Je me souviens de la première fois où j’ai lu Lovecraft. J’ai eu l’impression d’entrer dans une pièce où quelque chose de terrible venait d’arriver. Pas le genre d’horreur avec du sang et des cris, non. Quelque chose de plus discret, de plus insidieux. Comme si la pièce se souvenait d’un événement que nous autres avions délibérément choisi d’oublier. Ce quelque chose, c’était peut-être le sexe. Ou son absence. Ou sa mutation impossible. Bobby Derie, dans son livre Sex and the Cthulhu Mythos, décolle le papier peint de l’univers de Lovecraft et trouve, derrière les dieux visqueux et les cités décomposées, l’ombre de quelque chose d’organique, d’indicible, et de familier.
Lovecraft n’écrit jamais vraiment sur le sexe. Ce serait trop simple. Il le laisse plutôt hanter le récit comme une radiation de fond. On le sent dans la fausseté des choses, dans les suggestions de lignées hybrides et d’unions blasphématoires. Yog-Sothoth ne se contente pas de roder à la frontière : il la féconde. « Yog-Sothoth’s wife is the hellish cloud-like Shub-Niggurath, in whose honour nameless cults hold the rite of the Goat with a Thousand Young... He has begotten hellish hybrids upon the females of various organic species throughout the universes of space-time. » Ce que cela signifie n’est pas entièrement clair, mais cela devrait vous donner des frissons. « L’épouse de Yog-Sothoth est l’infernale Shub-Niggurath... Il a engendré d’atroces hybrides avec les femelles de diverses espèces à travers l’espace-temps. » Imaginez les matrices humaines comme des ports d’accueil pour des entités extradimensionnelles. La chair devient une interface. Une interface défaillante.
Chez Lovecraft, la peur ne réside pas seulement dans l’Étranger, mais dans la contamination par l’Étranger. Dans The Shadow over Innsmouth, l’horreur ne vient pas des créatures marines elles-mêmes, mais de la réalisation que nous sommes déjà mélangés avec elles. Que nous sommes peut-être elles. « ... if they mixed bloods there’d be children as ud look human at fust, but later turn more’n more like the things, till finally they’d take to the water an’ jine the main lot o’ things daown thar. » Il ne s’agit pas d’évolution. Il s’agit d’inversion. Votre humanité est une phase. Votre véritable nature attend, sous la peau, qu’on active la bonne fréquence. « S’ils mélangaient leur sang, il naîtrait des enfants d’apparence humaine, qui peu à peu deviendraient comme eux, jusqu’à rejoindre les profondeurs. » Ce n’est pas la peur de l’Autre. C’est la peur d’avoir toujours été l’Autre.
Dans At the Mountains of Madness, la reproduction ne passe pas par le sexe mais par des spores. C’est froid, efficace, totalement inhumain. C’est le rêve de Lovecraft : un monde sans libido. Sans pulsion. Une société sans Freud. Bruce Lord, cité par Derie, l’exprime ainsi : « Societies that propagate themselves using means other than sexual reproduction... circumvent the pitfalls of degeneration. » La dégénérescence, ici, c’est le désir. La folie du vouloir. Lovecraft voulait de l’ordre. Il voulait des ontologies nettes, des filiations pures. Mais l’univers qu’il a créé ne lui a offert rien de tout cela.
Les auteurs venus après ont saisi le message et l’ont poussé plus loin. Ils ont réécrit le Mythe avec des tentacules et des gémissements, du rouge à lèvres sur des goules et du latex sur les Profonds. C’est devenu bizarre. C’est devenu sexuel. C’est devenu dangereusement proche de ce que Lovecraft ne pouvait écrire, mais ne cessait de concevoir. Le résultat, c’est Cthulhurotica, des parodies rule 34(1). Le Necronomicon n’est plus un grimoire. C’est un objet fétiche. Il vibre quand on le touche.
Le sexe chez Lovecraft est comme un bug dans la simulation. Il n’a rien à faire là, mais il revient toujours. Il laisse des traces : dans les ventres humains, dans les rituels de sectes, dans l’ADN des abominations cosmiques. Lovecraft n’écrivait pas le sexe. Il écrivait le souvenir du sexe. L’angoisse qu’il provoque. L’erreur systémique qui surgit quand la biologie touche l’inconnu.
Et peut-être que c’est cela, au fond, le plus terrifiant. Pas que nous soyons observés par des dieux aliens. Mais que nous les ayons déjà laissés entrer. Par nos corps. Par notre sang. Par nos rêves.
(1) La règle 34 (en anglais : « Rule 34 ») est un mème et une catégorie pornographique ou érotique, suggérant que sur n’importe quel sujet, il existe un équivalent pornographique
**Illustrations** Galen Dara .