1er novembre 2019

1er novembre 2019 — Fragments

Quatre fragments écrits le même jour. Même malaise, mêmes mots qui reviennent (peur, discipline, volonté, fuite) et, malgré tout, une trajectoire : chercher une forme qui tienne.


1) Discipline

Encore un mot qu’il me faut sonder de bonne heure, avant tout le reste : discipline. Voilà ma discipline, si l’on veut.

Je suis assis à la table de la cuisine. Le café refroidit. La lumière est grise. La chaise craque quand je bouge. J’ai ouvert un cahier, j’ai posé un stylo, mais je n’ai encore rien écrit. Je prépare surtout mon évitement.

Discipline : velours et bure. Promesse d’un confort moral — « je tiens » — et menace d’austérité — « je m’y plie ».

Je pense à tout ce que ce mot traîne : la routine, le droit chemin, la punition. Et je sens monter cette répulsion physique, comme si le mot avait un son de verrou.

Je n’ai jamais eu de discipline ; ou alors je l’ai tenue à distance. Je ne supporte pas qu’on la prononce : elle me ramène un vieux monde. Les consignes. Les regards. Les punitions qu’on appelle « éducation ». Je serre la mâchoire et je regarde le cahier comme on regarde un juge.

Et pourtant, je l’envie.

J’aimerais savoir exactement quoi faire : me lever à la même heure, m’asseoir, écrire une page, puis arrêter — sans discuter. J’aimerais être ce gosse appliqué qui tire un peu la langue, non par peur, mais par concentration ; ce plaisir simple d’obéir à une règle qu’on s’est donnée.

Je cherche des mots de remplacement, comme on change l’étiquette pour avaler le médicament : fouet, pénitence, contrainte, obéissance, police… Ils ont tous un goût métallique.

Et puis je tombe sur l’autre mot, celui qui fait tout passer :

ART.

Le café est froid, et je n’ai toujours rien écrit. N’ai-je pas mis toutes mes billes dans ce mot-là, depuis des années ? N’ai-je pas appelé « art » ce qui me permettait surtout de tenir debout, de me donner une raison, une excuse, une noblesse ?

Alors l’hypothèse arrive, simple et désagréable : si l’art n’était, pour moi, qu’une discipline maquillée ? Une manière plus présentable de me tenir au fouet ?

Et si, dans le fond, je n’étais rien d’autre que ce mystique qui se flagelle — simplement parce qu’il a trouvé un mot acceptable pour le faire ?


2) Peur et méthode

Plus tard, chez Sylvie et Alain, je vois la peur à l’œuvre autrement : non pas comme un vertige, mais comme un système.

Cela fait un an que je n’ai pas revu Sylvie et Alain. Nous avons sympathisé lors d’une exposition que j’avais organisée à l’atelier ; puis nous avons échangé nos coordonnées et, depuis, nous nous invitons une fois l’an pour un apéro dînatoire.

Alain, ancien ingénieur fraîchement retraité, ne supporte pas le désordre.

Au second whisky, Sylvie nous apprend qu’il aligne lui-même ses chaussettes dans un grand tiroir, puis les caleçons, comme par rayon : « on se croirait dans un magasin », dit-elle.

Je le vois faire avec la serviette posée sur la table basse : il la replie, la pousse d’un centimètre, recommence. Il suit un plan invisible. Tout ce qui n’est pas à l’équerre le met mal à l’aise ; les diagonales semblent l’agresser.

Au troisième whisky, l’air s’est réchauffé. Je lui demande d’où lui vient ce besoin d’ordre, et s’il a un lien avec sa carrière. Alain a travaillé dans l’informatique. Il construisait des logiciels pour alléger les tâches humaines : prévoir, réduire, automatiser.

Normalement, avec ma dépression d’automne, je devrais sentir une pointe de lassitude — ou de jalousie — devant ce couple à l’aise. Je devrais leur chercher des défauts, sous leur sympathie.

Mais non.

Je les trouve touchants. Je pense à ce qu’ils ont dû bâtir : les années, les concessions, les enfants élevés, les inquiétudes tenues à distance. Je les imagine avançant vers la retraite avec une sérénité — qui, de mon côté, n’est pas vraiment au programme.

Et c’est là que quelque chose se déplace : je comprends qu’Alain a fait de sa peur une méthode. À force de craindre le désordre, il a appris à cartographier les risques, à poser des garde-fous, à se donner une chance que les choses tiennent.

Cette idée me renvoie à mon père.

Élevé par un militaire de carrière, j’ai grandi avec une notion de courage : rester prêt, imaginer le danger surgir de partout. Mais chez mon père, la prévoyance n’avait rien d’une méthode tranquille. Elle était collée à une fatalité, à une peur sans objet précis. Et dès qu’un détail déviait du prévu, la colère arrivait, brutale.

Moi, devant cette peur permanente et devant le hasard qu’on ne dompte pas, j’ai choisi l’inverse : foncer. J’ai abandonné tôt l’idée de me protéger correctement. Je me suis dit que c’était du courage — mais c’était aussi une peur, simplement tournée autrement.

Ma peur, au fond, n’était pas celle du danger. C’était celle de passer à côté. Mourir sans rien avoir fait de cette vie. Pas « réussir » au sens financier, non : plutôt voir, comprendre, apprendre, traverser le monde, éprouver le réel, la mécanique des gens.

Quand je regardais la plupart des existences, j’y voyais une architecture de peurs. Et moi, je jugeais. Comme si j’étais au-dessus, alors que j’étais juste ailleurs.

Aujourd’hui, je vois les choses plus simplement : la peur est un matériau. Qu’elle s’appelle ordre, hasard, solitude ou échec, elle dessine nos vies, qu’on le veuille ou non.


3) Volonté, impuissance, fuite

Rentré à moi-même, c’est la volonté qui manque — et tout repart en boucle.

Il ne faudrait sans doute pas trop réfléchir pour mettre en place quoi que ce soit. Il faudrait retrouver la naïveté des gamins, leur innocence, et s’armer d’une volonté inébranlable.

C’est là que tout se casse la figure chez moi. Cette absence de naïveté, je l’appelle lucidité — par arrangement. Mais à bien y regarder, cette lucidité n’est qu’une gaminerie : une excuse pour expliquer, justifier mon manque chronique de volonté.

De là à une sensation d’impuissance, il n’y a qu’un pas, et je le franchis plusieurs fois par jour.

Ce qui est insupportable, c’est la volonté de vouloir acquérir de la volonté. Le désir même devient une contrainte, et la contrainte se retourne contre moi. Ça m’échappe, et ça me révolte.

C’est comme ce glaçon dans le whisky : on n’en voit qu’une partie. J’ai beau soulever le verre, le mettre au-dessus de ma tête, le regarder par-dessous, je ne fais que déplacer l’angle. Le bloc reste là, intact, et la boisson se dilue.

Alors, plus d’une fois, je n’ai eu d’autre choix que la fuite : la colère, la révolte, la destruction. Tout vaut mieux que ce constat d’impuissance posé devant soi comme un objet.

Avec les années, j’ai même mis mon intelligence au service de cette fuite : j’ai généralisé mon impuissance à l’humanité entière. Nous avons beau échafauder des plans, nous finissons tous au même endroit : la mort.

Et puis, un matin, le doute revient autrement. On se demande si le sens est le bon. Si cette culpabilité qu’on porte — sur soi, en soi — n’est pas seulement un constat égoïste, mais une tentation plus vaste : se rêver « martyr du monde », épouser la souffrance humaine pour ne plus avoir à regarder sa propre incapacité d’agir.

À ce moment-là, une issue s’ouvre — et c’est encore une fuite. Une sortie par le haut. On se donne une mission, une doctrine, un vocabulaire. On parle au nom de quelque chose de plus grand que soi. Et, soudain, l’absence de volonté cesse d’être un défaut : elle devient un destin.


4) Nuit étoilée, profondeur, sortie

Le même jour, il suffit parfois de lever les yeux : le ciel remet tout en place, et relance tout.

N’est-ce pas un rêve qui se transmet depuis la nuit des temps ? Cette nuit étoilée que l’œil contemple avec admiration — et avec une angoisse très simple : celle d’être minuscule.

La profondeur du ciel te renvoie à ta petitesse : ton corps, ton esprit, cette place étroite sur la terre, et tout ce que tu t’inventes pour supporter l’idée de finir.

Et puis, par une alchimie que je ne maîtrise pas, cette profondeur bascule parfois : du ciel vers la grotte, de l’immense vers le proche, du cosmique vers l’intime. Comme si le vertige avait besoin d’un équivalent dans la chair. Le temps d’un soupir. Le temps d’un rêve.

Il y a dans ce mouvement une envie folle : mourir et renaître plus vite que notre conscience ne relie les faits. Couper le raisonnement. Retrouver un passage.

Mais peut-on encore se satisfaire, aujourd’hui, de la vieille mise en scène qui a longtemps organisé ce passage : l’homme d’un côté, la femme de l’autre, les deux pris dans un rôle, comme instruments d’un rituel censé donner accès à « quelque chose » — au sacré, à ce qu’on n’explique pas ?

Ce que je vois, c’est surtout un déplacement : on ne veut plus être assigné à une place. Ni être regardé à travers un mythe. Ni servir de décor à la peur ou au désir de l’autre. Et ce déplacement est juste. Il est nécessaire. Il répare.

Mais il laisse aussi une question à nu : qu’est-ce qui, dans le monde ancien, s’appelait « mystère » et n’était, en vérité, qu’une manière de ne pas regarder en face ? Une manière d’embellir l’ignorance, de donner un prestige à la domination ?

Dans le même temps, les mots se durcissent. Les médias répètent, comptent, nomment : « féminicide ». Le mot n’est pas beau, il n’a pas à l’être. Il coupe. Il désigne. Il force à voir. Et il indique une corrosion — pas seulement de la morale, pas seulement de la bienséance, mais une corrosion plus profonde : celle du lien, celle du regard, celle de ce qui empêche l’autre d’être un autre.

Alors oui, la parité est juste. Je ne la discute pas. L’injustice réclame réparation.

Ce qui m’inquiète, si je suis honnête, ce n’est pas la « fin du mystère » au sens romantique. C’est autre chose : que nous remplacions un aveuglement par un autre. Que nous croyions qu’en corrigeant les positions, tout sera réglé — alors que le cœur du problème est ailleurs : dans la violence, dans le désir de contrôle, dans la façon dont on supporte (ou non) la liberté de l’autre.

Et pourtant, le ciel est toujours là. La nuit étoilée recommence. La profondeur recommence.

Il restera peut-être des rêveurs d’un nouveau genre, non pour regretter l’ancien monde, mais pour apprendre à désirer sans mythe, à aimer sans rôle, à regarder sans posséder — et à laisser au mystère sa vraie place : non pas comme un voile, mais comme une limite, saine, de notre compréhension.

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