Dans le fond ça pourrait être une démarche solitaire. Je m’assiérais sur une pierre un matin et j’attendrais que ça me vienne. Possible que la journée n’y suffise pas, pas même plusieurs, ni les nuits qui les accompagnent.
Pourtant j’ai déjà un nom. Mes parents me l’ont donné à ma naissance. Alors en quoi devenir peintre serait il associé à un changement de nom ? Je me suis habitué à la sonorité de ce nom désormais même si cela n’a pas été facile au début. Carlos Castaneda n’a jamais changé de nom et semble avoir beaucoup brouillé les pistes tant sur l’année et le lieux de sa naissance que sur l’ensemble de sa biographie. Avait il déjà compris que ce n’était pas le nom qui était important mais la légende qui s’y attachait. Il n’était pas spécialement mondain et ne devait pas rechercher à se faire mousser particulièrement. Peu d’apparition publiques, et même son décès demeure emprunt de mystère. Après avoir relaté ou fabriqué son aventure avec le vieux sorcier Yaqui dans ses ouvrages, peut-être s’est il rendu compte de la position sibylline qu’occupe tout narrateur. Je est un autre ne pouvait pas être mieux compris et même développé tout au long de son récit passionnant autour de la réalité, des réalités environnantes. Le tonal et le nagual, termes qu’il explique à plusieurs reprises nous mettent sur la voie. Dans le tonal même Dieu y est compris. Ce serait comme la nappe d’une table et tous les objets posés sur celle ci.. Dieu, l’univers, c’est la nappe. Le nagual est tout ce qui entoure cette table. Il est invisible et nous ne pouvons y avoir accès que par de profondes modifications de conscience. Sa logique est proche de la mécanique quantique et même plus affolante encore car même la mécanique quantique appartient au tonal. Changer de nom ne fait pas traverser le tonal. Raconter sa vie la met à distance. La vivre en ne croyant rien d’acquis et en expérimentant par soi-même les choses demande une impeccabilité qu’on ne saurait partager. Dans le fond c’est pas changer de nom l’important c’est pas de mentir le plus important , c’est de rester impeccable au fond de soi comme un guerrier, une guerrière prêt à tout moment à tout quitter pour traverser la porte.
Il n’est pas rare que les plus grands maîtres fassent le clown parfois consciemment et souvent inconsciemment. Ce qui déstabilise leurs élèves qui, au bout de tant d’efforts s’attendent au pire à un peu de compassion, au mieux à une certaine reconnaissance. Mais non. Le rire du maître décoiffe l’élève, le chauffe à blanc avant de le laisser retomber dans un état atonique. Il y a longtemps que je ne me suis rendu au cirque d’hiver à Paris. La dernière fois ce devait être dans les années 80 à l’occasion d’interview de clowns que je réalisais en vue d’aider un ami. La figure de l’Auguste me passionnait, et sans doute encore jeune, m’allait elle comme un gant. Peut-être aurez vous l’occasion de tomber sur un tout petit livre d’Henri Miller qui a pour titre » Le sourire au pied de l’échelle ». Si vous passez devant ne le ratez pas ! il y a vraiment l’essentiel. L’auguste tombe, se relève, retombe, commet gaffe sur gaffe en se faisant reprendre par Monsieur Loyal et à chaque fois c’est de nous, public, que le rire fuse.. Il s’en fout l’auguste il continue à faire ses erreurs, voire même à proportion de la férocité des rires il en comment encore plus. Lorsque le spectacle s’achève, que nous sortons dehors, la nuit est là, je me souviens d’un parfum de marrons grillés qui flotte dans l’air sans doute arrivant de la Bastille et remontant le boulevard des Filles du Calvaire. Peu de circulation, les cafés sont dépeuplés. Et du coup mon ami et moi éprouvons une sorte de soulagement. Toute la violence que nous avions avant d’entrer au spectacle, cette énergie brute de la jeunesse semble s’être dissipée avec nos rires.
Nous sommes paisibles et nous rentrons à pied silencieusement pour ne pas perdre cette sensation rare.En marchant je me demandais le but de tout cela. Pourquoi les clowns, les augustes, ont ils pour vocation de nous débarrasser de notre rire … Quelques jours plus tard j’avais rendez vous avec Annie Fratellini dans son école de cirque à la Villette. Je ne sais ce qui m’a pris mais à peine discutions nous depuis quelques minutes, je bouillonnais :
– « Annie ne croyez vous pas que les moines zen et les clowns suivent une voie semblable ? »
A son regard j’ai compris que j’avais touché une corde sensible chez elle. Elle opina du chef en disant oui ça se pourrait bien et puis je la quittais rapidement pour nous débarrasser de cette gène qui s’était installée.
Il n’y avait rien d’autre à dire une fois ce constat établi. Parfois mon travail de peintre me rappelle celui d’Auguste, tous ces ratages, ces échecs, ces demi réussites… l’autre jour dans une exposition, deux dames sont entrées et se sont mises à voir des bestioles dans mes toiles :
– oh c’est rigolo on dirait un âne
– non moi je vois plutôt un boeuf
Et alors j’ai enfin compris et n’ai pu qu’esquisser un sourire.