Par les hublots du petit avion de Transavia, la nuit arrive d’un seul coup vers 21 h. Mais peut-être sommes-nous encore à l’heure de chez nous, celle de nos montres-bracelets et de nos smartphones encore en mode « avion ». Il doit y avoir une heure de décalage, une de plus ici en Grèce. Étrange nuit qui arrive à l’improviste. Étrange heure acquise ou perdue, dont on ne saura rien, heure virtuelle, arbitraire du temps. Puis vient le survol d’Athènes, grande flaque lumineuse, avec le surgissement de l’Acropole que nous distinguons très nettement. Dominante orange-jaune. Rien à voir avec ces lumières froides dues aux éclairages à LED, que l’on doit désormais repérer, j’imagine, en survolant d’autres capitales européennes, fatalement plus riches, plus motrices en matière d’écologie. Nouvelle industrie, source neuve de profit. Impression chaleureuse, humaine, malgré tout, due à ce type d’éclairage « antique ». Antique par association d’idées. Nous devrons ensuite trouver un moyen de rejoindre Rafina, à l’est, tout à l’opposé d’Athènes, sur la péninsule de l’Attique. Répète le mot : Attique, péninsule, golfe d’Eubée, répète plusieurs fois. Environ une quarantaine de kilomètres. Il fait chaud, bien sûr, mais il y a du vent, peut-être le fameux meltémi, le vent des Cyclades, qui vient saluer les nouveaux arrivants. À l’aéroport, réflexion sur le coût du transport. En taxi, pas moins de 40 euros. Les Uber sont invisibles. Cohorte de grosses limousines noires. S. pense que ce sont des Uber. En costard-cravate, non. Enfin, on ne va tout de même pas prendre une limousine. Si. Non. Ce sera finalement un petit car, déniché in extremis de l’autre côté des voies des taxis : 7 € pour deux, valises comprises. Super. Oui, mais on vous amène au port. Il y a aussi des taxis là-bas pour terminer le voyage et rejoindre l’hôtel. Maiami Hôtel. Traversée tranquille par de petites routes bordées de nombreux restaurants, cafés, tavernes. Il y a encore de la vie ici à 23 h un jour de semaine. Efcharistó au chauffeur. « Les taxis, vous les trouverez de l’autre côté du gros bateau. » Retour aux taxis jaunes. Combien ? Vingt euros. S. soupire. Quinze, propose un chauffeur. Vendu. On grimpe. Le chauffeur roulera au pas pour bien montrer à S. ce qu’il pense des négociations de bougnats. Il y aurait à dire, à écrire, sur l’art des négociations et le marchandage. C’est déjà fait. Me reviennent tout à coup les titres de gros ouvrages que mon père lisait quand il suivait des cours aux Arts et Métiers : L’art de négocier. Pas du tout mon fort. Si quelqu’un me propose un prix, je ne négocie pratiquement jamais. J’estime qu’il a calculé sa peine, comme je calcule la mienne, souvent assez mal, il faut l’admettre. S. en déduit tout autre chose. Elle dit : grand seigneur, tu ne négocies jamais. Ce qui est faux : une ou deux fois, cela m’est arrivé, parce que l’entourloupe était vraiment trop grossière, cousue de fil blanc. Le lendemain, nous décidons de marcher jusqu’au port pour nous dégourdir les jambes. Aller-retour, deux bonnes heures de marche si l’on suit l’indication GPS, si l’on ne s’égare pas trop de l’avenue Poséidon. Mais nous n’avons pas grand-chose d’autre à faire, le ferry pour Andros étant prévu le lendemain matin. Balade très agréable malgré la chaleur. Le quartier d’où nous partons, où se situe l’hôtel, est à Mati. Plutôt résidentiel. Maisons cossues, grands jardins bien arrosés, pelouses vertes. Les trottoirs sont constitués de dalles parfois posées légèrement de guingois. Le motif décoratif est un ensemble de petits croisillons que j’avais déjà repéré la veille dans le centre-ville. Par endroits, des terrains vagues clôturés, des panneaux « Danger » interdisent de s’aventurer jusqu’aux falaises d’un rouge sombre. De nombreuses voies permettent de rejoindre la mer, plus ou moins étroites ou larges. Des bougainvilliers, du jasmin. L’ambiance nous ramène presque aussitôt des années en arrière, lorsque nous étions allés à Kalymnos. Ici, les mâles cigales ne produisent pas leur musique tout du long ; ils sont très à cheval sur l’élégance ou la politesse. Leur cymbalisation possède une sorte d’élégance qu’on ne rencontre pas chez nous. Les cigales ici, comme les Grecs, savent visiblement prendre leur temps. J’imagine que le fantasme de chaque Grec est de construire lui-même sa maison. Tout au long du chemin, toute une série d’indices confortent cette idée. Certains l’envisagent avec plus ou moins de bonheur, de moyens, de réussite, mais il semble, plus que partout ailleurs, que ce soit une sorte de sport national. C’est en 1922, à la fin de la guerre gréco-turque, que toute une population vivant en Anatolie, des chrétiens orthodoxes, a migré ici notamment. C’est ce qu’on appelle en Grèce la « Grande Catastrophe ». Tout cela me ramène encore à la péninsule de Gallipoli, aux Dardanelles, et à cet arrière-grand-père qui était allé défendre la patrie là-bas, puis qui revint fort mal en point puisqu’il avait été gazé. Rafina, jusqu’à cette Grande Catastrophe, n’était qu’un simple hameau. Sent-on ici une influence turque pour autant ? D’ailleurs, n’est-ce pas devenu difficile d’identifier ce qui est grec, turc, en général ? Je m’étais déjà posé la question à Istanbul en 1985. On pourrait même étendre l’interrogation à l’ensemble des Balkans. Longue descente vers le port, enfin. Heureusement, le vent atténue la chaleur. S. veut vérifier que tout est en ordre en allant montrer nos billets commandés sur internet. Les agences de Fast Ferries, l’enseigne inscrite en en-tête de nos documents, pullulent. Étonnement amusé de l’employée qui lit rapidement les papiers que lui tend S. « Bien sûr que tout va bien, ne vous inquiétez pas. » Le mot juste : l’inquiétude. Il en faut toujours un peu, sinon l’ennui menace, n’est-ce pas. « Oh, mais toi, tu te laisses porter par les événements. Tu t’en fous. » Et pourquoi protesterais-je ? C’est exact. Comment aborder le voyage, l’aventure, autrement ? Métaphore de nos vies, de nos différences et divergences. Aller d’un point A vers un point B. Non merci. Encore qu’aujourd’hui, pourquoi pas. La courbe et la ligne droite ne m’offrent, pas plus l’une que l’autre, de distraction, de divertissement. Il n’y a guère qu’écrire, écrire en marchant, en observant tout ce qui se déroule au fur et à mesure de la progression, qui m’intéresse vraiment, je crois. Je suis là et en même temps pas vraiment. La salade grecque est probablement, en ce moment, l’une des inventions humaines que j’apprécie le plus. La simplicité de la recette, la joie lorsqu’on découvre soudain à quel point le plat est copieux, son prix entrant comme un pied dans la bonne chaussure du budget journalier, tout cela crée un contentement proche de la sérénité. Se remplir l’estomac de tomates qui ont du goût, de concombres qui ont du goût, de poivrons qui ont du goût, d’oignons, d’olives noires, d’huile d’olive au goût délicieux, rejette au loin toute velléité de se remplir la panse autrement. Parvenir à la satiété grâce à des crudités, n’est-ce pas une petite victoire sur l’avidité naturelle, sur la faim perpétuelle ? Il faut tout de même attendre un peu, faire un tour, longer la mer, parvenir à ces antiques et magnifiques tamaris dont les troncs noueux semblent aussi proches du bavardage que les autochtones, passer un pont au-dessus d’un cours d’eau asséché, visiter une galerie — belles aquarelles d’une sobriété remarquable —, longer un cimetière, « tu ne veux pas qu’on aille le visiter ? » Non. Tant pis. Admirer d’énormes agaves à moitié flinguées par la sécheresse, revenir à notre point de départ et, ouf, enfin s’installer à une table. Parce qu’ici on ne mange pas à midi. On prend le temps. Il n’est ni rare ni déplacé de déjeuner à 16 heures. Et donc, une salade grecque. Efcharistó !
Rafina

Pour continuer
Carnets | août 2022
Paleopoli, Andros
Olivier de Paleopoli, Andros Paléopoli signifie vieille ville en grec, il convient donc de préciser que celle que nous allons évoquer se situe sur l’île d’Andros dans les Cyclades. Vous trouverez plusieurs villes du même nom dans toute la Grèce. Située sur la côte Ouest à une dizaine de kilomètres de Batsi, Paleopoli fut autrefois, bien avant J.C, la capitale de l’île. Aujourd’hui l’antique capitale a été remplacée par Chora la vénitienne. Paléopoli n’est plus désormais qu’un minuscule village comptant moins de 150 âmes. Si vous passez par ici en bus vous n’apercevrez que quelques maisons, un atelier de couture spécialisé dans la confection de robes de mariées. une petite taverne dont les propriétaires fabriquent et vendent de délicieuses confitures et un musée archéologique. Ce dernier est installé dans un bâtiment offert en 1981 par la Fondation Basil et Elise Goulandris. Armateurs et amateurs d’art célèbres sur l’île car ils ont aussi créé par l’intermédiaire d’une fondation un musée archéologique et un autre d’art moderne dans la nouvelle capitale. Il règne ici une atmosphère particulière sans doute due en premier lieu à la présence du mont Petalo qui surplombe la vallée s’étendant de façon abrupte vers la mer, et en second lieu aux arbres multi centenaires. C’est toute l’histoire des lieux qui semble inscrite sur les troncs imposants des oliviers et des platanes qui peuplent les pentes et nous accompagnent en silence tout au long des 1309 marches dégringolant jusqu’à la plage. De temps à autre lorsque le vent balaie les pentes et les feuillages, on jurerait entendre les voix entremêlés des anciens habitants de la vieille ville, en partie enfouie sous la mer. Quelques images sur les pentes de la montagne Kouvara, Paleopoli Nous avons bien sûr visité le musée. Ce qui s’effectue rapidement car il n’est constitué que d’une seule salle. Néanmoins c’est toujours émouvant de contempler les traces laissées par ces êtres qui ont vécus leurs vies bien avant la nôtre. Notre passage sur cette terre semble si fugace au regard de tous ces gens enfouis sous la surface des sols quelque soit le lieu d’où ressurgit leur souvenir. Et on ne peut s’empêcher de penser que nous les rejoindrons un jour où l’autre, qu’ils seront nos compagnons d’éternité. Petite statue féminine en terreQuelques images du musée de Paleopoli Le culte d’Isis semble avoir été ici très présent. Ce qui n’est pas étonnant pour une ancienne capitale où se trouvait un roi, une reine, et donc un trône (set) dont le terme Isis tire son étymologie égyptienne. Il y a même dans ce musée un fragment retrouvé d’une ode à la déesse. A mi-pente on découvre un groupe d’habitations, une petite église, et une source doit exister dans les parages car nous sommes accompagnés par le clapotis de l’eau durant quelques centaines de marches. En revanche nous ne verrons aucun habitant, les volets sont clos et les grilles de l’église également. Un petit chien nous accompagne sorti d’on ne sait où. Il disparaîtra aussi mystérieusement qu’il aura surgit lorsque nous remonteront les escaliers un peu déçus de n’avoir pas pu approcher les ruines. Celles-ci sont fermées au public, découpées en grandes parcelles entourées de grillage. Mais peu importe, durant quelques heures nous avons pu ressentir ce lieu, nous avons pu un peu imaginer, et partager avec les morts en nous appuyant sur le relief, les quelques traces laissées dans les constructions de pierre, les troncs noueux des oliviers.|couper{180}
Carnets | août 2022
Retour au fragment
illustration : Torse en carton Alexandra Athanasseides Très agréable surprise de découvrir, au musée d’art moderne de Chora, sur l’île d’Andros, une exposition d’Alexandra Athanasseides. D’autant plus touché par son travail qu’elle est de ma génération. Née en 1961 à Athènes, elle continue de travailler et de vivre en banlieue. Touchante, parce qu’elle exprime sa démarche à partir du fragment. Elle récolte des morceaux de bois flotté sur les plages, des fragments de métal rouillé, tout un tas d’objets hétéroclites qui sont des déchets, des parties mises au rebut, qu’elle réintègre dans ses créations, créant ainsi un cercle vertueux entre mort et résurrection. On peut voir beaucoup de sculptures de chevaux dans son travail, qui m’ont aussitôt rappelé des images de la mythologie grecque, notamment le fameux cadeau d’Ulysse aux Troyens. C’est un cheval constitué de vide et de bois flotté, avec parfois des incrustations de rouille, décliné en plusieurs pièces. Ainsi, par le déchet, rejoindre le mythe, fabriquer cette ellipse, provoque aussitôt une excitation. Elle utilise aussi du carton d’emballage sur lequel elle dessine au fusain, gratte et colle de nouveaux morceaux ondulés, ce qui crée des marines fantastiques sur lesquelles chevauchent des figures archétypales de cavaliers et de chevaux. Des bustes, semblables à des torses éclatés de héros grecs. Je suis resté longtemps à contempler ce travail et me suis attardé à visionner plusieurs fois de petits films vidéo dans lesquels Alexandra Athanasseides tente d’expliquer celui-ci. Peu de mots, en fait. Mais des gestes, des assemblages de morceaux épars, de fragments qui, s’ils empruntent souvent, pour s’assembler, l’idée du cheval, révèlent aussi un double aspect de l’artiste : un côté « fonceur », sauvage, retenu d’une main ferme par l’intention artistique. Le produit de ce paradoxe n’est-il pas semblable à ce que tout artiste cherche à équilibrer ? Qu’on soit sculpteur, peintre, poète, écrivain, il me semble que l’essentiel est de trouver l’équilibre entre cette sauvagerie et ce que l’on entend par « civilisé », la civilisation. D’autant plus difficile, cet équilibre, qu’il n’y a que par la compréhension de son asymétrie qu’on puisse s’y introduire. Je ressens une fierté qu’une femme de ma génération produise un tel travail, une telle œuvre, comme si j’y étais pour quelque chose aussi, parce que c’est notre génération. Sentiment inédit ? Pas vraiment, mais peu observé jusqu’à ces derniers jours.|couper{180}

Carnets | août 2022
Mutisme et écriture
De moins en moins envie de parler. Proche d’un dégoût total de la parole. Comme si, d’un coup, tout le vêtement était tombé à terre, et que tu te perçoives nu, nu jusqu’à l’os. Ce qui te poussait à combler le moindre silence, le vide, par cette parole incessante, s’est brusquement dissipé. Et te revoici dans ta fragilité d’origine, perdu. Totalement perdu. Mais avec une prise sur la perte que tu n’étais pas en mesure de saisir enfant. De saisir même hier. Tu parlais pour te protéger surtout. La parole comme bouclier et la lucidité comme arme blanche. Tu parlais pour mentir sans arrêt, afin de comprendre surtout où se situait cette fameuse vérité que l’on ne cessait jamais de brandir comme un drapeau, un étendard dans tout le mensonge ambiant — non pour te rallier, mais plutôt pour t’en écarter. Tu n’y as jamais perçu autre chose que cette fabuleuse déroute, un champ de bataille et de ruines qui n’a jamais cessé de t’entourer. Tu t’es mis à mentir pour faire silence. Pour être seul, irrémédiablement. Pour ne jamais dire à personne qui tu étais. Et aujourd’hui, voici que la parole est devenue inutile. Tu n’as que faire de te réfugier derrière celle-ci. Le monde en ressort à la fois plus étriqué et plus hostile, par la répétition que tu y perçois, comme une longue vérification que tu aurais dû effectuer pour être enfin sûr d’une intuition ancienne. Tous les échanges te semblent étranges aujourd’hui. Tu pourrais presque les dire vains. Il n’y a que la réserve du doute qui t’empêche encore de parvenir au mutisme total. Quelques paroles sans gravité, automatiques, avec ton épouse et ceux qui ont fini par être considérés comme des amis. Mais tu le sais. C’est acquis. Tout le monde ne parle que pour brouiller les pistes, dissimuler quelque chose de honteux ou d’effrayant. C’est un spectacle qui ne t’amuse plus. Qui ne t’intéresse même plus. Tu ne fais même plus semblant de t’y intéresser. C’est une donnée, c’est devenu une constante. Tu t’y ennuies. L’ennui aussi est revenu comme autrefois, encore plus puissant que jamais. Sauf que derrière son masque, tu sais mieux l’immense vide qui y gît. Celui de la mort, bien sûr. Cette mort dont on ne parle jamais autrement qu’avec d’infinies précautions, pour ne pas heurter, ne pas déranger, mais qui ne cesse pourtant pas d’être toujours là, en tâche de fond. Pour un peu, tu écrirais encore un truc du genre où la mort est ton but, comme jadis la solitude, l’ennui furent eux aussi des buts. Es-tu encore suffisamment vigoureux pour continuer d’aller ainsi à rebours du monde ? Non, bien sûr que non. Fragile, vulnérable, tu t’accroches encore à la vie malgré tout. Tout en n’omettant pas de fumer cigarette sur cigarette. En face de cela, l’écriture t’offre une possibilité de dire ce que tu as toujours eu tant de peine à dire, ce que tu n’as jamais dit. Et tu sais aussi maintenant comme il est facile d’écrire à côté, d’errer, de mentir, de se mentir encore à soi-même, de se faire croire qu’on écrit. Même constat avec la peinture. Le fait que l’habileté, ou disons un certain confort, une sorte de confiance en soi, une arrogance insupportable, te fasse rater le but systématiquement. Comme si tu cherchais encore à vouloir dissimuler quelque chose derrière de belles couleurs et un « flou » artistique savant. Tout cela parce qu’à plus de soixante ans, tu es toujours dans la survie, dans une précarité d’être plus que d’avoir. Sans doute que cette précarité, tu l’as choisie, qu’elle est le seul lien encore avec ce qui ne peut être dit ou peint. Elle se calque finalement sur un très peu. Un cri rauque, animal, un rien — mais dont tu n’as jamais cessé de faire ton tout. Ton véritable nid. Et souvent ces derniers jours, tu as songé à tout lâcher, rejoindre enfin le destin auquel tu as cherché à échapper, en t’en rapprochant cependant bien des fois. Il faudrait que tu reviennes à cette difficulté première, le premier jour où tu as essayé d’écrire quelque chose. Tu t’en souviens, cette difficulté à écrire autre chose qu’une date. Te souviens-tu du lieu précis où cette première tentative s’est déroulée ? Sans doute un café près de la Gare de l’Est, à l’heure du déjeuner. Tu venais tout juste de trouver un emploi dans la petite imprimerie familiale. Les propriétaires se nommaient Lacroix. Toi, tu voulais t’échapper de quelque chose en écrivant à cette époque. Et regarde aujourd’hui, plus de cinquante ans plus tard, comme tu cherches à être au plus près de ce qui te faisait fuir. Comment ne pas comprendre que ce que tu cherchais à fuir, c’était toi-même, car tu ne te convenais pas. Tu t’étais rendu à toi-même insupportable. Aussi t’usais-tu déjà dans des boulots parmi les plus pénibles, tu voulais te retrouver avec ceux que tu considérais comme tes pairs : les petites gens, les ouvriers, les insignifiants. Insignifiant, voilà ce qui ne te convenait pas — et pourquoi tu voulais écrire. Pour dire : je suis mieux que cela, je ne suis pas cet être insignifiant. Et ces insignifiants sont aussi mieux que tout ce que vous pouvez imaginer. Comme si écrire allait t’aider à sauver quelque chose du désastre. Le désastre de ta propre existence, se confondant avec le désastre du monde. Tu te souviens de tes lectures et de ces romans oubliés que tu avais exhumés d’une boîte de bouquinistes sur les quais. Panait Istrati était pour toi un modèle d’écrivain. Qui peut lire Panait Istrati à 20 ans aujourd’hui ? Qui, sérieusement, pourrait pleurer comme toi tu as pleuré en le lisant ? Sans doute, malgré toute ta carapace de cruauté, de mensonges, de barbarie, il avait touché un organe tout aussi fictif que tes mensonges. Tu t’étais même sans doute inventé un cœur d’artichaut dans le seul but d’aller à sa rencontre et de fondre en larmes à la plus petite occasion. Et peut-être aussi avais-tu compris que la seule et unique vérité qu’on ne pourra jamais atteindre, il nous faut l’inventer soi-même. Comme s’inventer un cœur pour verser des larmes. Où est-il, ce cœur, à présent ? Sans doute au même endroit que sont tous les romans de Panait Istrati : dans un recoin obscur de la bibliothèque. Oserais-tu aujourd’hui en reprendre un seul et le relire avec ce vieux cœur qui n’a plus aucun sens, ce cœur déboussolé totalement, le cœur d’un homme qui s’est battu contre des moulins à vent, qui se croyait Don Quichotte alors qu’il n’a à peine la carrure d’un Sancho Pança. Et quelle part de fiction faut-il encore biffer pour parvenir à dire ce peu, cet indicible ? Tu vois bien qu’encore une fois tu écris à côté, tu n’es pas vraiment là, tu es toujours dans un fichu ailleurs. Sans doute parce que, tenace encore, est cette éducation, cet apprentissage qui te porte à croire qu’écrire ou peindre nécessite de l’imagination. Tu sais que c’est faux, qu’au contraire il faut être dans ce qu’on nomme le réel, au plus près de ce réel : le réel des lieux, des objets, des êtres. Regarde ce que tu viens d’écrire : rien n’est exprimé du réel. Encore cette facilité de t’évader dans les mensonges pour dissimuler une gêne, une peur, une honte, une culpabilité — et rien d’autre.|couper{180}
