Au bord de l’Oise
Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? De l’être plutôt que du néant seulement ? Lorsque je prends conscience de ces questions, je suis au bord de l’Oise et je remarque que quantité de déchets jonchent les berges du fleuve.
J’en suis malade presque aussitôt. Une attaque de la partie reptilienne du ciboulot. D’ailleurs ces attaques sont de plus en plus fréquentes au fur et à mesure que je m’améliore dans l’art de me poser des questions. Comme si j’atteignais une zone protégée, une sorte de zone 51 du cylindre.
Mieux gardée que le palais de Buckingham.
Les gardiens sont invisibles jusqu’au dernier moment, lorsqu’ils surgissent de n’importe où et soulèvent leurs gigantesques queues munies d’un os tranchant comme la lame d’un rasoir.
J’essaie de pêcher dans l’Oise comme je le faisais dans le Cher. En vain. Car bien que les eaux ici soient tout aussi boueuses, leur opacité huileuse, provenant des péniches incessantes qui passent à l’horizon, ne semble pas recouvrir la vie telle que je l’ai autrefois connue.
S’il y a de la vie sous cette surface puante, elle doit appartenir à des monstres hostiles semblables en tous points à ceux qui me barrent l’accès à toutes les mémoires semées par mon moi du futur.
J’ai l’impression d’avoir encore rétréci depuis le déménagement, alors que les repères visuels que l’on marque au crayon sur le chambranle d’une porte paraissent contredire cette impression.
Je ne possède plus que le fantôme d’un souvenir vague, une braise que je tente d’entretenir déjà trop mécaniquement, et qui contient les ruines d’un infini que j’oublie progressivement, que je dois probablement oublier.
On ne parle pas encore de la loi de l’attraction en cette année 1969. Ce n’est pas un phénomène à la mode. Mais j’ai déjà tiré un trait sur celle-ci en ayant exploré en un clin d’œil la plupart de ses biais.
Pourquoi changer d’égo ou d’univers ? Car évidemment cette loi possède un second effet Kiss Cool, comme toute loi.
À chaque fois que j’ai voulu attirer quoi que ce soit en effectuant une demande à l’univers, il a répondu à ma demande. Sauf que la conséquence de cette demande et de cette réponse implique bien autre chose qu’une simple satisfaction, souvent éphémère d’ailleurs.
J’ai été immensément riche, j’ai été immensément heureux, et pauvre et malheureux, à la fois tour à tour et simultanément. C’est-à-dire que tout ce qui ne répond pas au plan imaginé par l’être que je suis pour propulser l’avatar vers sa mission me passe systématiquement sous le nez.
Sinon je ne peux plus maintenir l’illusion. Sinon l’avatar n’est plus le même avatar ou le film n’est plus le même film.
Que puis-je vraiment modifier pour bénéficier à nouveau de la magie qui s’évanouit déjà peu à peu ? Et dans quel but surtout ? Ai-je d’ailleurs un vrai but ?
À neuf ans, j’arrive ainsi avec ma canne à pêche sur les berges du fleuve noir, et c’est la dernière fois de mon enfance que je renouvelle le désir d’attraper des petits poissons dans les vastes profondeurs.
Je comprends soudain que j’ai déjà choisi quelque chose une bonne fois pour toutes et qu’il me faudra traverser l’enfer, rien de moins, pour parvenir à comprendre mon choix. Et que ma seule issue, s’il y en a une possible, ce n’est pas de changer mon univers, mais de me changer moi.
Pour devenir qui ou quoi, je ne le sais pas. Rien n’est là pour me guider a priori. Je viens de me perdre dans l’espace et le temps.
L’entrée au collège est un jour effrayant. La même année où l’homme marche sur la lune, je me retrouve à la queue leu leu devant le grand portail qui s’ouvre soudain sur une incarcération vers laquelle les parents nous poussent gentiment, agacés par nos peurs, notre appréhension qu’ils dissimulent par des mimiques, des phrases consacrées.
-- Ça va aller, tu es un grand, me dit ma mère, en me laissant planté là car elle a mal garé sa 4L.
J’ai l’impression que je vais me liquéfier en passant le portail ; il ne va plus rien rester de moi qu’une tache humide au sol. Alors je récite le Notre Père. C’est la seule chose que je peux faire quand rien ne va plus. Demander la protection de l’amour infini à chaque fois que je suffoque, que je m’éteins comme si j’allais mourir.
J’ai cette présence d’esprit encore aujourd’hui, soixante ans après mon entrée en classe de sixième.
Cette modestie me vient d’ailleurs. Elle est là depuis toujours je crois, bien que parfois je ne l’aie pas nommée ainsi. Il est arrivé tellement de fois où j’ai confondu modestie et ignorance, modestie et bêtise, modestie et naïveté, modestie et orgueil.
Et par chance j’ai bénéficié des meilleurs professeurs dans les matières que je préférais, ce qui me permit de faire des progrès en français et en anglais. Dans les langues surtout, et seulement maintenant que j’y repense.
La professeure de mathématiques s’humecte les lèvres toutes les cinq minutes. Elle me flanque la pétoche, ce qui fait que je n’arrive pas à me concentrer. De plus sa gentillesse est totalement factice, je le sens. Elle est capable d’utiliser soudain des mots désagréables pour qualifier qui nous sommes.
J’ai retenu le mot ignoble par exemple. Est-ce que l’on peut dire un tel mot à des gamins de neuf ans sans une intention fondamentalement mauvaise ?
On se fout d’elle évidemment en l’imitant aussitôt qu’elle se retourne.
I G N O B L E S
On détache bien les lettres pour que l’effet soit maximum.
Elle fait volte-face, et on voit sa langue sortir de sa bouche pour humecter ses lèvres sèches.
Rires et tremblements.
Cette femme fait partie du film au même titre que tous les personnages. Son rôle était sans doute de m’empêcher d’aimer les mathématiques. C’était le script et je l’ai de mon côté exécuté à la lettre.
Il m’arrive parfois de repenser à elle. Notamment des années plus tard après ces événements, j’avais seize ans désormais et je chantais à l’occasion d’une fête en m’accompagnant de ma guitare.
Elles étaient plusieurs parmi les professeurs que j’avais connus, assises devant moi au premier rang. Je les voyais échanger des propos vraisemblablement à mon sujet tout en hochant la tête.
Elle n’était plus la femme serpent, elle s’était adoucie, peut-être avait-elle décidé de devenir humaine elle aussi, à moins que ce ne fût ma propre métamorphose que je projetais sur l’écran de mon propre cinéma.
Enfin le fait est qu’à cet instant je la vis sourire, ses traits étaient apaisés, elle n’avait plus les lèvres sèches, il y avait même un homme près d’elle qui lui tenait la main. Ça m’a donné du cœur au ventre comme on dit, comme si soudain j’avais été libéré d’un sacré poids.
J’ai chanté probablement encore plus juste que jamais à partir de cet instant-là.
J’avais traversé déjà bien des cercles de l’enfer à l’âge de seize ans.
J’avais sacrifié la vie d’un oiseau pour assouvir la soif du serpent, l’amadouer et ainsi, par cette preuve de lâcheté avérée, j’avais su obtenir l’autorisation de pénétrer, le cœur lourd, à l’intérieur de ses lignes.
C’est ainsi que je fus recruté par la guilde comme agent double, comme tant d’autres jeunes gens de ma génération.
On nous rappela alors notre mission.
Je me souviens encore de la voix un peu éraillée de cette femme qui allait devenir à la fois ma sœur, ma compagne, mon amante : Maria. Elle fumait énormément ce que je crus être tout d’abord d’énormes joints de marijuana.
-- Vous êtes l’équipe au sol, mes chéris, il n’y aura pas de renforts, nous n’en avons pas les moyens selon les préceptes intergalactiques de non-ingérence.
C’est à vous de jouer désormais et souvenez-vous de la nécessité de l’infini. C’est en achevant jusqu’à la fin la mission que vous répondrez au mieux à cette nécessité.
Et tous en chœur nous prononçâmes alors le mantra sacré :
« Il n’y a pas d’infini, il n’y a que la nécessité de l’infini que l’on nourrit à la flamme du fini. »
Post-scriptum
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Carnets | avril 2022
notule 10
Dernière mouture de cette toile qui finalement relève plus de l’icône.|couper{180}
Carnets | avril 2022
notule 24
Bientôt une nouvelle guerre avec toute sa panoplie d'inepties, c'est à prévoir comme on prévoit tranquillement les différents ingrédients d'une liste de course. On voit très bien désormais que la seule issue au capitalisme en cas de crise est de semer le désordre, de créer la confusion, pour parvenir à augmenter exponentiellement la peur dans les populations. Ce qui entrainera l'arbitraire des choix envers une cause apparente ou une autre larvée, peu importe. Et au final cette demande de sécurité, d'être rassuré, de s'en remettre à une autorité incontestable. La pantomime jouée par les faibles et les forts. Représenter l'horreur une fois de plus pour que les légendes reprennent du poil de la bête. Celle du héros, comme celui d'un âge d'or passé ou à venir. Avec toute la hiérarchie des couillonades habituelles, dont on peut déjà apercevoir les longs nez. La valeur travail, la valeur sincérité, la valeur solidarité, travail famille patrie. On secoue le pochon du loto et on tire à nouveau avec le hasard comme prétexte. On n'y coupera pas, c'est une nécessité car nous avons encore besoin de la douleur pour apprendre. Encore plus de douleur, pour parvenir à saisir l'inexistence de l'égo. De ce "je" à qui on ne cesse de demander son avis à seul fin de le renforcer. Sondages d'opinion, élections, cartes de fidélité et double voire triple authentification. Et plus cela devient raisonnable plus on obtient le contraire justement. Une irrationnalité qui se banalise, pour ne pas dire une bêtise qui se démocratise. Quand la bêtise devient la raison, la violence n'attend que ce feu vert pour se répandre, jetant à bas les institutions, en créant d'autres, toujours plus absurdes et kafkaïennes. Comme je le disais encore hier, concernant les gens de ma génération, les sexagénaires, nous avons englouti notre pain blanc qu'on l'accepte ou pas. Il en résulte une désagréable impression de satiété mal adressée pour les plus à l'écoute du pouls du monde. Un peu de culpabilité mais pas trop, et souvent une envie de réparer les pots cassés. C'est peut-être mon cas. Encore que cette envie je la trouve tout aussi suspecte que toutes les autres précitées. L'envie de fuir au fond d'une grotte ou au sommet d'une montagne, à priori ne me quitte pas depuis mes tous premiers pas. Comme si justement je savais déjà tout des tenants et des aboutissants de la satiété factice dans laquelle dès les premiers jours on m'a plongé. Les fameuses trente glorieuses ne sont rien d'autre qu'un tampon hygiénique, une sorte de bouchon à un phénomène périodique. Ma chance est d'être né prématurément quelques semaines trop tôt. Sinon je n'y coupais pas, j'allais devenir un petit robot comme les autres sans même m'en rendre compte. Le simple fait d'avoir été relégué dans une couveuse à l'hôpital Saint-Michel, dans le 15 ème arrondissement de Paris, est une chance. Car le déchirement, l'absence, le manque, à peine éjecté de la matrice maternelle m'auront donné le ressort nécessaire étrangement pour m'éveiller. C'est à dire une forme de rage directement reliée à l'amour et à ce constat d'impuissance de pouvoir le trouver normalement en l'Autre. Cette transition des limbes dans les limbes si l'on veut m'aura mis en contact immédiat avec une sensation d'équanimité qui doit venir de bien plus loin que ma naissance. Qui probablement remonte justement à cet indifférencié, ou le mal et le bien n'existent pas plus que l'ombre et la lumière. Où l'absence de séparation finit par créer le fantasme de la séparation comme pour mieux constater sa donnée immuable. Une sorte d'ennui ontologique. Je mentirais si je disais que je me souviens de cette période. Par contre lorsque mon imagination désire s'y alimenter elle n'y découvre aucune joie, et sans doute aucune peine véritable non plus Car pour éprouver ces deux émotions il faut bien évidemment les relier à quelque chose de défini, il faut bien créer une relativité. J'arrive au monde comme tout le monde par une femme, mais je n'ai guère le temps de nouer une relation claire avec elle en tant que mère, que déjà je m'en trouve séparé une seconde fois. N'est-ce pas étonnant d'y penser. Il en résulte en tous les cas un rapport d'étrangeté à la mère, à la femme puis aux autres et au monde finalement. Le fait que j'ai passé des années à suivre le penchant naturel de la plainte, m'y accrochant, parce qu'elle me construisait, ne me sert plus à rien. Je crois que l'échafaudage tout entier s'est effondré en 2003 au mois de février à l'hôpital de Créteil. Ma mère est allongée devant nous, mon père et moi. Elle a les yeux grands ouverts elle est shootée à la morphine, les yeux gris bleu immenses grands ouverts mais elle semble ne pas nous voir, nous distinguer. J'ai passé la main devant ses yeux pour voir si ils suivaient le mouvement, rien. Un regard de nouveau né au moment même de repartir dans l'indistinct. Elle nous a laissé seuls encore une fois j'ai pensé. Du coup j'ai pris les commandes avec un sang-froid comme celui que l'on s étonne de rencontrer sur un champ de bataille, durant un accident de la route, ou dans la panique d' une émeute. Je ne me suis pas laissé envahir par l'émotion, j'ai oublié que c'était ma mère, j'ai juste pensé à l'homme que j'accompagnais et qui était encore mon père à cet instant. Je n'étais plus un fils vraiment mais un compagnon apte à gouverner, à naviguer dans la confusion de ce moment. J'ai dit prends lui la main. Ce qu'il a fait sans broncher. Puis je me suis approché de l'oreille de la mourante et j'ai dit, c'est bon ma petite maman, rien ne te retient plus ici, tu peux y aller. Je n'en reviens toujours pas en y repensant. Cette froideur, cette totale absence d'émotion personnelle, et qui m'a autant effrayé que surpris d'où venait t'elle ? Tout de suite après nous sommes rentrés à la maison familiale à Limeil Brévanne . Nous n'avons pas échangé un seul mot. Et le lendemain matin très tôt l'hôpital a appelé pour dire que maman était décédée. J'éprouve le besoin de dire maman comme pour me rassurer encore. Pour me dire que moi aussi j'ai eu une mère, même si le lien entre nous aura été d'une telle bizarrerie... Je nous dois bien cela. Pourquoi je reviens encore à cela ? Pourquoi partir de ce constat que la guerre est inéluctable pour parvenir à la mort de maman. Tout simplement par ce que sans doute c'est à cette occasion qui nous est offerte, la guerre ou la mort et ce même si nous imaginons les circonstances désagréables, que nous sommes sans doute le plus nous-mêmes véritablement. Sans les oripeaux, les déguisements, les mensonges dont nous nous revêtons dans l'illusion du groupe, de la famille de la patrie ou je ne sais quelle autre illusion , nécessaire pour nous distinguer au sein de la confusion générale. En fait comme à peu près à chaque fois que j'écris je me laisse déborder par les mots qui s'inscrivent. Cette fois comme le petit Poucet j'ai pris soin d'inscrire quelques mots clefs dans la case "étiquettes" de l'éditeur que j'utilise pour rédiger ces billets. J'avais écrit "avoir un but", "supporter la douleur" et "croire en un but". J'avais pensé à la question, à la torture je crois en démarrant ce texte. Je m'étais posé la question de savoir si mon but en tant qu'être humain me permettrait de résister à toutes les douleurs qu'un bourreau pourrait m'affliger pour obtenir je ne sais quelle information. Ce qui m'a amené à considérer cette idée de but. Puis partant, en remontant encore en amont du but ce qui pouvait sans faille le créer. Je ne trouve que la foi comme source ou comme raison et cause. Donc pour résumer et pour résister à la torture , il faut croire qu'un but existe même si on ne sait pas lequel car nous ne savons pas qui nous sommes sans cette foi. Peut-être que pour résister à la douleur il faut croire qu'il existe un but, et qu'à force d'y croire il finira par exister vraiment. Peu importe si on y laisse sa peau sous la main du bourreau. Et là comme vous me voyez je peux très bien être Harrison Ford avec tout son attirail d'aventurier le précipice est devant moi, j'avance une jambe, je ferme les yeux et j'avance. Bien sur c'est très américain, cinématographique, risible à première vue. Joe Biden sans doute aussi a coiffé un drôle de chapeau mou alors que le monde entier est face au précipice. Avance t'il aussi sa jambe pour voir si quelque chose de solide supporte le poids de sa foi , de son idéal américain, de sa croyance dans le pognon, dans la démocratie à l'américaine ? Et s'il s'agissait seulement d'un pari encore, d'une simple bévue, une erreur nécessaire juste avant de projeter le monde dans un cataclysme ? Comme ma grand-mère le disait à juste raison il ne faut pas tenter le diable surtout si on a la certitude qu'il n'existe pas. Bientôt la fin de l'ère du poisson, on ne pourra plus filer entre deux eaux. Je ne pourrais plus non plus achever mes textes en queue de poisson ni peindre avec une queue de morue. Quant à l'ère du Verseau elle promet effectivement d'être plutôt glaciale du point de vue des gens qui vivent aujourd'hui. L'émotion ne sera plus nécessaire, les sentiments non plus mais ce sera probablement à ce prix que l'âge d'or reviendra. Etrange âge d'or, incompréhensible encore à l'aube d'une nouvelle fin du monde.|couper{180}
Carnets | avril 2022
notule 9
Si je dis je de façon inconsidérée c’est un blasphème. Si je est un personnage crée par soi c’est différent. Mais c’est dangereux. Le danger de confondre moi et soi. Le blasphème serait de dire je au présent sans rien créer. Je crée mais ce n’est jamais l’ego qui crée. De même pour les maladies On ne devrait pas dire j’ai mal Mais plutôt j’ai eut mal jusqu’à présent Et c’est déjà du passé. Ça a l’air con comme ça si on n’est pas dedans. Mais si on y est c’est magnifique ! Cela dit voilà l’exemple typique d’un tableau bousillé suite à une erreur d’aiguillage entre je et soi.|couper{180}
