Rebaptiser la torture

« De 1816 à 1910, l’Académie siégeait le mardi et le jeudi. Depuis 1910, elle ne se réunit plus qu’une fois par semaine, le jeudi, à 15h, en privé, sur un ordre du jour établi chaque semaine par le Secrétaire perpétuel, présent au bureau à toutes les séances ordinaires ou solennelles de la Compagnie. »

Dommage puisque nous sommes vendredi et qu’il faudra sans doute attendre la semaine prochaine et une ou deux vies encore pour que je participe aux choix des mots du dictionnaire en tant qu’académicien.

Car ce matin j’ai été réveillé par une association étrange de deux mots et dont l’incongruité continue toujours à faire son chemin.

Torture et distraction.

Car dans le fond ce que je fais en ce moment n’est rien d’autre que de me soumettre à la question dans l’élaboration des tâches que j’ai choisies de réaliser quotidiennement.

Car dans le fond pour fuir généralement ce plan bien établi, je n’ai rien d’autre que de lui opposer la distraction.

Et je me suis soudain demandé si cette façon de fonctionner entre le travail et la distraction n’était pas une sorte de modèle imposé plus ou moins consciemment par notre belle société moderne.

Dans l’ordre « normal » des choses la distraction serait une récompense méritée après une tâche rondement menée. Il serait invraisemblable que l’on commençât sa journée par la distraction et pourtant combien de fois l’ai-je fait ?

Pas assez de doigts pour compter toutes ces journées avortées dans l’œuf d’autruche du plaisir débridé autant que destructeur de la distraction.

Et c’est pour moi une véritable torture de constater à quel point la distraction, à chaque fois que j’y replonge puis en émerge, me procure une amertume formidable.

Les exemples sont nombreux, les tentations infinies.

Que ce soit par les réseaux sociaux, la chaise ou la banquette qui me fait un clin d’œil dans l’atelier, la télévision à l’heure de la sieste, un article de magazine qui m’attire soudain :

Tout est bon alors pour fuir l’ordre normal des choses prévues et que la réalisation de celles-ci se reporte plus ou moins vers la Saint-Glinglin, quand les cloches sonneront, la semaine des quatre jeudis, aux calendes grecques, et quand les poules auront des dents.

Une vraie torture que cette perpétuelle distraction, tu ne crois pas ?

D’ailleurs il ne faut pas être expert en linguistique pour comprendre le sens de ce mot : une double traction, un écartèlement ni plus ni moins provoqué par deux forces vives de l’univers : le mouvement et l’inertie.

Avec la société des loisirs, la naissance des congés payés, les vacances à tout bout de champ, la télévision, et désormais internet avec les smartphones, les tablettes, les ordinateurs de tout poil, la distraction s’est élevée comme une sorte de nécessité absolue. Les marchands ont très vite compris le bénéfice qu’ils pourraient tirer de celle-ci et nous la vendent à tour de bras désormais.

Ils nous la vendent parce que nous la demandons tout simplement.

On peut se plaindre d’un tas de choses et de l’absurdité des programmes télévisuels notamment, de l’étrange balai que l’on observe désormais de ces foules qui marchent avec le regard rivé sur des lumières bleutées dans la nuit noire de la distraction générale, mais il ne faut pas l’oublier, cette nuit obscure est en chacun de nous depuis l’origine.

Sans doute avons-nous inventé un bourreau 3.0 sans bien comprendre ce que nous faisions. Vivement jeudi prochain dans cette vie ou une autre pour que j’apporte ma petite pierre à l’édifice de la langue. Il serait grand temps de changer le mot « torture » par « distraction ».

Pour continuer

Carnets | novembre

Hopper, ou l’élégance de l’insignifiant

Il y a cette station-service. Seule. Presque vide. "Gas", dit le tableau. Un mot. Court. Brut. Et pourtant, tout y est. Une lumière diffuse, en bout de journée peut-être. Rien ne bouge. Ou si peu. L’homme, silhouette penchée, affairée à quelque chose. Un geste quotidien. Répété mille fois. Sans intérêt. Mais regardez mieux. "Mobilegas", lit-on sur la pancarte. On pense à Pégase. On ne sait pas pourquoi. Peut-être à cause du cheval. Ou de l’envol. Une image qui se dérobe. Hopper ne montre rien, il suggère. C’est sa manière. La scène, prise trop tôt. Ou trop tard. Un peu comme une photo manquée. Mais volontairement. C’est là tout l’art. Il y a chez Hopper un refus. Subtil. Élégant. De raconter. De donner un sens. Il peint l’interstice. Le battement vide entre deux actions. Ce qu’on ignore, d’ordinaire. Ce qu’on oublie. Et c’est précisément ce qui inquiète. L’« inquiétante étrangeté », disait Freud. Das Unheimliche. Hitchcock, lui aussi, connaissait ça. L’homme qui regarde par la fenêtre. Et rien ne se passe. Pas encore. Mais on reste. On attend. Parce qu’on sait. Que quelque chose va arriver. Chez Hopper, c’est pareil. L’événement est suspendu. Juste hors champ. La tension est dans la lumière. Dans la fixité. Dans l’ordinaire trop scruté. Un bureau. Une femme. Un homme. C’est "La nuit au bureau". La scène pourrait être banale. Mais elle ne l’est pas. La femme regarde l’homme. Ou bien c’est l’inverse. Cela dépend des esquisses. Hopper hésite. Puis tranche. Mais laisse le doute. Comme dans un flip-book silencieux, les regards s’animent. L’un vers l’autre. L’un contre l’autre. Et rien ne se dit. Hopper n’est pas réaliste. Il est au-delà. Il peint ce que nous n’osons plus voir. Ce que nous fuyons : le banal. L’ennui. L’attente. Il peint notre vie. Celle que nous ne regardons jamais.|couper{180}

peintres réflexions sur l’art

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24 novembre 2019

Écrire un livre a toujours été là, une tâche de fond. J’y ai renoncé, faute de forme. Roman, essais, nouvelles, autofiction — je tentais de rapprocher ma production d’une forme existante. Une forme rassurante. La question revient en voyant la quantité de textes écrits ici. Quant à moi, je n’en sais rien. J’écris au jour le jour, comme un paysan va aux champs. Parce que c’est son quotidien. Parce que sans cela, il ne peut pas vivre. Un paysan vit de peu. De l’amour de son travail, d’eau fraîche, et d’une régularité têtue.|couper{180}

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17 novembre 2019

La nuit ne disparaîtra jamais, elle est en nous, indéfectible. Ce texte interroge la symbolique de la nuit à travers les âges, tout en remettant en question les idées préconçues sur la barbarie et l’ombre, là où le véritable danger se cache en plein jour.|couper{180}