08 novembre 2019
Ce matin, je conduisais pour me rendre à la banque quand, tout à coup, je ne sais pas pourquoi, je me suis demandé combien d’orgasmes j’avais pu vraiment vivre dans ma vie.
Le tout premier qui m’est revenu à l’esprit fut extrêmement tardif : je devais avoir une quarantaine d’années, et jusque-là je dois avouer que l’expérience du sexe avec mes partenaires n’était guère plus excitante qu’une transaction de fonds.
Le contrôle que j’exerçais perpétuellement dans ma vie sur le moindre de mes actes se poursuivait au lit et, la plupart du temps, je n’étais jamais parvenu à faire confiance à l’autre pour découvrir l’au-delà des interdits ; et l’interdit principal était cet abandon nécessaire qui permet de rejoindre les étoiles, le cosmos tout entier.
Ce jour-là, M. et moi avions fumé un joint, et sans doute cela valait-il autant que d’avoir partagé le calumet de la paix.
Au bout de nombreuses années de guerre entre nous, quelque chose avait cédé, et une infinie tendresse nous tomba dessus d’un seul coup.
Était-ce dû au haschisch, à la fatigue ? Nous oubliâmes soudain tous les enjeux anciens ; le champ de bataille se déroba pour devenir un grand lit frais qui nous accueillait.
Tous les interdits avaient disparu, comme par enchantement.
Ne s’étendait plus alors que l’immensité de l’univers, dans laquelle nos caresses, nos baisers, nos étreintes nous projetèrent soudain.
Cette nuit-là, nous ne parvînmes pas à trouver le sommeil. Nous nous racontâmes, en riant comme des enfants, des histoires de nouveau-nés aux yeux graves.
Au début, c’est un caillou, un vulgaire caillou.
Quelque chose d’éperdu, comme une luminosité enclose, qui cherche à se séparer de l’insupportable matière.
Alors s’amène l’envie.
Et c’est par ce vecteur que la lumière jaillit peu à peu.
Tout ce qu’a l’autre est cet aimant que l’envie frotte, excite, jusqu’à l’insomnie, la dévoration du temps et de ses préoccupations.
L’usure, l’érosion — celle des vents, des eaux, des plaisirs vite satisfaits, mal satisfaits — font naître la guerre peu à peu.
Pour un oui.
Pour un non.
L’envie grandit, se transforme en jalousie.
La jalousie a un appétit d’ogre. Sans arrêt. Partout où le regard se porte, le caillou devient pierre de taille, traverse la douleur de l’être confondu dans l’avoir.
Posséder devient le maître mot de la jalousie.
Des courses folles dans la nuit noire.
Des métamorphoses sans relâche conduisent l’enfant vers la dévoration, vers l’idole et l’insulte, pour s’approprier le sexe d’un immense père cosmique rêvé — et jalousé.
Puis les millénaires passent.
Le caillou dort entre les mondes.
Dans la banalité des mondes, il s’érode encore et encore, et un matin, on ne sait pourquoi, naît la première admiration.
Comme un crocus en plein hiver.
Un crocus qui retrouve le beau Narcisse, qui admire et s’admire tant et tant, au travers de toutes les admirations.
Une jouissance à répétition, un prisme décomposant l’admiration en mille et un regards.
Une jouissance du vent qui fait trembler le cheveu, le poil, la lèvre supérieure.
Encore du temps à regarder la surface créée par toutes les admirations.
Puis tombe l’ennui, épais, soudain.
L’hiver du diamant est cette attente qui le féconde encore plus loin, qui l’emporte dans le fil des jours, ce formidable joaillier.
Toutes les admirations, dans un dernier éclat, fusionnent alors dans un abandon de garce ou de salaud.
La lumière sourd de toutes parts, sans raison ni but.
Elle est juste la lumière.
La cause et la nécessité de tout diamant artistiquement taillé.
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Carnets | Atelier
07 novembre 2019
C’est une tâche de fond qui ne s’arrête pas. Même dans ta solitude, tu continues à vouloir maintenir, coûte que coûte, cette idée — et pourtant tu vois bien qu’elle ne tient pas, qu’elle ne fonctionne pas. Tu attendais tellement de la part des autres : leur reconnaissance, et peut-être aussi leur amour, sous forme de baisers, de regards et d’argent. Car, bien sûr, tu te fais aussi des idées sur tout ça. Mais regarde un peu cette longue errance que tu as créée tout seul, juste en partant d’une idée — une idée de toi qui n’est pas toi, qui n’a jamais été, et ne sera jamais toi. C’est comme en dessin, finalement : tu commences par un détail, puis un autre, et encore un autre, et au final ce n’est plus qu’une accumulation hétéroclite de signes sans tenue, presque informe. Oui, tu peux te braquer, monter sur tes ergots, invoquer ta soumission absolue au hasard : ça ne change pas grand-chose au fait que, dans ton for intérieur, tu sais très bien la vérité. La vérité, c’est que cela manque d’unité. La vérité, c’est que ça ne fonctionne pas. La vérité, c’est que tu aimes t’égarer, dans le fond, en dépit de la forme. Et ensuite tu t’inventes une belle idée de toi : chamane, clairvoyant, donneur de leçons. Peut-être est-il temps de t’emparer de la gomme et d’effacer un peu ce qui ne va pas. Revenir à tout ce que tu t’obstines à mettre en travers de toi. Effacer. Effacer. Effacer. Oh, pas pour être une « belle personne », non. Pas pour faire un « beau dessin », non. Pour ôter du chemin tout ce qui n’est pas toi et qui t’empêche d’être toi. Je t’entends déjà me dire : ce n’est pas possible, c’est trop vide. Bien sûr que c’est vide. C’est même à souhait, justement. N’est-il pas temps de regarder ce vide en face ? N’est-il pas temps de sentir la présence qui se tient au-delà ? C’est peut-être en traversant l’aridité apparente de ce long tunnel que tu parviendras à rejoindre ce que, depuis toujours, tu as eu peur de rejoindre. La présence de plus en plus forte de cette absence, ne le comprends-tu pas encore ? Ce n’est que toi, rien que toi, encore et toujours, et à jamais. Le canal était noir, la surface de l’eau était noire. Ce matin-là, je n’apercevais pas les beaux éclats argentés des perches arc-en-ciel qui troublaient, en profondeur, mon âme de gamin pêcheur. Le temps était maussade, sans aucun vent, et l’écho des trains arrivant en gare, au-dessus, me revenait en grinçant méchamment, murmurant des mots métalliques et froids. Pourtant, je m’installais : j’avais décidé que la matinée serait toute entière consacrée à mon envie. Au lieu d’étudier sagement, j’avais saisi les cannes, les lignes et l’épuisette, puis j’étais parti sans bruit, sans prévenir, pour rejoindre les talus du canal du Berry. Une sensation de vide affreux m’envahissait depuis tôt le matin, et j’avais effectué mon choix comme un soldat charge son fusil en vue de tuer : j’avais préféré. Et, sans le savoir, cette préférence était déjà l’augure d’une pêche médiocre. Une facilité de fatigue surgit du vide que je cherchais désespérément à tuer. Cependant, je décidai par bravade que c’était bon de s’asseoir là et de tendre la ligne, regarder flotter le bouchon, en espérant — tout en sachant profondément — que rien n’y changerait rien, dans le fond. Déjà, à l’époque, j’avais installé des rochers, des remparts, des occupations, pour lutter contre la présence insistante de l’absence. Même si je savais qu’il fallait attendre un peu avant que le poisson ne soit ferré adroitement, irrémédiablement, ce matin-là j’avais tout oublié, peut-être parce que, justement, j’avais choisi de perdre mon temps : j’avais établi une idée de moi, une préférence. Il y a de cela plusieurs années, mes tableaux ne me convenaient pas. Les couleurs chatoyantes que j’y déposais ne formaient qu’une accumulation de fausses notes. Le sentiment qui me venait alors se rapprochait de celui qui m’insupporte généralement au contact de toute cacophonie. Cependant, je me suis acharné de nombreuses fois, voulant lutter contre cette aversion systématique sans savoir bien pourquoi. Mon épouse, à l’époque, avait beau me dire que c’était « trop chargé » à son goût, je persistais néanmoins à réaliser de grandes croûtes multicolores, tout en étant certain d’être profondément déçu du résultat à venir. À l’époque, je n’en ai pas pris conscience comme je t’en parle aujourd’hui, évidemment. Plongé dans une sorte de stupeur, de fascination, aveuglé par celle-ci, il n’y avait rien à faire : je ne cessais de m’obstiner. Cela dura pendant des mois, presque une année, je crois. Et puis, un jour, quelque chose se brisa soudain, et j’eus la perception très nette, évidente, de ce trop-plein — le même que je posais sur ma toile, et le mien. Alors j’éprouvai tout le contraire. Un virage complet, comme une fulgurance, et je m’emparai tout à coup du tube de blanc et me mis à effacer ainsi de larges pans des tableaux que j’avais réalisés durant cette étrange période. Je ne conservais des premières couches colorées que très peu. Le blanc, sa lumière, envahissait peu à peu toutes les surfaces, et plus j’installais du vide, plus cela me plaisait. Et chance supplémentaire : mon épouse trouvait cela chouette aussi. J’ai ainsi réalisé une trentaine de tableaux en deux temps. D’abord, je les ai remplis à ras bord, et ensuite je les ai vidés d’une grande partie de leur substance. L’exposition qui s’en suivit, et à laquelle j’ai donné le nom « Errances », rencontra un franc succès. On y voyait déjà des voyageurs avec leurs valises, perdus dans une sorte de brouillard blanc : tantôt une brume, tantôt un brouillard, quelques points de solidité à peine au sein d’une évanescence répétée. Dans le fond, je ne pouvais pas trouver meilleur mot pour qualifier ce mouvement qui s’était opéré en moi comme sur les toiles. Même si le prétexte était ces silhouettes sombres rehaussées de fusain et de bribes colorées évoquant l’exil, je m’empêchais, à l’époque, d’aller plus profondément encore vers la véritable raison d’être de ces tableaux. Car il s’agissait vraiment d’une errance personnelle, que je parvenais ainsi à ressentir à la fois dans la peinture et dans ma propre vie. Cette accumulation de couleurs était comme cette accumulation de savoir, constituée de bric et de broc, d’opinions tranchées sur ceci ou cela, ces milliers de références, parfois contradictoires, sur lesquelles je m’appuyais pour « paraître » en public lors des vernissages, des dîners mondains ou pas. Dans le fond, je m’étais servi du savoir pour me constituer un personnage proche d’Arlequin : bigarré, et cacophonique surtout ; et en l’apercevant sur la toile, comme en miroir, je n’ai pas eu d’autre choix que de remettre du calme, du vide, une forme d’ordre et d’harmonie sur celle-ci. C’est à partir de cette réflexion que je me suis de plus en plus rapproché de l’idée de vide qui me hantait tellement. Je me suis aperçu peu à peu combien j’avais dépensé d’énergie, durant toute mon existence, pour tenter de combler ce vide. Le vide, l’ennui, l’absence se sont confondus souvent et atteignaient une zone de douleur aux limites de l’intolérable. Alors je me dépêchais de remplir, comme je le pouvais et souvent maladroitement, ce que j’imaginais, aux yeux des autres, être une carence absolue. Dans ma naïveté, je m’étais fabriqué de l’autre une image de « plein » qui n’était pas moi, qui ne pouvait être moi, qui n’était que vide. J’ai reporté souvent sur l’autre la rage de découvrir ce vide personnel ; et ma colère, comme mon désespoir, furent souvent terribles de constater que l’autre ne pouvait combler quoi que ce soit, n’étant qu’une projection imaginaire d’un plein idéalisé. Pourtant, la science moderne découvre de plus en plus de qualités à ce vide qui semble occuper une place démesurée dans l’univers. Ce vide entre chaque molécule, chaque atome, il se pourrait bien que ce soit lui le liant incontournable qui maintient entre eux les pigments qui constituent nos vies, comme tout le reste.|couper{180}
Carnets | Atelier
06 novembre 2019
Expulsé en 1934 du groupe surréaliste pour avoir dessiné des portraits, Alberto Giacometti a dû passer par des galeries de New York avant de pouvoir revenir exposer à Paris. Ce n’est qu’en 1962 qu’il obtiendra le grand prix de la sculpture à la Biennale de Venise, puis le grand prix national des arts à Paris en 1965. Ce rappel me laisse deux verbes en tête, importants dans toute démarche artistique, plastique, notamment pour le dessin : dessiner et exposer. Si tous les chemins mènent à Rome, comme on a coutume de le dire, en dessin, je ne pense pas qu’il existe tant de chemins praticables que cela. Tu auras le choix entre la copie — celle de dessinateurs connus, ou celle de modèles photographiques —, ou bien aller t’installer dans la nature, ou à l’arrière-salle d’un bistrot, afin de t’entraîner. Car, avant toute chose, il faut s’entraîner beaucoup avant de trouver son style. Cependant, il existe une autre voie, à la fois plus rapide et plus longue : ne pas se référer à des choses déjà vues, répudier toute idée de copie, et aller trouver en soi le modèle de ses propres dessins. Cela demande du courage et de la naïveté. Du courage, parce qu’il faudra sans doute essuyer des critiques plus acerbes ; de la naïveté, si l’on se tient pour un original, un singulier qui réinventerait à lui seul le monde. On rencontre souvent ce second cas de figure chez les dessinateurs autodidactes, et ce n’est pas tant l’orgueil qui les aiguillonne qu’une étrange impossibilité de rentrer dans quelque moule que ce soit. « C’est plus fort qu’eux » : s’exprimer prend le pas sur apprendre ou s’entraîner. Ce qui ne veut absolument pas dire qu’ils n’apprennent ni ne s’améliorent. Simplement, ils s’inventent eux-mêmes leur apprentissage, qui n’est pas celui qu’empruntent tous les autres. Ces deux voies majeures pour apprendre à dessiner sont longues et nécessitent de l’exigence. C’est cette exigence — cette forme d’impeccabilité, en quelque sorte — qui pousse le dessinateur à passer des heures à corriger ses traits, à gommer ce qui est bancal, à regarder, observer encore et encore son travail, jusqu’à parvenir à une idée d’excellence, tout à fait subjective d’ailleurs. Ceux qui seront les plus exigeants, mais aussi les plus acharnés à refaire, à s’améliorer, ceux qui maintiendront la régularité, qui poursuivront ce rêve un peu fou de représenter un monde — extérieur ou intérieur, peu importe —, ceux-là sont les vrais artistes. Ils peuvent être inconnus pendant de très longues années, pour tout un tas de raisons qui viennent d’eux-mêmes ou du public, qui les ignore ou les boude quand il s’agit de montrer leurs travaux. Car une fois les dessins effectués, après de nombreuses années de patience et de travail, il faut encore rencontrer les autres, ou tout du moins prendre son courage à deux mains pour oser exposer son travail. Bon nombre de dessinateurs ont alors un double parcours du combattant à réaliser. Cependant, je ne pense pas qu’il puisse exister d’œuvre véritablement inconnue. Tôt ou tard, le talent rencontre les autres. Et puis ne mettons pas la charrue avant les bœufs, le sable avant les cailloux. N’oublions pas le premier verbe : on dessine… Une fois l’adolescence passée, je ne me suis plus vraiment intéressé — du moins j’en fus beaucoup moins obsédé — par mon « style » vestimentaire. Et encore bien moins depuis que j’ai quitté le monde de l’entreprise et les uniformes qui vont avec. Mais le fait de m’intéresser à la peinture, et plus particulièrement au dessin, curieusement, me ramène dans un passé plus ou moins lointain, à une ou plusieurs époques de ma vie durant lesquelles, pour une raison viscérale plus que raisonnable, je me serais désintéressé de ce mot. Encore plus curieusement, depuis que j’ai commencé à élaborer ce texte, me remontent au nez des odeurs d’encre et de craie, accompagnées de la couleur blanche, violette et noire. Sans le vouloir, j’associe le style au mot stylo, ou plus précisément à la plume de mes années d’écolier, celle que j’adorais utiliser pour former de belles lettres dans une écriture calligraphique. À cette époque, le modèle était l’écriture de la maîtresse, qui inscrivait au tableau, dans une graphie superbe, la date du jour chaque matin ; puis le sujet de la leçon suivait. En étais-je amoureux ? Je ne m’en rappelle plus, mais nul doute que l’affection que je devais lui porter comptait dans l’application que je mettais à coucher les mots sur le papier, sans faire de pâté, sans saloper la belle page blanche. L’envie de plaire était alors un moteur essentiel, et avec elle l’envie d’être reconnu, d’exister aux yeux de quelqu’un. C’était si simple, dans le fond, que je l’ai complètement oublié. Mais à bien y réfléchir, sous cette envie de plaire — qui aurait pu chercher à s’exprimer de mille façons et avec d’autres, comme mes parents par exemple — ne se cachait-il pas une motivation première que je n’ai pas voulu accepter tout de suite, tant elle m’était apparue incongrue ? C’était l’envie de m’exprimer. M’exprimer, dans mon enfance, était une interdiction familiale. Je ne parle pas des conversations usuelles, bien sûr, mais de tout ce que j’aurais voulu partager comme questionnement, et ce dès ma plus tendre enfance, comme on dit. Elle ne fut pas tendre, cette enfance. Pas du tout. J’entends encore tous les « tais-toi », les « tu ne peux pas comprendre », les « tu es trop petit », les « tu es trop bête ». Je ressens encore, parfois dans ma chair, les coups de ceinture qui accompagnaient ces injonctions, intempestives autant qu’impérieuses. Les mots et les coups me conduisaient vers la disparition, l’évanouissement total, dans une fuite littéralement animale, comme ces insectes qui font semblant d’être morts. J’ai bien sûr tenté bien des approches, mais ma timidité maladive m’imposait des limites étroites. Ma sensibilité m’était un fardeau insoutenable, aussitôt que je constatais à quel point la plupart des gens que je côtoyais, au mieux, la moquaient ; au pire, s’en fichaient, pour ne pas oser assumer qu’ils la détestaient. La seule vraie valeur dont il fallait s’armer, coûte que coûte, était alors le travail. Une abstraction. Et ce même si la matière sur laquelle il était de mise de s’user — l’arithmétique, la gymnastique, l’instruction civique, l’histoire et la géographie —, en fait toutes ces matières rébarbatives, primaient et balayaient toute velléité de poésie, de création artistique, dont le dessin. Du style, je n’avais de nouvelles que par l’éternelle tenue de mon père, qui s’imposait à lui-même, mais aussi à ma mère — surtout à ma mère, d’ailleurs — : chemises blanches, costumes gris, chaussures impeccablement cirées. Il s’imposait d’apparaître irréprochable vis-à-vis du monde extérieur. Tandis qu’entre les murs de la maison familiale, il était un tyran cruel qui se baladait en slip, dans une impudeur outrancière. Il se peut donc qu’obtenir un style, à cette époque, ne fût pas aussi important pour moi que de survivre à l’absurdité que je percevais du monde par la lorgnette de l’univers familial. Ce fut même un rejet qui s’amplifia au fur et à mesure des années. Des années plus tard, alors que j’assistais à une séance de cinéma à Saint-Stanislas d’Osny, dans le Val-d’Oise — à l’époque, on m’avait placé en pension chez des prêtres polonais, tous plus ou moins survivants d’Auschwitz —, le film était le même chaque année, à la même époque : la geste héroïque du père Kolbe qui se sacrifiait pour sauver ses compagnons de cellule. Je fus alors étreint par une émotion telle que je me réfugiai au bout du grand parc pour sangloter tout mon saoul, sans bien savoir pourquoi. Cette histoire m’avait bouleversé : elle avait touché quelque chose d’essentiel dans le fondement de ma personnalité. Cette notion de sacrifice résonnait sans que je ne la comprenne ; et je me traitais d’idiot en séchant mes larmes pour ne plus y penser, et surtout revenir, les yeux secs, vers mes compagnons. Sans doute que le style ne me lasse pas de fédérer autour de lui tant d’anecdotes parfois douloureuses. Le style instille et distille, de la pointe du stylet qui creuse en même temps la chair que la mémoire. Cependant, après toutes ces digressions, il me faut revenir au style. Un style personnel : un style comme une lame de Tolède, forgée par les flammes, par les incendies que l’écriture provoque dans cette étoupe de souvenirs. Oui, il me faut accepter mon style désormais et le tenir, coûte que coûte, contre vent et marées, tout simplement parce que je l’ai bien mérité.|couper{180}
Carnets | Atelier
05 novembre 2019
Nous croyons parfois savoir beaucoup, mais il nous manque souvent la connaissance de ce pourquoi nous désirons tant savoir. Ces derniers temps, cette cause première m’obsède, et ce qui m’étonne, c’est de découvrir que je ne me posais pas la question avant. Quand on pense au désir — et il est rare qu’on y pense sans se mentir, tant il aveugle sur ses origines — on ne tombe pas forcément sur le manque, mais sur une absence. À première vue, c’est pareil ; au second regard, non. Le manque suppose qu’un « quelque chose » puisse le combler ; l’absence, elle, révèle plutôt une présence que l’on cherche à fuir en l’entourant de voiles. Il faut aller loin dans l’art pour sentir les deux à la fois : absence et présence, coup d’œil et durée, et parvenir à ce point où elles se fondent. Tout tableau, tout livre, n’est peut-être qu’un emballage plus ou moins réussi pour mettre en perspective cette présence de l’absence, même si l’auteur s’en défend ou l’ignore. Et, dans l’acte de créer — une progéniture ou une œuvre — il y a souvent cela : un effacement. On peut appeler ça sacrifice, offrande, rédemption, mais ce vocabulaire promet surtout de mauvaises déceptions ; qui voudrait-on sauver, et de quoi ? Sans doute faut-il persévérer et traverser ce réseau compliqué de couloirs entre l’être et l’avoir, jusqu’à ce que les deux se rejoignent, dans l’athanor du corps et de l’esprit : non pas l’or des formules, mais la fusion du manque et de l’absence. Quand j’étais gamin — et je le suis toujours un peu — je me réfugiais au fond du lit avec une lampe de poche pour dévorer des livres de contes et de légendes. Chaque année, à Noël ou pour mon anniversaire, j’en recevais un nouveau : relié, couverture blanche, filigrane doré ; je m’y évadais aussitôt, tant les conversations des adultes me semblaient ennuyeuses et vaines. Il n’est donc pas étonnant que cette émotion, nuit après nuit, m’ait donné envie de fabriquer des histoires à mon tour : d’abord comme spectateur privilégié, recréant le monde depuis un point de vue fantastique, puis comme marionnette de l’auteur que j’avais tiré de la boue et de la glaise — ce mélange d’envies contraires venu de mon incapacité à vivre « comme tout le monde ». Il faut partir avec un handicap, au moins, pour que la mayonnaise prenne. Au bout de cette course, je vois aujourd’hui un personnage effrayant : une espèce d’ogre. Il pourrait avaler d’une bouchée tous les restes enfantins auxquels je tenais. Déjà, une dureté s’infiltre dans mon regard ; déjà, la compassion à laquelle je m’accrochais comme un naufragé se dégonfle. L’âpreté du [...]|couper{180}