Dernier jour de l’exposition Garouste

illustration Le Banquet de Gérard Garouste.

En empruntant l’escalator le corps retrouve naturellement une position oubliée. Le dépôt du pied droit sur la marche supérieure et la recherche d’un barycentre dans la foulée. Comme si le temps n’avait pas passé. que je sois encore ce jeune homme empruntant le même escalator plus de trente cinq ans après. La petite joie sauvage de s’en rendre compte en préambule à la claque formidable qui m’attend au 6eme étage du Centre Georges Pompidou. Mon épouse avait pris soin de réserver nos places pour le dernier jour de l’exposition du peintre Gérard GAROUSTE Et comme je suis dans la lune, je ne m’en souviens plus du tout je pensais aller voir Oscar KOKOSHKA, ou, à la rigueur Alice NEEL. C’est dire à quel point tout emploi du temps, tout projet m’échappe. Et comme je me sens plus à l’aise dans la confusion des temps, comme j’ai fini par m’y habituer surtout.

Et donc la surprise de me retrouver à l’entrée de cette exposition. Je connais bien sûr le travail de Garouste pour l’avoir vu surtout en photographie ou imprimé dans de beaux livres, mais là me retrouver sur le seuil et effectuer le constat du monumental, immédiatement me flanque une claque visuelle pas volée. J’aurais regretté de ne pas y être allé c’est certain.

Que dire de cette émotion ressentie avec le tout premier dessin au fusain sans évoquer ce tressaillement des tripes quand l’œil part à la découverte du chemin du trait. Un trait qui mêle la violence et le doux, un trait de sage ou de fou, difficile de séparer les deux, de faire un choix, difficile de faire pencher la balance, le fléau c’est le doute. Et ce sera ainsi durant toute l’exposition, une progression avec ce doute qui finit par être un bon compagnon. Car par principe je suis méfiant vis à vis de tout artiste élevé au pinacle par l’institution. Autrefois on aurait dit l’académie. Mais j’ai lâché mon principe derechef face à cette générosité de la peinture de Garouste - c’est ce qui me vient tout de suite dès les premiers tableaux, sa série théâtrale sur le classique et l’indien Des huiles flamboyantes d’où surgit ce blanc presque aveuglant marquant l’opposition complexe avec les fonds bruns- complexe parce qu’entre les deux extrêmes s’interposent comme médiatrices les couleurs. médiatrices entre folie et sagesse, doute et certitude, duplicité ou complicité de ces couleurs qui rejaillit sur les extrêmes en les transformant en autre chose que des extrêmes justement.

En commençant à écrire ces lignes j’éprouve la sensation d’être attiré par un gouffre. Une sorte de piège qui m’obligerait à vouloir tout dire dans le détail de ce que j’ai éprouvé en pénétrant de salle en salle. L’œuvre est immense. Il me faudrait des pages et des pages. Ce qui ne convient pas dans l’usage de ce carnet. Mais peut-être que noter cette sensation de claque formidable me renvoie surtout à l’une de ces trempes mémorables que m’infligeait mon père. Et surtout cette étrange sensation qui surgit généralement tout de suite après, un apaisement infini. Ce qui est intéressant de constater en lisant la biographie de l’homme c’est qu’il avait un père similaire au mien. Et que cette œuvre qu’il a produite participe de la même violence qu’on lui aura infligée. Cependant il en aura fait une chose merveilleuse ou monstrueuse simultanément. Et dans laquelle je ne peux que me reconnaître absolument. Une gratitude qui surgit tout à coup devant l’immense tryptique du Banquet C’est le mot rétribution qui me vient aussitôt à l’esprit au beau milieu de ma sidération. Quelqu’un l’a fait et peu importe que ce ne soit pas moi me dis-je à ce moment précis et grande libération grand apaisement dans l’instant, comme un dénouement.

Pour continuer

Carnets | janvier 2023

18 janvier 2023-4

Un homme qui monte doit descendre à un moment ou à un autre. Et ce, quel que soit le moyen qu'il choisira d'emprunter : ascenseur, escalier, ballon de Montgolfier, fusée. La loi de la pesanteur oblige. Il ne convient pas d'en être à chaque fois surpris ou étonné, ni de s'en plaindre, pas plus que de s'en réjouir. Ensuite, quand on le sait, ce que l'on en fait... Tu l'as toujours su puisque tu as vécu à la campagne. Tu as vu des hommes monter sur des charrettes de foin et d'autres tomber de haut quand ils s'apercevaient qu'ils étaient cocus ou bourrés comme des coings. Dès l'enfance, tu t'es trouvé confronté à la loi. Tous ces rêves de vol que tu effectuais de nuit alternent encore dans ta mémoire avec les raclées magistrales qui te jetaient à terre. Une longue répétition servant d'apprentissage comme de vérification de tes premières intuitions. Parfois quand tu y penses, tu pleures, d'autres fois tu ris. Les souvenirs, comme les émotions, subissent aussi la loi de la pesanteur, il ne faut pas croire.|couper{180}

Carnets | janvier 2023

17 janvier 2023-3

À l'église quand tu y allais, tu ne parlais pas. Tu chantais quand il fallait chanter. Mais en pension à Saint-Stanislas, et bien que tu chantasses la plupart du temps assez correctement, tu te mis alors à chanter faux. Tu voulais déranger quelque chose. Et cela, tu t'en souviens, n'était pas pour te faire remarquer, c'était plus profond que ça. Viscéral. À la cérémonie funèbre de ta mère, quelques minutes avant l'incinération, on t'a proposé de parler, de dire quelques mots, mais il n'y avait que ton épouse, ton père et ton frère, plus les employés des pompes funèbres. Tu as décidé que c'était grotesque juste à l'instant d'essayer d'ouvrir la bouche quand tu fus monté sur la petite estrade face au microphone. Tu as regardé l'assemblée puis tu as baissé la tête, tu as capitulé, vaincu par le ridicule. Une des seules fois dans ta vie où tu n'auras pas osé y plonger tout entier. Sur ta chaîne YouTube, tu as beaucoup parlé mais avec le recul tu n'as jamais pris le temps de réécouter ce que tu as dit. Sans doute parce que toute parole est liée à un instant et qu'une fois l'instant passé, cette parole devient morte, qu'il n'y a plus de raison valable de s'y intéresser. Comme si cette parole dans le fond n'avait fait que te traverser, qu'elle ne t'appartenait pas. Par contre, tu aimes écouter les vidéos de François Bon, tu les réécoutes avec plaisir. Et surtout tu y découvres au fur et à mesure des informations que tu n'avais, semble-t-il, pas entendues à la première écoute. Il y a ainsi des émissions que tu écoutes en boucle et d'autres, réalisées par d'autres créateurs de contenu, dont les bras t'en tombent dès les premières minutes. Est-ce que commenter, c'est parler ? Peut-être. Tu ne parviens plus à commenter dans certains lieux et dans d'autres oui. L'interruption des commentaires a commencé quand tu as fait une recherche sur ton nom sur ce moteur de recherche. Le nombre de commentaires qui te sont apparus idiots, inutiles t'a aussitôt sauté aux yeux. Rédiger un commentaire t'oblige presque aussitôt à affronter le ridicule puis à le vaincre ou à te laisser à l'à-quoi-bon. Quand tu te dis "ça ne changera pas la face du monde, qui es-tu donc pour t'autoriser ainsi à commenter, à apparaître ?" Le fait que ça puisse encourager l'autre, tu t'en dispenses désormais car d'une certaine façon c'était aussi une image trouble, cette pensée d'encourager l'autre dans une réflexivité ; d'ailleurs les réseaux sociaux fonctionnent sur cette réflexivité la plupart du temps. Le fait qu'elle te gêne jusqu'à l'insupportable est corrélé à tes états de fatigue, d'humeur, ou de lucidité. De la chimie. Tu préfères alors te taire devant cette réalité chimique quand tu ne peux faire autrement que de la voir comme un nez au milieu d'une figure. Parler, c'est faire signe avant tout. Mais pourquoi faire signe ? On en revient toujours à la question. Faire signe, désigner, dessiner non pour obtenir quelque chose ni pour dire "tu as vu, je te fais signe, je te signifie quelque chose." La fatigue de tout ça, due au poids de l'âge imagines-tu parfois, mais surtout au sentiment de ta propre insignifiance. Il y a des jours où l'insignifiance est ce refuge préférable à tout autre. Tu es capable de rester silencieux envers certaines personnes durant un laps de temps considérable. Tu n'as pas vu tes parents pendant 10 ans autrefois. Aucune parole échangée en 10 ans avec M. et aussi avec D. Cependant, la conversation reprend exactement là où elle s'est arrêtée dans le temps comme si pour toi il n'y avait pas de temps. L'expression "être de parole", tenir sa promesse, tu peux la comprendre bien sûr. Mais de quelle parole s'agit-il dans ce cas ? La question reste en suspens. Se fier à sa propre parole, d'expérience, te semble toujours suspect, tout comme se fier à n'importe quelle parole. La parole c'est du vent la plupart du temps et donc c'est l'esprit. Qui serait assez cinglé pour confondre l'esprit et soi-même ? L'indomptable esprit comme disent les bouddhistes. Non, il faut s'asseoir, l'observer agir, parler, ne pas vouloir l'enfermer dans une clôture, c'est ainsi que l'on s'en libère au mieux. Ce qui reste ensuite, on l'ignore. Un silence éloquent.|couper{180}

Auteurs littéraires

Carnets | janvier 2023

17 janvier 2023-2

Ainsi, pour que l'illusion soit complète, qu'elle se referme sur elle-même comme un cercle, il serait nécessaire de désigner deux points distincts mentalement, disons A et B, deux points choisis parmi une infinité. Tu le fais chaque jour, plusieurs fois par jour, la plupart du temps en prenant un crayon. Tu traces une ligne pour dessiner, mais depuis quel point de départ, quelle origine ? Tu peux dire n'importe quel point de départ fera bien l'affaire. Mais c'est botter en touche. Ce n'est pas cette origine-là qui importe mais celle qui t'a conduit, au travers de milliers et de milliers de possibles, à cet instant présent, à t'asseoir, à prendre ce crayon et à tracer cette ligne. Que matérialise pour toi véritablement une telle ligne qui s'élance d'un point à un autre, qui avec toi se déplace dans l'espace et le temps sur le lieu de la feuille ? Et si tu te mettais à y songer vraiment, si tu imaginais que cette ligne contient tout ce que tu as vécu depuis ta propre origine jusqu'à présent, est-ce que ça changerait quelque chose à l'action de dessiner ? Probable, voire certain, que c'est justement à ce genre de connerie qu'il ne faut pas penser pour dessiner. Donc quand tu te déplaces, tu sais peut-être d'où tu pars mais la plupart du temps tu te fiches de l'arrivée. Ou tu ne veux pas y penser pour pouvoir ainsi continuer à dessiner. Tu te déplaces sur la feuille de papier comme dans ta vie. Tu sais qu'il n'y a en fin de compte qu'une seule arrivée réelle et qu'il ne sert à rien de t'y intéresser de trop près, de peur d'être tétanisé par la peur ou par l'espoir - la joie ? La confiance ? - et au final de te retrouver dans une impossibilité de faire quoi que ce soit. D'une certaine façon, tu pourrais te ranger dans le mouvement de l'art pauvre, celui qui s'intéresse plus spécifiquement à l'origine des matériaux, à une origine tout court pour lutter contre l'obsession des buts qui ne sont que des ersatz. Sauf que toi, tu veux peindre des tableaux, tu es anachronique et tu te bouches les oreilles quand on te parle de Marcel Duchamp. Il faut aussi se foutre de Marcel Duchamp comme de Dieu.|couper{180}

réflexions sur l’art