02 novembre 2019
On confond souvent la simplicité et la facilité, et je crois que c’est une erreur grossière. Le simple, quand il est vraiment simple, est rarement tombé du ciel : il vient d’un labeur, de tests, d’essais ratés, d’heures passées à éliminer ce qui encombre. La confusion tient à une habitude : on cherche la ligne droite entre deux points, on nous l’apprend partout, à l’école, au travail, dans la vie courante. Alors on ouvre Maps, on voit l’autoroute, et on conclut : ce sera plus vite. Sauf que ce n’est pas toujours vrai. Sur l’autoroute, tout le monde a eu la même idée ; le trafic est dense, les ralentissements se multiplient, le risque d’accident augmente, les arrêts “rapides” s’ajoutent (café, toilettes, essence), et tu payes en plus ton trajet. Les routes secondaires, elles, demandent un autre comportement : la vitesse y devient absurde ; ce qui compte, c’est l’attention, l’orientation, le sens du relief, la capacité à décider. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai lancé le GPS pour finir par corriger moi-même la trajectoire : non pas pour “faire malin”, mais pour la rendre plus simple, plus fluide, plus respirable. Cela ne vient pas en un trajet : il faut des jours, des semaines, parfois des mois, pour commencer à connaître les contours d’une région, les limites d’une route, la qualité d’un passage. Quand je devais aller à Romans, je prenais l’autoroute et je mettais une heure à une heure trente selon le trafic, et le soir je recommençais, harassé. Le jour où j’ai regardé la carte autrement, j’ai compris qu’il existait plusieurs chemins, plusieurs variantes, parfois des petites routes presque invisibles ; j’ai essayé, j’ai comparé, j’ai changé d’itinéraire chaque semaine, puis j’ai ajouté un critère auquel je ne pensais pas : la qualité réelle de la route, sa largeur, la facilité de croiser un autre véhicule sans se mettre au fossé. Ce que j’ai compris, c’est que “simplifier” demande souvent de passer du temps à expérimenter, à observer, à ajuster. Et surtout, le moteur n’est pas forcément le gain de temps : le moteur, c’est l’intérêt qu’on porte à ce qu’on fait, même quand il s’agit seulement d’aller d’un point A à un point B. Cet intérêt produit du plaisir tout de suite, pas seulement à l’arrivée ; il recharge, il soutient, il rend la démarche vivante. C’est peut-être ça, au fond, la beauté de la recherche de simplicité : elle demande un effort, mais elle fabrique une forme de joie en chemin. Alors oui, le simple est “difficile” parce que peu de gens acceptent la démarche pour le trouver, et parce qu’on confond le simple, le facile, et l’évident. On dit que l’argent ne fait pas le bonheur, mais qu’il y contribue ; c’est une formule pratique, et presque vide, tant qu’on ne précise pas ce qu’on met derrière “bonheur”. Pour certains, ce sera l’avoir ; pour d’autres, l’être ; et chez chacun de nous, ça se mélange, ça bouge, ça se contredit. Je repense à des périodes à Paris où je n’avais pas d’argent, pas seulement parce que je n’avais pas de travail, mais parce que je ne voulais plus me louer pour des clopinettes : je refusais les travaux insipides, je refusais le compromis, par orgueil, par fierté, par imagination, peu importe. J’ai touché le plancher de la pauvreté. À la fin des marchés autour de chez moi, j’arrivais avec un sac plastique pour ramasser les légumes et les fruits abandonnés après la vente ; il fallait aller vite, parce que je n’étais pas le seul à avoir eu l’idée, et parce que la voirie nettoyait avec un zèle féroce à l’heure du déjeuner. Au début, j’avais honte : je me cachais quand une femme approchait, derrière des cagettes, derrière un poteau, ou je baissais les yeux pour ne pas croiser un regard. Et puis j’ai commencé à regarder cette honte comme un problème en soi : une culpabilité qui mange les journées. À cette époque, je voulais être un grand écrivain ; je dévorais les Américains — Miller, Dos Passos, Kerouac, Steinbeck, Hemingway, Capote — et je me persuadais qu’il fallait vivre des situations extrêmes pour fabriquer la matière de futurs livres. Ma solitude choisie m’avait donné une famille imaginaire : ces romanciers étaient des pères, des frères, des amis ; je traquais dans leurs textes un signe qui m’aurait été destiné, et j’en trouvais forcément, comme on voit partout la voiture qu’on veut acheter. J’ai même écrit des pages “à la manière de”, persuadé de comprendre leur esprit au point de devenir eux. Au fond, je m’inventais comme personnage : un homme qui pouvait tout traverser, y compris la faim, sans perdre une plume, parce que l’écriture transformait tout en substance. Je croyais être heureux, et je croyais faire quelque chose d’utile de ma vie ; j’avais poussé l’écriture à la hauteur d’un sacerdoce, et une foi un peu imbécile me faisait léviter au-dessus des fruits pourris et des ordures des marchés. Tant qu’on est seul, on peut s’imaginer le bonheur et s’y enfermer comme dans un mensonge solide. La vie m’en a sorti quand j’ai rencontré M. La relation a duré une dizaine d’années ; elle a brisé une grande part de mes croyances sur l’art, l’amour, la responsabilité — toutes ces choses que je n’avais jamais voulu regarder en face. Il a fallu revenir dans le rang, gagner de l’argent pour le foyer ; au début, je jouais volontiers le rôle de l’homme normal qui prend ses responsabilités. Je désirais tellement être heureux que je me voilais les yeux : je faisais semblant. Avoir un logis, de l’argent, des obligations, chassait peu à peu l’être “merveilleux” que j’avais aperçu en moi, et l’écrivain s’éloignait, faisant parfois un petit signe avant de disparaître dans les couloirs du quotidien. J’ai brûlé des carnets pour exorciser ce démon que je croyais responsable de mon malheur ; ça n’a rien résolu. Les années ont passé, rudes, et je n’étais toujours pas heureux ; le constat réveillait en moi une violence : déprime, mélancolie, agacement, colères noires. Je me reprochais tout : impuissance, lâcheté, défaite. Et pourtant une force continuait à vouloir exister, à vouloir s’exprimer ; j’ai fini par comprendre que je n’avais pas à la vaincre, mais à l’accepter. J’ai tout quitté, encore une fois, pour me retrouver seul ; j’ai tenté de reprendre des romans, blocage complet. Alors je me suis tourné davantage vers la peinture : j’ai fermé les carnets, j’ai peint, et l’énergie est revenue par saccades. Je vivais à l’hôtel ; le soir, je marchais en ville, juste pour voir des gens, sans parler, et ça me faisait du bien. Je travaillais un peu, juste assez pour subvenir au nécessaire, et je retrouvais une joie simple : je pouvais créer. J’aurais pu rester longtemps dans cette liberté — la térébenthine, la fatigue, l’impression d’être vivant — mais la vie m’a poussé ailleurs, et si j’ai accepté ces aventures, c’est que je n’étais pas si sûr que je le croyais de ce que je voulais vraiment. J’ai oscillé toute mon existence entre deux pôles : être et avoir, liberté et prison, richesse et pauvreté, écriture et peinture. Avec le recul, je vois même une chance dans cette instabilité : ne pas s’être figé, ne pas s’être installé dans un ennui à la poursuite d’une chimère unique. Les chimères ont leur utilité, elles poussent, elles éclairent, elles trompent ; et peut-être qu’on apprend avec elles. Ce que je crois aujourd’hui, c’est que le bonheur n’est ni dans l’être ni dans l’avoir : il se fabrique, il se recrée. Et que l’argent, qu’on en ait beaucoup ou peu, n’est qu’un paramètre parmi d’autres — rarement le cœur.
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Carnets | Atelier
Hopper, ou l’élégance de l’insignifiant
Il y a cette station-service. Seule. Presque vide. "Gas", dit le tableau. Un mot. Court. Brut. Et pourtant, tout y est. Une lumière diffuse, en bout de journée peut-être. Rien ne bouge. Ou si peu. L’homme, silhouette penchée, affairée à quelque chose. Un geste quotidien. Répété mille fois. Sans intérêt. Mais regardez mieux. "Mobilegas", lit-on sur la pancarte. On pense à Pégase. On ne sait pas pourquoi. Peut-être à cause du cheval. Ou de l’envol. Une image qui se dérobe. Hopper ne montre rien, il suggère. C’est sa manière. La scène, prise trop tôt. Ou trop tard. Un peu comme une photo manquée. Mais volontairement. C’est là tout l’art. Il y a chez Hopper un refus. Subtil. Élégant. De raconter. De donner un sens. Il peint l’interstice. Le battement vide entre deux actions. Ce qu’on ignore, d’ordinaire. Ce qu’on oublie. Et c’est précisément ce qui inquiète. L’« inquiétante étrangeté », disait Freud. Das Unheimliche. Hitchcock, lui aussi, connaissait ça. L’homme qui regarde par la fenêtre. Et rien ne se passe. Pas encore. Mais on reste. On attend. Parce qu’on sait. Que quelque chose va arriver. Chez Hopper, c’est pareil. L’événement est suspendu. Juste hors champ. La tension est dans la lumière. Dans la fixité. Dans l’ordinaire trop scruté. Un bureau. Une femme. Un homme. C’est "La nuit au bureau". La scène pourrait être banale. Mais elle ne l’est pas. La femme regarde l’homme. Ou bien c’est l’inverse. Cela dépend des esquisses. Hopper hésite. Puis tranche. Mais laisse le doute. Comme dans un flip-book silencieux, les regards s’animent. L’un vers l’autre. L’un contre l’autre. Et rien ne se dit. Hopper n’est pas réaliste. Il est au-delà. Il peint ce que nous n’osons plus voir. Ce que nous fuyons : le banal. L’ennui. L’attente. Il peint notre vie. Celle que nous ne regardons jamais.|couper{180}
Carnets | Atelier
24 novembre 2019
Écrire un livre a toujours été là, une tâche de fond. J’y ai renoncé, faute de forme. Roman, essais, nouvelles, autofiction — je tentais de rapprocher ma production d’une forme existante. Une forme rassurante. La question revient en voyant la quantité de textes écrits ici. Quant à moi, je n’en sais rien. J’écris au jour le jour, comme un paysan va aux champs. Parce que c’est son quotidien. Parce que sans cela, il ne peut pas vivre. Un paysan vit de peu. De l’amour de son travail, d’eau fraîche, et d’une régularité têtue.|couper{180}
Carnets | Atelier
17 novembre 2019
La nuit ne disparaîtra jamais, elle est en nous, indéfectible. Ce texte interroge la symbolique de la nuit à travers les âges, tout en remettant en question les idées préconçues sur la barbarie et l’ombre, là où le véritable danger se cache en plein jour.|couper{180}