20 juillet 2025

Je ne supporte pas l’attention. La sollicitation est une torture. Je veux disparaître. Pas qu’on me voie fuir. Juste ne plus être là. Je l’ai tant cherchée, l’ai quémandée, suppliée. Le dégoût est arrivé d’un seul coup. Tout me revient. La fatigue. Tension, gouffre, rien pour s’accrocher. C’est enfantin. Nommer ne sauve pas. Pas de salut. Pas d’explication. Pas d’adieu. C’est perdu. Mais ce matin tu réponds par mail. Tu prends le temps. Tu déroules la liste des auteurs. Tu lis. Pas tous. Tu cherches quelque chose à dire. Pas une formule. Tu termines. Tu envoies. Ce ne sera pas visible. C’est ce que tu veux. Tu estimes en avoir déjà trop montré. Il faudrait que je me calme. Je pars avec ça à la station de lavage. Cinq minutes passent. Puis elle s’énerve. Des mots sortent. Je ne réponds pas. Je dis : à tout à l’heure, quand tu seras calmée. Je sors. Je ne la vois plus. Je m’assois sur un muret, devant l’EHPAD. Un insecte surgit. Un éclat sur son dos attire l’œil. Il file en zigzag. Un mètre cinquante entre lui et la route. Si moi je devais faire ça à son échelle, ce serait un kilomètre. À ce rythme, phénoménal. Relativiser aide. Le vent se lève. Les drapeaux claquent. Des voitures passent. Je pense que je dois avoir l’air bizarre, assis là. Je pense ce qu’ils peuvent penser. Moi, je ne sais pas quoi en penser. Je relis ce passage de C.D. deux fois. Malaise. Je peux être celui qui ne se rend pas compte. Malgré tout ce que j’accumule, je ne vois pas ce que ça produit sur l’autre. Il faut que je me calme. Si je pense à ça, je n’y arriverai pas. L’avant du véhicule apparaît. Elle a dû me voir. Elle roule au pas, s’arrête quelques mètres avant. Puis repart. Alors tu es calmée, je dis. Elle rigole : tu montes, on va faire le plein. On achètera aussi des pommes de terre, plus tard, à Super U. Et des tomates grappes. Et une baguette déjà un peu molle. Elle sortira de son porte-monnaie un ticket de réduction. Un euro vingt-neuf en plus sur la cagnotte. Lire les autres. C’est là qu’il faut mobiliser quelque chose. Une attention, au sens fort. Mais en as-tu encore. Le constat est implacable. Il faut se lobotomiser pour entrer dans le bain. Faire comme si c’était un autre toi, encore capable de lire sans réflexivité, sans jugement, sans l’intolérable qui te talonne. Épuisant. Comme courir autour d’un stade. Encore un tour, dit le moniteur. Toi, tu ne sais même plus ce que tu fous là. Et sitôt que cette incongruité devient palpable, c’est fini. Tu t’arrêtes. Tu te replies. Tu te refermes. Tu rumines. Tu penses qu’une bête est sur ton ventre, en train de te dévorer la cervelle. Manger ce qu’il reste de ton attention. De ton cœur. Une façon d’espérer, peut-être, que tu possèdes encore un cœur. N’espère pas. Essaie seulement de faire le calme. D’être calme.


I can’t stand attention. Solicitation is torture. I want to disappear. Not to be seen running away. Just not be there. I looked for it so much, begged for it, pleaded. Disgust came all at once. Everything comes back. Fatigue. Tension, void, nothing to hold on to. It’s childish. Naming doesn’t save. No greeting. No explanation. No goodbye. It’s lost. But this morning you reply by email. You take the time. You scroll through the list of authors. You read. Not all. You try to find something to say. Not a formula. You finish. You send. It won’t be visible. That’s what you want. You think you’ve already shown too much. I need to calm down. I take this with me to the car wash. Five minutes pass. Then she gets angry. Words come out. I don’t answer. I say : see you later, when you’ve calmed down. I leave. I don’t see her. I sit on a low wall in front of the nursing home. An insect appears. A glint on its back catches my eye. It runs in a zigzag. About five feet from the road to where I sit. If I had to cover that distance at its scale, maybe a kilometer. At that speed, phenomenal. Perspective helps. The wind picks up. The flags with the car wash emblem flap. Cars go by. I think I must look strange, sitting there. I think what they might think. But I don’t really know what to think. I reread that passage from C.D. twice. Unease. I could be the one who doesn’t realize. Despite all I pile up, I don’t see what it does to the other. I need to calm down. If I think about that, I won’t make it. The front of the vehicle appears. She must’ve seen me. She rolls slowly, stops a few meters ahead. Then drives on. So you’re calm now, I say. She laughs : get in, we’re going to fill the tank. Later we’ll buy potatoes at Super U. And vine tomatoes. And a baguette, already a bit soft. She’ll take out a coupon from her purse. One euro twenty-nine more on the loyalty card. Reading others. That’s where you need to summon something. Attention, in the full sense. But do you still have any. The fact is clear. You have to lobotomize yourself to enter the flow. Pretend it’s another you, still able to read without reflexivity, without judgment, without the unbearable always close behind. Exhausting. Like running laps. One more round, says the coach. But you no longer know why you’re there. And the moment that absurdity becomes tangible, it’s over. You stop. You withdraw. You shut down. You brood. You think some beast is on your belly, eating your brain. Feeding on what’s left of your attention. Of your heart. Maybe a way to hope you still have a heart. Don’t hope. Just try to be calm.

Pour continuer

Carnets | juillet 2025

30 juillet 2025

J’avais dit "table rase", pas pour rien. SPIP et MySQL m’ont répondu en chœur. Tout ce que j’avais construit sur mon site local a été mis par terre par l’importation de ma base de données distante vers mon PhpMyAdmin local. Au début, j’ai tempêté. Des heures et des heures de boulot qui s’envolent en un clic. Puis je me suis souvenu de mon envie de faire table rase. Et je me suis dit que cet incident était plutôt une chance, que ça allait m’aider. SPIP a connu pas mal de mises à jour, et c’est là qu’il faut être vigilant. Il ne suffit pas de lancer le fameux spip_loader.php pour mettre à jour la distribution. Il faut aussi aller voir du côté de la base de données et vérifier les versions (table spip_meta). De vieux plugins non mis à jour peuvent également s’accumuler et créer des distorsions. C’est à peu près tout cela qui m’est tombé sur le coin du nez ces derniers jours. Ignorance ou négligence : le débat reste ouvert. Le fait est que SPIP, en contrepartie de sa robustesse et de sa fiabilité (quand tout roule), demande un peu de jugeote, de mémoire et d’attention. La gravité du problème rencontré n’est pas immense. J’avais bien sûr pris soin de sauvegarder mon travail. Mais quand même, devoir tout refaire ne m’amuse pas. Cela m’oblige donc à repenser, une fois encore, ce que je veux — ou ce que je ne veux pas (la seconde option est toujours plus facile). Je reprends donc, encore une fois, la reconstruction des squelettes, os près os — mais sans doute avec un peu plus d’expérience, ce qui se paie d’échecs, comme il se doit. En attendant, je continue à écrire mes textes sur le site en ligne. Je ne donne pas de date pour la mise en ligne de la prochaine version, mais j’ai déjà quelques trouvailles dans la boîte — notamment un JavaScript extra qui permet de disposer d’une imprimerie de poche pour créer des livres numériques. Reste à savoir ce que j’y mets, dans ces livres. Ce n’est pas l’embarras du choix qui manque.|couper{180}

Technologies et Postmodernité

Carnets | juillet 2025

29 juillet 2025

Contrôler l'accès à la nourriture, c'est contrôler les corps, les territoires, les populations. Impossible de ne pas penser aux famines organisées, aux embargos, aux politiques agricoles. En même temps qu'à la télévision on aperçoit ces parachutages de denrées sur Gaza, on repassait hier La Passion de Dodin Bouffant, du réalisateur Trần Anh Hùng. Il s’est produit quelque chose d’étrange à cet instant. Une attirance et une répulsion dans un même mouvement, pour la nourriture, mais plus encore pour cette culture de la mangeaille. Et ce, malgré la qualité visuelle et sonore — surtout sonore — du film. Ça m’est resté en travers de la gorge. Soudain, cette surreprésentation de la bouffe m’est apparue profondément obscène. Mais pas plus, au fond, que ce qu’on nous fait avaler sur papier glacé, dans les affiches publicitaires, sur les réseaux sociaux. L’importance que la nourriture a prise ces dernières années est considérable. Peut-être que le culte de la boustifaille est vraiment apparu sur les réseaux lors des premiers confinements de 2019 ou 2020. Il y avait là déjà quelque chose d’abject, mais j’y accordais sans doute moins d’importance. Peut-être même en ai-je profité, en recopiant quelques recettes. Mais hier soir, non. En écoutant le frémissement du bouillon clair, les rissolements des foies, les rôtis en train de suer, j’avais plutôt envie de dégueuler qu’autre chose. J’avais déjà vu ce film en 2023, je crois, et je n’avais pas éprouvé la nausée à un tel point. Cette célébration m’avait même laissé admiratif, et en même temps nostalgique, voire envieux. Les souvenirs du culte sont nombreux, ils remontent à l’enfance, aux grandes tablées, aux aurores embaumées par l’odeur de brûlure de pattes de volaille, par l’oignon qui revient vers une tendre transparence. Autant de souvenirs olfactifs que l’on se passe comme un relais dans les familles françaises de classe moyenne depuis des générations. Ce goût de la bouffe, de la “bonne chair”, je le transporte encore dans mes gènes. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, à tant de reprises, de m’en séparer. De traverser des périodes d’austérité, peut-être dans l’unique but de m’en débarrasser. Mais ça revient. Par le nez, par les papilles. C’est plus fort que moi, comme on dit. Un réflexe pavlovien de chien qui revient vers le maître, celui qui, à la fois, le bat et le caresse. Une voix, tout au fond de moi, voudrait me ramener à je ne sais quelle “raison”. Tu confonds tout, me dit-elle. Tu ne peux pas mettre sur un même plan les exactions, les guerres, l'effroi des images que ces événements charrient, avec l'atmosphère tellement chaleureuse d'un film célébrant la gastronomie française. Tu ne peux pas, tu n’en as pas le droit, continue-t-elle. Je l’écoute, je la respecte. Mais pourtant, si je mets cela en parallèle, si je les place sur un même plan, c’est que le plan du dégoût est devenu si vaste, une fois les apparences traversées — les apparences tellement claires — ainsi que les contours fumeux des lendemains qui ne chantent pas.|couper{180}

hors-lieu

Carnets | juillet 2025

paupière tombante

Voir la honte au moment même où elle vous prend, c’est voir par en-dessous. Par défaut. À rebours. Ce n’est plus une image, c’est un voile. Une membrane lente descend sur la pupille, un clignement avorté, comme une fermeture en suspens. J’ai connu un perroquet honteux. Il chantait à tue-tête auprès de ma blonde, mais sa paupière flanchait à chaque syllabe. Elle s’écroulait sur l’œil, molle, involontaire. Il continuait de chanter, mais à moitié aveugle. Un œil fermé par la honte et l’autre qui insistait. L’entêtement du regard blessé. La honte n’arrive pas de l’extérieur. Elle monte. Elle boursoufle la vue. Elle se glisse entre le monde et soi comme un écran bistre, opaque, figé. Elle ne trouble pas la vue : elle l’arrête. Et quand elle laisse passer un peu de lumière, c’est une lumière malade, caverneuse. Voir par la honte, c’est comme voir à travers un œil d’aiguille : un point, rien de plus. Honte d’être là. Nu, immobile. Pris dans une impudeur si totale qu’elle semble presque tranquille. Et pourtant personne ne voit. Personne ne regarde. L’invisibilité n’apaise rien. Elle épaissit. Elle appuie là où ça brûle. Elle fait mieux que montrer : elle isole. Le regard manque, mais l’essentiel reste. La honte ne dépend pas de l’œil de l’autre. Elle se propage par en dedans, de la peau jusqu’au nerf optique. la honte au centre du paysage n’arrondit pas les angles. Elle tient le milieu comme un pion figé. Autour, les allées blanches dessinent une spirale hésitante, un tourbillon à ras du sol. Le sable crisse sous les pas, sans rythme net. J’avance d’un pas, je recule de trois. Chaque détour me ramène au point d’avant. À la manière d’un patineur sur carton glacé, glissant sans grâce sur un vieux jeu de l’oie. On ne gagne rien, on recommence. Une case vide, une case piégée, une case où l’on attend.|couper{180}

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