — à savoir que dès que j’ai besoin de l’un d’eux, il m’arrive dans les mains — et ça n’a pas loupé. Bingo, dans le second carton, tous les bouquins de Manchette. J’ai pris le premier au pif, L’Affaire N’Gustro, et naturellement j’ai commencé à le relire. J’en extrait d’ailleurs quelques mots qui n’avaient pas excité mon intérêt à première lecture :
Dankali — dans la phrase : "il a plutôt un physique de dankali qu’un physique de nègre." Ici je me demande si Manchette veut que je voie une image de dromadaire à la place de l’image dont j’ai l’habitude de me servir pour évoquer un homme de couleur.
Brandebourg — dans la phrase : "il porte une veste d’intérieur à brandebourgs." Ambiguïté intéressante, car on ne sait pas s’il s’agit ici d’un passement ou de boutons. C’est la même acception du mot dans les deux cas, et ce sera donc au lecteur de faire son choix selon son usage du mot ; selon son milieu, sa fréquentation plus ou moins habituelle de ce mot, voire l’absence totale de fréquentation d’un tel mot, comme c’est mon cas.
Un imperméable genre Royal Navy — ici c’est un genre que je ne parviens pas à me représenter. Je cherche sur Google. Puis, sitôt que je vois l’image, les souvenirs reviennent, d’en avoir aperçu de semblables, des images proches ou identiques à celles-ci. Sauf que j’appelais plutôt cela un caban. J’ai possédé un caban autrefois, j’en ai été très content et même fier. Beaucoup de tristesse quand les manches sont devenues soudain trop petites, mais je l’ai conservé au moins trois ans, de 12 à 15 ans, si j’ai bonne mémoire. Mais possédait-il des boutons type brandebourgs ou bien n’était-ce que de simples boutons métalliques, un peu dorés, avec une ancre gravée dessus ? J’ai un bien meilleur souvenir de cette seconde option que de la première.
Le fils du médecin, lui, avait aussi un caban, certainement plus coûteux que le mien, mieux taillé. N’était-ce pas sur ce caban-là que j’avais lorgné quand j’avais aperçu les attaches justement ? Elles étaient constituées de petites pièces de bois taillées en fuseaux, que l’on enfilait dans une cordelette de l’autre pan. Mais, à l’époque, j’ignorais — et je l’ai ignoré jusqu’à aujourd’hui — qu’il pouvait s’agir de boutons brandebourgs.
Un peu plus loin, la phrase : « En chemin, sur la radio de l’auto, ils entendent Melody For Melanie, de Jackie Mac Lean. » Nouvelle recherche sur YouTube cette fois, mais ce n’est pas le titre exact : il s’agit de Melody for Melonae. Dès les premières mesures du morceau, ça me renvoie dans les années 69 ou 70 — et je vois passer des images de vieux films policiers, des bagnoles genre DS, des images en noir et blanc brouillardes, peut-être de cette campagne que l’on trouve dans les Yvelines, du côté de Montfort-l’Amaury, et des types habillés en imperméable genre Royal Navy.
Un peu plus loin, cette phrase : "quand il se marre, on voit qu’il a les dents limées." J’ai l’impression de voir ce que sont des dents limées, mais j’ai tout de même un doute. Nouvelle recherche sur Google, et je tombe sur un article de 2021 à propos d’une tendance actuelle, jugée dangereuse par les dentistes, et qui consiste à se faire limer les dents pour ensuite se faire poser des facettes, qui produiront ainsi un sourire blanc éclatant. Le fameux sourire Colgate. Dans le contexte, comme il s’agit d’un dankali, je choisis le dromadaire : c’est beaucoup plus amusant que d’imaginer un Afar, un habitant de la Corne de l’Afrique ou du Cameroun, qui eux aussi peuvent être nommés dankali.
Revenons maintenant à Alonso... Comment décrire l’homme qui se trouve devant moi ? Quels mots manquent soudain ? Quel est ce vide, tout à coup, qui envahit l’espace entre lui et moi, et que, pour essayer de le combler, je tente de m’accrocher à ce que je découvre tout à coup comme un vide semblable.
L’image de Don Quichotte est tellement établie — en raison de celles produites par Picasso, et d’autres, mais surtout Picasso — pour moi, qu’il est difficile de ne pas être aussitôt happé par ce cliché. Je veux dire que, sitôt que je dois noter les mots "Don Quichotte", un tableau de Picasso les recouvre presque aussitôt. Et donc ce n’est pas mon Don Quichotte, mais celui d’un autre, que ma cervelle emprunte avec une paresse déconcertante.
Donc j’ai deux solutions : soit je me sers de ce cliché — car ainsi il sera entendu pour tout le monde qu’il s’agit effectivement de ce Don Quichotte-là —, ou alors j’en invente un autre, quitte à ruiner dans toute cervelle, y compris la mienne, cette image. D’ailleurs, quel âge peut avoir le Don Quichotte de Picasso, et celui de Bernard Buffet ? Est-ce qu’un personnage d’une telle envergure est figé à un certain âge pour tout un chacun, ou bien peut-on l’imaginer plus jeune, plus vieux que cette représentation facile, si familière, si confortable finalement ?
Ensuite, créer la surprise d’un Don Quichotte plus jeune ou plus âgé, n’est-ce pas encore cette stupidité de vouloir se démarquer, d’impressionner ? Alors que justement, si je prends ce personnage-là, c’est qu’il représente pour tout le monde une seule et même chose globalement : un type qui se bat contre des moulins à vent.
Donc dans cette fameuse description, peut-être faudrait-il déjà indiquer cette stupidité première, avant que d’essayer de la transformer en autre chose — en un peu d’humanité, par exemple. Quelle genre de phrase pourrait montrer vraiment cela ?
"Alonso Quichano était le portrait craché d’un autoportrait de Picasso, mais derrière l’apparente force ou férocité qui émanait de ce visage et que tentaient en vain de maintenir ses traits, une naïveté enfantine les démolissait un à un ; aussi, quand je me mis vraiment à l’observer — ce qui demande un certain courage, quand on fixe n’importe qui —, je me fis cette remarque triste d’assister en direct à la démolition d’un quartier périphérique de la ville. Un quartier constitué de dizaines de ces petits pavillons ouvriers, avec ses petits commerces, sa boulangerie, sa boucherie, son bar-PMU, faisant aussi office de marchand de journaux. Et bien sûr avec, sur le côté de cette image, des types vêtus de cabans sombres, cigares au bec, des blancs bossus comme des chameaux sans face, dont le crâne ne devait être rempli que de chiffres et de perspectives de profit immobilier."
Bien sûr, c’est une phrase lourde, maladroite, mais je crois avoir posé là quelque chose d’essentiel pour m’aider à décrire Alonso Quichano. Et peut-être que ce n’est pas encore le moment de réécrire cette phrase. Qu’il faut laisser venir les mots ainsi qu’ils ont coutume de le faire, avec toujours cette crainte, en tâche de fond, de ne plus être tout à coup capable ou avoir envie d’en dire quoi que ce soit, de se livrer à l’"à quoi bon", et de se taire en gardant tout pour soi.
Alonso Quichano se tient face à moi, en contre-jour. Sa silhouette se précise. Elle me surplombe. Mais soudain, en voulant noter quelques mots pour le décrire le plus fidèlement possible, j’ai un doute. Combien ai-je de mots à ma disposition ? Quelle connaissance en vocabulaire ? Combien de personnes ai-je un jour vraiment regardées, en possédant suffisamment de termes assez précis pour me les décrire, ne serait-ce qu’à moi-même ? Et ainsi pouvoir les conserver en mémoire, pouvoir m’en souvenir, me les représenter des années plus tard. Ou bien encore pouvoir évoquer toutes ces précisions relevées à un tiers — pour en parler à un tiers d’une façon qui ne soit pas mensongère. Un vocabulaire qui rende clairement, fidèlement compte de la réalité d’un visage, d’un nez, d’une bouche, d’un œil, d’une oreille, d’un front, d’un corps, d’une main, d’un doigt, d’un ongle, d’un poil, du moindre pore aperçu et qui, tout bien pesé, représente encore pour moi une énigme insoluble.