21 juillet 2025

voix d’os

Souffle dans un tibia. Suis l’intention d’origine. Va plus loin. Attrape l’os, brise-le. Vois s’il reste un peu de moelle. Quelle est l’espérance de vie de la moelle dans l’os ? Bonne question. Mais pense : plus de soixante-cinq ans ont passé. La moelle s’est durcie, desséchée, recroquevillée. Ce n’est plus que poussière. Un fantôme de moelle. Et même une fois la comédie traversée, au-delà du vrai, il faut encore descendre. Sous la parole, sous le ridicule, sous l’inertie, sous la mort. S’il te reste un peu de force dans les doigts, dans les poignets, utilise-la pour briser les os encore intacts. Hume la moelle. Goûte-la si tu veux. Cendre ? Ou bien une étincelle, vaine ? Prends ce risque. Ouvre l’œil. Sans comédie. Même si ça en devient une. Ça l’est toujours, pour ceux de dehors. Et dehors, ce n’est que ça : la comédie. Un pansement sur une jambe de bois. Personne n’est dupe. On sent bien. C’est le naufrage collectif dans le ridicule. Tu crois t’en sortir. Plus tu t’agites, plus tu es risible. Pauvre chose. Regarde-toi. Tu te débats. Ne cligne pas. Ne bouge pas. Devient inerte. Tu crois savoir ce que c’est ? Tu n’as encore rien vu. Tant que tu n’es pas un tas d’os brisés, tu n’as rien vu. Il faudra être prêt à tuer encore, encore. Combien de bains de sang ? De nausées ? Pourquoi ? Que veux-tu résoudre ? Le savoir ? La gloire ? Non. Trouve une pierre. Assieds-toi. Attends. Essaie le minéral. Pas de jeu de mots, je t’en prie. Ça ne compte plus. Les jeux, les blagues, les calembours : finis. Il ne reste que ça : le corps, la pierre, l’attente. Et quand tu y seras, dans ce futur rêvé depuis des décennies, tu seras déçu. À cause de tous tes espoirs. Des espoirs comme des girls, distractions bourgeoises pour tromper l’ennui de ton ventre. L’Amérique, le Nouveau Monde : toujours cette idée sale de découverte. De ne pas supporter la virginité. De tout vouloir déflorer. Ignorance insupportable, mystère misérable. Tu flottes dans le vide, entouré de graines muettes. Chaque graine : un monde que tu n’atteindras jamais. Ton temps s’épuise. Il s’achève. Il est fini. Il faut encore tuer cette tendance-là : la psychologie. Tu l’as encore plein la bouche. Crache-la. Vomis-la. Sors toute ta psychologie de bazar. Entre dans l’idiotie. Danse avec elle. Baise-la. Meurs en elle. Laisse-la t’emporter. Te dissoudre. Entièrement. Idiot. Le réel nu, comme un corps, de chair, de sang, d’os. Désir incarné. Tangible. Non réconfortant, mais violent. Répugnant. Vomitif. Hors de toi. Fusion. Totalité. Juste une fois : pousse un cri de bête. Laisse-le sortir. Qu’il envahisse l’espace. Que le son se rue vers la limite, l’enclos, le mur. Regarde ce qui se passe là, au pied du mur. La trompette n’est pas ce qu’on croit. Ni Jéricho. Ni ce qu’elle contient. Peut-être rien, qu’un vide cerné de murs. Souffle dans un tibia. Ne joue pas du clairon. Va vers la flûte, le fifre. Deviens bois mort, déjà silex avant même d’avoir été tourbe. Souffle dans le creux, dans le vide. Remplis-le de ton propre vide.


blow into a tibia

Blow into a tibia Track the original intention. You’ll still have to go further. Grab the bone. Break it. See if any marrow’s left. What’s the life expectancy of marrow inside bone ? Good question. But think : it’s been over 65 years. The marrow has hardened, dried, curled inward. It’s powder now. Marrow dust. A ghost of marrow. And even once the comedy’s been crossed, even beyond truth, you still have to go down. Beneath speech. Beneath ridicule. Beneath inertia. Beneath death itself. If there’s still any strength left in your fingers, in your wrists, use it to shatter the bones still intact. Sniff the marrow. Taste it if you must. Is it all ash, really ? Or is there still some vain flicker left ? Risk that risk. Open your eye. Without comedy. Even if it becomes one. It always is one—for anyone on the outside. And the outside is nothing but comedy. Comedy, that bandage on a wooden leg. Nobody’s really fooled. We feel it clearly. Collective shipwreck in ridicule. You think you’ll make it out. The harder you try, the more ridiculous you get. Poor thing. Look at yourself. You’re flailing. Don’t even blink. Don’t move. Go inert. You know inertia. Or you think you do. Wait. You haven’t seen anything yet. Until you’re a pile of broken bones, you haven’t seen anything. You’ll have to be ready to kill again and again. How many more bloodbaths ? How many more nauseas ? What for, exactly—what is it you think you’re solving ? Knowledge ? Glory ? Of course not. Find a stone. Sit on it. Wait. Try the mineral. No wordplay, I beg you. I know, it was tempting. But it doesn’t matter. It doesn’t do anything anymore. Wordplay, jokes, grubby spoonerisms—over, finished. Nothing left. Just that : the body, the stone, the waiting. And once you’re there, in that future you’ve dreamed of for decades, you’ll be disappointed. Because of all the hopes you entertained. Hopes like showgirls. Bourgeois pastime to smother the boredom of lugging around your fat belly. America, the New World. Always that filthy idea of discovering something else. Of finding virginity unbearable. Of deflowering everything that moves. Intolerable ignorance, miserable mystery. You float in the void, surrounded by mute seeds, and you know each is a world you’ll never reach, because your time is running out, your time is ending, your time is done. You still have to kill off that tendency. Psychology. Your mouth’s still full of it. Spit it. Vomit it. Heave out all your dime-store psychology. Enter idiocy. Dance with idiocy. Fuck idiocy. Come, die in it. Let it take you. Let it unmake you. Entirely. Idiot. The real, naked, like a body of flesh and blood and bone, incarnated desire, tangible, not comforting in the least but instead stunning, triggering disgust, vomiting, outside-yourself, union, totality. Just once—scream like an animal. Let it out. Let it flood the space. Let the sound rush toward the boundary, the fence, the wall. See what happens, there, at the foot of the wall. The trumpet isn’t always what you think. Nor Jericho. Nor whatever Jericho contains. Maybe there’s nothing in Jericho but emptiness surrounded by walls. Blow into a tibia. Don’t play the bugle. Lean toward the flute, the fife. Become dead wood, truly dead, already flint before ever having been peat. Blow into that hollow, that void. Fill it with your own emptiness.

Pour continuer

Carnets | juillet 2025

30 juillet 2025

J’avais dit "table rase", pas pour rien. SPIP et MySQL m’ont répondu en chœur. Tout ce que j’avais construit sur mon site local a été mis par terre par l’importation de ma base de données distante vers mon PhpMyAdmin local. Au début, j’ai tempêté. Des heures et des heures de boulot qui s’envolent en un clic. Puis je me suis souvenu de mon envie de faire table rase. Et je me suis dit que cet incident était plutôt une chance, que ça allait m’aider. SPIP a connu pas mal de mises à jour, et c’est là qu’il faut être vigilant. Il ne suffit pas de lancer le fameux spip_loader.php pour mettre à jour la distribution. Il faut aussi aller voir du côté de la base de données et vérifier les versions (table spip_meta). De vieux plugins non mis à jour peuvent également s’accumuler et créer des distorsions. C’est à peu près tout cela qui m’est tombé sur le coin du nez ces derniers jours. Ignorance ou négligence : le débat reste ouvert. Le fait est que SPIP, en contrepartie de sa robustesse et de sa fiabilité (quand tout roule), demande un peu de jugeote, de mémoire et d’attention. La gravité du problème rencontré n’est pas immense. J’avais bien sûr pris soin de sauvegarder mon travail. Mais quand même, devoir tout refaire ne m’amuse pas. Cela m’oblige donc à repenser, une fois encore, ce que je veux — ou ce que je ne veux pas (la seconde option est toujours plus facile). Je reprends donc, encore une fois, la reconstruction des squelettes, os près os — mais sans doute avec un peu plus d’expérience, ce qui se paie d’échecs, comme il se doit. En attendant, je continue à écrire mes textes sur le site en ligne. Je ne donne pas de date pour la mise en ligne de la prochaine version, mais j’ai déjà quelques trouvailles dans la boîte — notamment un JavaScript extra qui permet de disposer d’une imprimerie de poche pour créer des livres numériques. Reste à savoir ce que j’y mets, dans ces livres. Ce n’est pas l’embarras du choix qui manque.|couper{180}

Technologies et Postmodernité

Carnets | juillet 2025

29 juillet 2025

Contrôler l'accès à la nourriture, c'est contrôler les corps, les territoires, les populations. Impossible de ne pas penser aux famines organisées, aux embargos, aux politiques agricoles. En même temps qu'à la télévision on aperçoit ces parachutages de denrées sur Gaza, on repassait hier La Passion de Dodin Bouffant, du réalisateur Trần Anh Hùng. Il s’est produit quelque chose d’étrange à cet instant. Une attirance et une répulsion dans un même mouvement, pour la nourriture, mais plus encore pour cette culture de la mangeaille. Et ce, malgré la qualité visuelle et sonore — surtout sonore — du film. Ça m’est resté en travers de la gorge. Soudain, cette surreprésentation de la bouffe m’est apparue profondément obscène. Mais pas plus, au fond, que ce qu’on nous fait avaler sur papier glacé, dans les affiches publicitaires, sur les réseaux sociaux. L’importance que la nourriture a prise ces dernières années est considérable. Peut-être que le culte de la boustifaille est vraiment apparu sur les réseaux lors des premiers confinements de 2019 ou 2020. Il y avait là déjà quelque chose d’abject, mais j’y accordais sans doute moins d’importance. Peut-être même en ai-je profité, en recopiant quelques recettes. Mais hier soir, non. En écoutant le frémissement du bouillon clair, les rissolements des foies, les rôtis en train de suer, j’avais plutôt envie de dégueuler qu’autre chose. J’avais déjà vu ce film en 2023, je crois, et je n’avais pas éprouvé la nausée à un tel point. Cette célébration m’avait même laissé admiratif, et en même temps nostalgique, voire envieux. Les souvenirs du culte sont nombreux, ils remontent à l’enfance, aux grandes tablées, aux aurores embaumées par l’odeur de brûlure de pattes de volaille, par l’oignon qui revient vers une tendre transparence. Autant de souvenirs olfactifs que l’on se passe comme un relais dans les familles françaises de classe moyenne depuis des générations. Ce goût de la bouffe, de la “bonne chair”, je le transporte encore dans mes gènes. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, à tant de reprises, de m’en séparer. De traverser des périodes d’austérité, peut-être dans l’unique but de m’en débarrasser. Mais ça revient. Par le nez, par les papilles. C’est plus fort que moi, comme on dit. Un réflexe pavlovien de chien qui revient vers le maître, celui qui, à la fois, le bat et le caresse. Une voix, tout au fond de moi, voudrait me ramener à je ne sais quelle “raison”. Tu confonds tout, me dit-elle. Tu ne peux pas mettre sur un même plan les exactions, les guerres, l'effroi des images que ces événements charrient, avec l'atmosphère tellement chaleureuse d'un film célébrant la gastronomie française. Tu ne peux pas, tu n’en as pas le droit, continue-t-elle. Je l’écoute, je la respecte. Mais pourtant, si je mets cela en parallèle, si je les place sur un même plan, c’est que le plan du dégoût est devenu si vaste, une fois les apparences traversées — les apparences tellement claires — ainsi que les contours fumeux des lendemains qui ne chantent pas.|couper{180}

hors-lieu

Carnets | juillet 2025

paupière tombante

Voir la honte au moment même où elle vous prend, c’est voir par en-dessous. Par défaut. À rebours. Ce n’est plus une image, c’est un voile. Une membrane lente descend sur la pupille, un clignement avorté, comme une fermeture en suspens. J’ai connu un perroquet honteux. Il chantait à tue-tête auprès de ma blonde, mais sa paupière flanchait à chaque syllabe. Elle s’écroulait sur l’œil, molle, involontaire. Il continuait de chanter, mais à moitié aveugle. Un œil fermé par la honte et l’autre qui insistait. L’entêtement du regard blessé. La honte n’arrive pas de l’extérieur. Elle monte. Elle boursoufle la vue. Elle se glisse entre le monde et soi comme un écran bistre, opaque, figé. Elle ne trouble pas la vue : elle l’arrête. Et quand elle laisse passer un peu de lumière, c’est une lumière malade, caverneuse. Voir par la honte, c’est comme voir à travers un œil d’aiguille : un point, rien de plus. Honte d’être là. Nu, immobile. Pris dans une impudeur si totale qu’elle semble presque tranquille. Et pourtant personne ne voit. Personne ne regarde. L’invisibilité n’apaise rien. Elle épaissit. Elle appuie là où ça brûle. Elle fait mieux que montrer : elle isole. Le regard manque, mais l’essentiel reste. La honte ne dépend pas de l’œil de l’autre. Elle se propage par en dedans, de la peau jusqu’au nerf optique. la honte au centre du paysage n’arrondit pas les angles. Elle tient le milieu comme un pion figé. Autour, les allées blanches dessinent une spirale hésitante, un tourbillon à ras du sol. Le sable crisse sous les pas, sans rythme net. J’avance d’un pas, je recule de trois. Chaque détour me ramène au point d’avant. À la manière d’un patineur sur carton glacé, glissant sans grâce sur un vieux jeu de l’oie. On ne gagne rien, on recommence. Une case vide, une case piégée, une case où l’on attend.|couper{180}

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