Quel serait le but d’écrire un roman, une nouvelle, une fiction à la place de ces chroniques interminables, sinon faire une pause dans cette continuité ? C’est ce qui me vient en premier lieu.

Inventer une histoire, un ou plusieurs personnages, les mettre en scène, éviter les digressions, s’appuyer essentiellement sur l’action, n’utiliser les descriptions que dans le but de renforcer ces actions et ces personnages, l’histoire.

Toute une économie de moyens à laquelle il faudrait penser en amont de la première phrase, sinon il me semble que ce serait encore refaire la même chose que ce que je fais depuis trop longtemps, c’est-à-dire vouer l’écriture au hasard.

Autrement dit, faire un plan, créer des fiches tant pour chaque personnage que pour chaque lieu, se documenter, amasser du matériel afin d’en extraire quelques informations suffisamment précises pour créer un effet, une sensation de réalité, rendre un tel texte crédible, ne serait-ce d’abord qu’à soi-même. Comment surtout ordonner tout cela pour que je ne laisse pas tomber quelques jours après avoir commencé, comme je le fais si souvent ?

Quelle est la raison, l’intérêt qui ne deviendra pas ennui presque aussitôt commencé ?

C’est-à-dire encore un projet qui m’incitera à conserver un point de vue différent de celui habituel, associé au même, à la répétition du même sous toutes ses coutures.

Dans ce que je comprends de mon intérêt pour les exercices de ces ateliers d’écriture, c’est l’usage de la fatigue pour briser une coquille, celle d’un œuf confortable, dans un premier temps, et à l’intérieur duquel on se complaît à écrire au fil de l’eau. Puis on se heurte rapidement à la coquille, on bute sur celle-ci, et l’écriture s’interrompt.

Il y a toujours un symptôme, un signe où l’on peut sentir cette interruption, et qui serait comme l’exploration d’un premier cercle de propos, d’idées toutes faites, de ce qui vient naturellement, sans effort. Des idées qui planent dans l’air du temps. Ce qui, à la relecture, crée une sensation désagréable de déjà-vu, de banalité ; même si la forme dans laquelle ces idées sont exprimées est élégante, précieuse, sophistiquée, etc.

N’est-ce pas surtout de ce déjà-vu, de cette apparente banalité qu’aussitôt naît l’ennui ? On devrait s’arrêter d’écrire à partir du moment où ce premier symptôme de fatigue, d’ennui, apparaît, et surtout s’y intéresser. Car ce symptôme nous indique que l’on est en train de se dissimuler quelque chose d’important à soi-même. Une porte de sortie, sans doute, et que l’on s’obstine à ne pas vouloir voir. Maintenant, tu peux étudier plus attentivement le mouvement naturel de cette habitude d’écrire, accepter que les 500 premiers caractères ne sont qu’un échauffement pour balayer un champ de vision déjà connu, dans l’attente de voir surgir soudain un objet insolite qui t’aidera, si tu acceptes de le suivre, à te rendre vers une porte, puis une autre pièce, un autre œuf, un autre texte, totalement différent du précédent en apparence, mais qui traitera certainement d’une seule et même préoccupation, celle que tu ne voulais pas voir au début, que tu recouvrais de lieux communs. Donc, quel est ce mouvement sinon celui de partir de ce que tu crois être une réalité, mais qui n’est jamais autre chose qu’une coquille dans laquelle tu te découvres enfermé, dont tu défiles le contenu à partir d’un point de vue arbitraire, et que tu tentes ainsi d’épuiser. Tu tentes de l’épuiser, mais c’est un désir ambigu, car tu vois bien que tu t’y accroches dans un même temps, que tu n’oses pas vraiment prendre cette décision de suivre ce qui, insolite, te convie tout à coup à t’en extraire. Cette décision, qu’implique-t-elle de si effrayant que tu refuses toujours de la prendre ? Est-ce vraiment, comme tu aimes le croire, de lâcher prise ou, au contraire, d’être tout à coup encore plus vigilant à ce qui s’écrit sous ton nez, dans cette apparente autonomie, dans cette sensation si agréable ou confortable, presque rassurante d’autonomie ? Et qui te dédouane, par conséquent, de toute maladresse ou faute, puisque tu trouves toujours une facilité surprenante pour expliquer à chaque fois maladresse et fautes. Tu serais même soudain tenté de te dire que ce sont ces fautes, cette maladresse, la piste à suivre, parce que cette idée sonne juste, parce qu’elle excuse probablement ta réticence viscérale envers tout travail de relecture. Ce qui signifie encore qu’un dieu ne peut faire d’erreur sans intention, qui serait chacune rien d’autre qu’un secret, une énigme à déchiffrer. Un dieu qui se confond avec l’auteur, qui n’est pas toi, ne peut l’être, ne le sera jamais. Une possession, comme si l’écriture te possédait, qu’elle ne t’utilisait que pour exprimer quelque chose que tu ne comprends pas, qu’il n’est pas utile pour toi de comprendre, qu’il te serait, au bout du compte, interdit de vouloir comprendre, sous peine de l’assécher, de la voir s’évanouir, te laissant soudain irrémédiablement vide et seul, et ce d’une façon ontologique, qui serait, d’après toi, au-dessus de tes forces.

N’est-ce pas là la fameuse fiction à quoi mène l’exploration forcenée de cette prétendue réalité ? À ce point du texte, tu as envie de t’arrêter, bien sûr. Tu corrigerais les fautes qui te semblent les plus grossières, tu essaierais de lisser ton texte, de justifier ce bloc, puis de le publier, ainsi que tu as pris l’habitude de le faire chaque matin. Tu pourrais te dire, assez content de toi, que le job est fait. Mais quelque chose de lancinant est là, comme un doute : n’aurais-tu pas dévoilé trop d’éléments qui, dans le fond, ne regardent que toi seul ? Qui ne seront qu’autant d’arguments pour que l’on se moque de toi ? Et qu’au bout du bout tu te mettes soudain à rire de concert en t’exclamant avec eux : "Mais oui, quel pauvre type je suis, vous voyez bien, un pitre, un clown, rien de plus. Pourquoi auriez-vous peur ?" Est-ce pour toi si angoissant de faire peur à quelqu’un d’autre qu’à toi-même ? Mieux — ou pire encore — que pour toi toute réalité n’est qu’une fiction qui ne veut pas s’avouer comme telle ; puis, au bout du compte, l’insolite que tu attendais sans l’attendre, n’est-ce pas cette porte grande ouverte qui donne désormais sur la folie ?